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La révolution russe a commencé dans la troisième semaine de février 1917. Ses causes immédiates résidaient dans les conditions créées par le carnage impérialiste de la première guerre mondiale. Le mouvement ouvrier russe avait été décimé par la défaite de la révolution de 1905-1906. Mais dans les années qui précédèrent la déclaration de guerre, il commençait à relever la tête. En juillet 1914, un mouvement de grèves massif éclata à Saint-Pétersbourg. Des barricades furent dressées dans les rues. Mais la déclaration de guerre mit brusquement fin à la montée révolutionnaire, la submergeant sous la vague de patriotisme qui a détruit l’Internationale Socialiste.

Une fois de plus, les militants bolcheviks furent condamnés à l’isolement, à l’impuissance et la répression tsariste. Lénine dut partir en exil. En janvier 1917, dans un article commémorant le douzième anniversaire de la révolution de 1905, Lénine dessina la perspective d’une nouvelle révolution en Russie – tout en précisant que la génération actuelle de révolutionnaires ne la verrait sans doute pas. Or six semaines plus tard, la révolution russe éclatait.

A la situation désespérante dans les villes et les campagnes, saignées par les conséquences économiques et sociales de la guerre, s’ajoutait l’esprit de révolte qui se répandait parmi les soldats. Pour la Russie, les premières semaines de la guerre furent aussi celles des premières défaites. Au printemps 1915, déjà, la retraite devenait générale. La défaite, au milieu de tant de morts et de souffrances, se traduisait ici et là par des mutineries.

Grève générale dans la capitale

A la veille de la journée internationale de la femme, le 23 février du calendrier grégorien, pas une seule organisation ouvrière n’appelle à la grève générale, malgré un contexte de débrayages sporadiques, de lock-out et de mécontentement généralisé dans la capitale. Le comité local des bolcheviks estime que le parti est trop faible pour assumer une telle responsabilité. Il craint un bain de sang, les travailleurs ayant trop peu de contacts avec les soldats. Mais de nombreuses ouvrières font grève, insensibles aux consignes de prudence. « Du pain ! A bas l’autocratie ! A bas la guerre ! » Elles passent d’une usine à l’autre. Rejoint par les hommes, le mouvement gagne en ampleur. Le nombre de grévistes monte à 90 000. Il y a des rassemblements, des manifestations, des confrontations avec la police – mais pas de morts. La journée s’achève dans l’enthousiasme. La grève est une franche réussite. Mais personne, à commencer par les grévistes eux-mêmes, n’imagine alors ce que recèle cette journée. Nul ne se doute que, dans quelques jours, la dynastie des Romanov sera consignée à la poublelle de l’histoire.

Le lendemain, 24 février, les grévistes sont 200 000, soit près la moitié de la classe ouvrière de la capitale. Dans le tourbillon des ces journées, l’instinct révolutionnaire des masses entre en jeu. Elles recherchent la faille chez l’adversaire. Les premiers échanges amicaux entre soldats et manifestants encouragent ces derniers. « Les Cosaques promettent de ne pas tirer ! » Ils ne tirent pas, en effet. La police, détestée, reçoit des tuiles, des pierres et des morceaux de glace. Le 25 février, avec 240 000 grévistes, le sang coule pour la première fois. Et la grève se transforme en insurrection.

L’ouvrier Kayurov a raconté comment, sous l’œil des cosaques, des manifestants ont été dispersés sous les fouets de la police. Les ouvriers ôtent alors leurs képis et les serrent humblement, au niveau de la taille, en s’approchant des cosaques : « Frères, Cosaques ! Aidez les travailleurs, leurs revendications sont justes et pacifiques. » Dans son magnifique récit de ces journées [ 1], Trotsky écrit : « Ce geste délibérément humble – les képis dans les mains – quelle justesse de calcul psychologique ! Geste inimitable ! » Les cosaques se regardent, se comprennent, et se lancent contre la police. Les « cinq jours » qui ont fait tomber la dynastie des Romanov sont remplis d’innombrables épisodes de ce genre.

Au matin du 26, la ville est entre les mains de la classe ouvrière. La garnison passe du côté des travailleurs insurgés. Dans une révolution, le ralliement des soldats ne se produit que lorsqu’ils sont convaincus qu’ils n’ont pas affaire à une rébellion sans lendemain, et qu’ils n’auront pas à subir les conséquences – généralement mortelles – de leur révolte contre leurs propres officiers.

La révolution de février a vu la réémergence des Soviets, créés pour la première fois pendant la révolution de 1905 et appelés à devenir les organes de la lutte de la masse des ouvriers, des soldats et des paysans au cours de la révolution. Ce sont les Soviets qui détiennent le pouvoir à l’issue de la grève insurrectionnelle de février 1917. Ayant complètement perdu le contrôle de la capitale, la classe dirigeante n’a d’autre choix que de sacrifier le Tsar – avec l’intention de le ramener au pouvoir, plus tard. Il abdique le 2 mars. La révolution de février a été accomplie par la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg, avec le soutien de la masse des exploités et des opprimés du pays. Le Tsar ne pouvait s’appuyer sur aucune force conséquente pour défendre son régime.

Qui a dirigé cette révolution ? Certainement pas la bourgeoisie, qui y voyait une menace mortelle. Ce ne sont pas, non plus, les démocrates petit-bourgeois et autres figures de l’opposition modérée. Ils n’ont joué aucun rôle dans les événements. Quant au Parti Bolchevik, après avoir été condamné à une existence clandestine dans la période précédente, il fut totalement surpris par le déclenchement de la révolution, qu’il n’a pas et ne pouvait pas diriger. Pour autant, ce mouvement n’était pas entièrement spontané. La révolution de février fut dirigée par les éléments les plus militants, les plus conscients et les plus courageux de la classe ouvrière de la capitale, dont de très nombreux bolcheviks, mais sans que le Parti Bolchevik, comme organisation, y joue un rôle déterminant.

Double pouvoir

Cet acte d’ouverture de la révolution que furent les journées de février a créé une situation de « double pouvoir ». Il y avait d’un côté, sous la forme des Soviets, le pouvoir des organisations de masse de la classe ouvrière, des paysans et de ces « paysans en uniforme » qu’étaient la grande majorité des soldats. De l’autre, il y avait le pouvoir du gouvernement provisoire, formé à partir d’un « Comité provisoire pour la loi et le maintien de l’ordre », et qui était composé de représentants éminents du monde des banquiers, des capitalistes et de l’aristocratie tsariste. Le Prince Lvov occupait le poste de premier ministre.

Le fait que ce regroupement de réactionnaires ai pu s’attribuer le titre de gouvernement, au lendemain de l’insurrection révolutionnaire, constitue le paradoxe de la révolution de février, dont l’explication réside dans le caractère de la direction des Soviets, qui étaient dominés, dans cette première phase de la révolution, par les représentants des sociaux-démocrates modérés (les mencheviks), du parti oppositionnel des paysans (les sociaux-révolutionnaires) et par divers intellectuels radicaux. Ce sont ces éléments, partant de l’idée que la classe ouvrière ne pouvait pas et ne devait pas prétendre diriger la société, qui ont transféré aux représentants de l’ordre ancien le pouvoir que leur conféraient les Soviets et les masses armées.

L’expérience des mois suivants allait exposer, aux yeux de la masse de la population, la faillite du gouvernement provisoire et de ses alliés « conciliateurs » à la tête des Soviets.


1] Voir le chapitre intitulé « Les cinq journées », dans l’Histoire de la révolution russe, de Trotsky.

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