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La révolution russe de 1917 fut l’un des plus grands événements de l’histoire de l’humanité. Elle a commencé, le 8 mars [1], par des manifestations de travailleuses dans les usines de Petrograd, qui ont fait grève pour marquer la Journée internationale des femmes et protester contre les privations et souffrances imposées par la guerre impérialiste. En l’espace de cinq jours, la dynastie des Romanovs était renversée. Huit mois plus tard, les organisations démocratiques créées par les ouvriers, les soldats et les paysans au cours de leur lutte – les Soviets – prenaient le pouvoir.

Ces événements, d’une portée historique colossale, ont véritablement « ébranlé le monde », pour reprendre le titre du célèbre récit du journaliste américain John Reed. Pour la première fois de l’histoire – mis à part l’épisode glorieux de la Commune de 1871, qui était limité à la ville de Paris et n’a duré que dix semaines – la classe ouvrière s’emparait du pouvoir d’Etat.

A la tête du mouvement de masse le plus politiquement conscient de toute l’histoire, les révolutionnaires russes considéraient leur victoire comme l’acte d’ouverture d’une révolution mondiale, destinée à débarrasser la terre entière de l’exploitation, de l’oppression, de la guerre et de toutes les formes de la misère humaine. Ils ne voyaient aucune possibilité de construire une société socialiste sans une extension internationale de la révolution.

L’expérience de la révolution russe est très riche en enseignements pour tous ceux qui, de nos jours, partagent les aspirations qui étaient au cœur de cette révolution, et qui veulent servir la cause des travailleurs et de toutes les victimes du capitalisme. L’horreur de cette aberration historique que l’on appelle le « stalinisme », qui a précipité des centaines de milliers de révolutionnaires dans les camps et devant les pelotons d’exécution, n’enlève rien à la grandeur de la révolution russe elle-même, pas plus que la dictature de Napoléon et la restauration de 1814 ne ternissent la grande révolution française. La dégénérescence de la révolution, à partir du milieu des années 1920, était le prix à payer pour l’isolement de la révolution dans un seul pays, lequel était de surcroît économiquement et culturellement arriéré, et ravagé par les conséquences de la guerre mondiale, de la contre-révolution tsariste et de l’intervention militaire de plus d’une vingtaine de puissances étrangères.

Industrialisation sur fond de sous-développement

De nos jours, il n’est pas rare de rencontrer des socialistes, et même des communistes, qui diffusent des arguments savamment « socio-culturels » pour expliquer qu’une révolution est tout simplement impossible. Des individus de ce genre ne manquaient pas, en Russie pré-révolutionnaire, et il faut reconnaître qu’à première vue, les habitants de cette vaste « prison des peuples » qu’était la Russie tsariste, confrontés au bâton du policier et au sabre du cosaque, en proie à toutes les persécutions officielles, écrasés par le poids de l’ignorance, des croyances religieuses et d’un analphabétisme massif, semblaient condamnés à languir encore longtemps dans les ténèbres du despotisme autocratique. La classe ouvrière industrielle, qui dirigea les révolutions de 1905 et de 1917, ne représentait pas plus de 8% de la population active. La paysannerie formait 85% de la population – cette même paysannerie qui, dans les écrits de Gogol, de Dostoïevski et de Tolstoï, mais aussi dans l’opinion publique de l’époque, se caractérisait par son fatalisme et sa soumission. Et cependant, dans le dos des préjugés de ce genre, qui étaient communément admis dans le monde « conscient », de puissantes forces historiques et « inconscientes » étaient à l’œuvre.

La caractéristique principale du développement économique et social de la Russie était sa lenteur. La « féodalité » tsariste ressemblait à celle qui prédominait en Europe, mais sous une forme considérablement appauvrie. Ne s’y trouvaient ni les monuments et prouesses architecturales du féodalisme européen, ni la cristallisation de formes sociales aussi achevées que celles qui existaient à l’Ouest. La Russie était en retard. Mais la « chance » des pays retardataires, pour ainsi dire, c’est qu’ils peuvent prendre des raccourcis historiques, leur évitant de reproduire, dans l’ordre et sur la même durée, les étapes historiques par lesquelles devaient passer les pays précurseurs. En important les tout derniers accomplissements des pays les plus avancés, en les greffant sur le substrat féodal existant, le pays retardataire présente une combinaison économique et sociale particulière, intégrant dans l’organisme social des étapes de développement distinctes et qui sont « normalement » séparées les unes des autres par des siècles. Par exemple, grâce à sa colonisation, la masse continentale qui allait devenir les Etats-Unis d’Amérique a fait l’économie de quinze siècles d’évolution sociale et économique « classique ».

L’émergence de la classe ouvrière

A la veille de la révolution française, la France économiquement stagnante, où prédominaient les relations sociales féodales, coexistait avec une autre France, celle des grandes villes portuaires et des centres de commerce tels que Bordeaux, Nantes, Lyon et Paris. Cette disparité existait en Russie, mais n’était pas la conséquence d’un développement interne, à l’instar de la France. Elle découlait avant tout de l’introduction, de l’extérieur, des techniques de production modernes, capitalistes. La disparité entre l’ancien et le nouveau n’en était que plus flagrante.

Le capitalisme russe proprement dit était faible. Arrivée tardivement sur l’arène du capitalisme mondial, la bourgeoisie russe était dominée par le capital étranger. Par le biais d’investissements britanniques, allemands, français et américains, la production industrielle de masse, dans les centres urbains, côtoyait les formes sociales féodales et semi-féodales de la campagne. En 1914, les entreprises de plus de 1000 ouvriers employaient 41% de l’ensemble des travailleurs de Russie, contre seulement 18% aux Etats-Unis.

Au développement rapide de l’appareil industriel correspondait celui de la classe ouvrière. En plus d’être très concentré, le prolétariat russe était frais, jeune, recruté pour l’essentiel parmi les couches les plus pauvres de la paysannerie et plongé dans le vacarme et l’exploitation brutale des grandes usines. Dans ces conditions, les ouvriers étaient réceptifs aux idées révolutionnaires. Ils étaient libres de l’influence paralysante du « gradualisme » réformiste et des organisations bureaucratisées qui pèsent ordinairement sur la conscience et l’action des travailleurs dans les pays dits « démocratiques ». D’emblée, les travailleurs se trouvaient en opposition frontale avec la bourgeoisie nationale russe. Dans leur esprit – et dans les faits –, elle se plaçait dans le même camp que les grands propriétaires terriens, l’aristocratie, la cour du Tsar et les capitalistes étrangers. Toutes les composantes de ce bloc réactionnaire craignaient la classe ouvrière, craignaient les pauvres, et dépendaient consciemment de la persécution autocratique pour maintenir l’ordre établi.

1905 : « répétition générale » de la révolution de 1917

L’indépendance et l’hostilité de la classe ouvrière russe vis-à-vis de la bourgeoisie – y compris son élément « démocrate constitutionnel » – étaient déjà évidentes dans la révolution de 1905, qui s’est produite dans le contexte de la guerre russo-japonaise. Dès le départ, les travailleurs ont créé leurs propres organisations, sous la forme des Soviets. La révolution de 1905 a sérieusement ébranlé le régime tsariste. Mais les forces sociales qu’elle a soulevées entraient en action pour la première fois. La paysannerie ne s’est mobilisée que partiellement, et le régime a survécu. Néanmoins, avec le recul, on s’aperçoit que 1905 était une « répétition générale ». Les Soviets, qui sont apparus sur la scène de l’histoire pour la première fois, allaient réapparaître dès le premier jour de la révolution de 1917.


[1Le 23 février selon l’ancien calendrier russe.

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