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A l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous lui consacrons un article dans chaque numéro de ce journal, en suivant la chronologie. Le précédent article portait sur les journées de juin et de juillet, point culminant de la répression massive du mouvement révolutionnaire par le gouvernement provisoire.

Rappelons que la révolution de Février, qui renversa le régime tsariste, déboucha sur une situation de « double pouvoir » : d’un côté, le « gouvernement provisoire » représentant la bourgeoisie ; de l’autre, les soviets reposant sur les ouvriers et les soldats. La contradiction centrale de cette situation résidait dans le fait que le gouvernement provisoire était soutenu par les dirigeants réformistes des soviets, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR), qui à partir d’avril entrèrent dans le gouvernement provisoire lui-même.

En juillet, les masses de Petrograd, lasses des reniements et des atermoiements du gouvernement provisoire, tentèrent de forcer les dirigeants réformistes à prendre tout le pouvoir. Des manifestations armées éclatèrent. Conscients du caractère prématuré de ce soulèvement, les bolcheviks s’efforcèrent de le protéger en l’organisant et en limitant son ampleur. Dans la foulée de ces « journées de juillet », le gouvernement de coalition déclencha une féroce répression contre le parti bolchevik.


Contrairement à ce qu’affirmaient les dirigeants réformistes, le régime du gouvernement provisoire ne pouvait pas durer ni déboucher sur une démocratie bourgeoise « saine ». Dénué de réelle base sociale, puisqu’il n’appliquait pas le programme de la révolution de février (« le pain, la terre, la paix »), il ne survivait que parce qu’il était couvert sur sa gauche par les « conciliateurs » des soviets : mencheviks et SR. La vague de répression de juillet avait fait provisoirement reculer le mouvement révolutionnaire ; elle avait aussi rendu confiance à la bourgeoisie et à la réaction, qui en appelaient ouvertement à un coup de force contre la révolution et trouvèrent un candidat au poste de liquidateur des soviets : le général Kornilov.

Le dernier espoir de la réaction

Après s’être fait remarquer en ayant rétabli la peine de mort sur le front qu’il commandait, Kornilov avait été nommé commandant en chef des armées russes après la répression de juillet, première étape vers la liquidation de la révolution. Même Kerensky espérait assurer son pouvoir personnel en utilisant l’armée pour écraser les soviets et couper ainsi les ponts avec la révolution de février. Il s’était engagé dans la préparation d’un complot avec Kornilov. Mais il s’agissait d’un jeu de dupes : le général comptait bien liquider le gouvernement provisoire et Kerensky en même temps que les soviets – et se hisser lui-même au pouvoir.

La crise éclata fin août, lorsque Kornilov mobilisa un certain nombre de divisions et de groupes d’officiers et tenta de les lancer contre Petrograd, les soviets et le gouvernement. Pendant que le gouvernement était paralysé par la trahison du général et que les conciliateurs tergiversaient, les bolcheviks se placèrent en première ligne de défense contre le putsch et organisèrent l’armement des travailleurs, sans pour autant soutenir le gouvernement de Kerensky. A la recherche de tous les soutiens disponibles, les dirigeants réformistes consentirent à la libération des dirigeants bolcheviks emprisonnés, qui restaient néanmoins accusés de trahison. Exploitant chaque occasion d'avancer, les bolcheviks se saisirent de la proposition des réformistes de créer un organe chargé de contrôler la garnison de Petrograd au nom du soviet, ce qui revenait à retirer au gouvernement provisoire le commandement des troupes de la ville. Cette structure, le Comité militaire révolutionnaire, devait jouer un rôle central dans la préparation et la réalisation de l’insurrection d’Octobre.

Partout dans leur marche sur la capitale, les troupes putschistes se retrouvèrent confrontées à des nuées d’agitateurs les soumettant à une intense propagande. Face à la mobilisation de la population de Petrograd, le putsch se disloqua sans combat. Même les troupes d’élite et les groupes d’officiers se révélèrent incapables de combattre, faute de conviction ou d’espoir de succès. La réaction se replia finalement en désordre, abandonnant Kerensky à son sort.

Les leçons du putsch de Kornilov

Pour qu’un parti révolutionnaire mène une révolution à la victoire, il ne lui suffit pas de proposer un bon programme et d’attendre que la majorité de la classe vienne à lui. Il lui faut savoir développer une orientation tactique adaptée aux circonstances et aux événements, qui peuvent évoluer très vite dans une période révolutionnaire. De ce point de vue, la tactique adoptée par le parti bolchevik lors de la tentative de putsch de Kornilov représente une expérience très importante, riche en leçons valables pour un grand nombre de situations.

Au début des années 30, par exemple, alors que le parti nazi se rapprochait du pouvoir en Allemagne, sa tâche était facilitée par la politique sectaire du Parti Communiste allemand (PCA), qui désignait comme ennemi principal le parti social-démocrate (réformiste) et le qualifiait de « social-fasciste ». Cette tactique du PCA empêchait tout rapprochement avec les ouvriers et militants socialistes – et déboucha même sur des luttes communes des nazis et des communistes contre les sociaux-démocrates. En 1931, dans un texte destiné aux militants communistes allemands, Trotsky s’appuyait sur l’expérience de la lutte contre Kornilov pour démontrer l’inanité de la politique du PCA :

« Quelle fut alors l’attitude des bolcheviks ? Ils avaient aussi le droit de dire : pour vaincre la bande à Kornilov, il faut vaincre la bande à Kérensky. Ils le dirent plus d’une fois, car c’était correct et nécessaire pour la propagande future. Mais c’était absolument insuffisant pour résister à Kornilov le 26 août et les jours qui suivirent, et l’empêcher d’égorger le prolétariat de Pétrograd. C’est pourquoi les bolcheviks ne se contentèrent pas de lancer un appel général aux ouvriers et aux soldats : Rompez avec les conciliateurs, et soutenez le front unique rouge des bolcheviks !” Non, les bolcheviks proposèrent aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks un front unique de combat, et créèrent avec eux des organisations communes pour la lutte. »

Au lieu de suivre ces conseils de Trotsky, la direction stalinienne du PCA – comme celle de l’Internationale communiste – s’acharna à refuser tout front unique avec les sociaux-démocrates. Elle alla jusqu’à affirmer que l’avènement d’Hitler faciliterait une victoire ultérieure des communistes en éliminant les sociaux-démocrates. Cette tactique sectaire et absurde mena à une défaite sans combat face aux hitlériens, qui une fois au pouvoir ne se contentèrent pas de liquider la démocratie bourgeoise ; ils détruisirent tout le mouvement ouvrier organisé, PCA compris.

Ces leçons sont aussi applicables à la situation actuelle au Venezuela. Après des années de stagnation du mouvement révolutionnaire et de politiques attentistes du gouvernement Maduro, l’opposition de droite est repassée à l’offensive. Ses militants multiplient les manifestations violentes, réclament le départ de Maduro et assassinent des militants bolivariens (et de simples citoyens). Dans ce contexte, les militants révolutionnaires doivent participer activement à la lutte des masses bolivariennes contre la droite réactionnaire, mais sans renoncer pour autant à critiquer la politique actuelle du gouvernement, laquelle ne peut que mener à la défaite de la révolution.

En 1917, c’est cette politique de « front unique » avec les réformistes qui a permis au parti bolchevik de montrer qu’il était le défenseur le plus conséquent de la révolution et, ainsi, de se placer à partir de septembre à la tête des masses de toute la Russie, alors qu’il n’était jusque-là majoritaire que dans les soviets de quelques grandes villes et zones industrielles. Le parti de Lénine put ainsi se préparer à sa nouvelle tâche : la conquête du pouvoir, qu’il devait arracher des mains d’un gouvernement provisoire extrêmement affaibli – et qui semblait ne plus attendre que son fossoyeur.

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