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Remarques sur le livre L'ère du peuple


Plusieurs dirigeants de la France insoumise se réclament d'un « populisme de gauche ». C'est le cas, par exemple, d'Alexis Corbière, député de Montreuil. De son côté, Jean-Luc Mélenchon n'utilise pas cette formule, à notre connaissance, mais a sur la question du peuple et de son rôle un certain nombre d'idées assez centrales, dans sa pensée politique. Il en parle notamment dans L'ère du peuple, publié en 2014 et désormais disponible en poche. Que dire, d'un point de vue marxiste, des développements théoriques qu'il contient sur le peuple ?

Résumons d'abord l'une des thèses centrales du livre. Au terme d'une analyse de l'évolution récente des rapports sociaux, Mélenchon désigne le peuple comme « l'acteur politique de notre temps », un « acteur nouveau » et qui « prend la place qu'occupait hier la "classe ouvrière révolutionnaire" », c'est-à-dire le salariat. Non pas, précise-t-il, que « le salariat ait déserté la scène, ni que son rôle ait cessé ». Mais il s'est « redéployé en même temps que tout le reste de la société ». Il ne forme plus qu'une composante – parmi d'autres – du peuple, lequel devient l'entité sociale et politique déterminante, pertinente, dans la lutte contre l'oligarchie capitaliste (qui, elle, est extérieure et hostile au peuple).

Même si Mélenchon souligne que le salariat constitue la composante la plus nombreuse du peuple, il lui dénie tout rôle dirigeant dans la lutte contre l'ordre établi. Le salariat et les classes moyennes, avec leurs situations et leurs points de vue de classe particuliers, sont subsumés dans « le peuple ». Les concentrations urbaines, avec leurs vastes réseaux et leurs problématiques spécifiques (transports, logements, services publics, pollution), sont le lieu privilégié d'une sorte de dépassement des classes dans le peuple. Les points de vue de classe particuliers fusionnent alors en un seul et même « intérêt général humain », auquel correspondrait une « nouvelle » conscience politique. Dès lors, cette « conscience humaine nouvelle » prime sur la conscience de classe, voire la remplace.

Le rôle du salariat

« Tout cela bouscule bien des certitudes doctrinales », écrit Mélenchon. C'est clair ! Cependant, nous ne voudrions pas renoncer trop légèrement à nos « certitudes ». Bon nombre des remarques de Mélenchon sont pertinentes, notamment sur certaines formes d'aliénations récentes. Mais sa construction théorique globale ne tient pas debout, à notre avis. Elle prétend dépasser les « vieilles » thèses marxistes, mais elle passe à côté des idées fondamentales du marxisme concernant le rôle historique du salariat. Si Marx a caractérisé le salariat comme la « classe révolutionnaire » par excellence, sous le capitalisme, c'est en vertu de la position qu'il occupe dans les rapports de production capitalistes, position qui lui donne un pouvoir potentiel énorme. Mélenchon n'en dit mot – et n'en tire donc aucune conséquence. 

L'évolution des rapports sociaux, depuis l'époque de Marx, a-t-elle aboli ou affaibli cette position privilégiée du salariat ? Au contraire, cette évolution l'a renforcée, comme Marx l'avait d'ailleurs anticipé. Pas une roue ne tourne et pas une lumière ne brille sans l'aimable permission des travailleurs. Ils assument l'essentiel des fonctions productives et administratives de la société.

La conscience de classe

Il y a plus : du fait de son statut de classe sans propriété, d'une part, et de la discipline collective qu'impose le travail dans l'entreprise, d'autre part, le salariat est naturellement « collectiviste », c'est-à-dire « socialiste » au sens marxiste du terme. Bien sûr, il s'agit d'une tendance, qui est contrecarrée par la concurrence entre travailleurs et par l'idéologie dominante (bourgeoise). Mais cette tendance collectiviste finit toujours, tôt ou tard, par l'emporter, notamment sous l'impact de la crise du capitalisme et des luttes qu'elle engendre. Le rôle des marxistes est précisément d'élever sans cesse le niveau de conscience du salariat, de l'orienter vers la conquête du pouvoir et la transformation socialiste de la société.

Bien sûr, les sociaux-démocrates à la François Hollande font tout le contraire : ils s'efforcent de subordonner la classe ouvrière au pouvoir de la classe dirigeante. Mélenchon, au moins, conteste le pouvoir économique et politique de la bourgeoisie. A cet égard, L'ère du peuple est d'ailleurs une condamnation efficace, chiffrée et documentée, du système capitaliste. Reste que la théorie développée dans ce livre marque un recul par rapport au marxisme, car elle tend à noyer le rôle spécifique et décisif de la classe ouvrière dans l'action du « peuple ». [1]

L'Egypte et la Tunisie

Un exemple concret permettra de l'illustrer. Mélenchon souligne le rôle de l'occupation des places dans la chute des dictatures tunisienne et égyptienne, en 2011. Il voit dans cette occupation des places une expression typique du peuple comme « acteur politique nouveau », puisque s'y rassemblaient non seulement des travailleurs, mais aussi des retraités, des étudiants, des intellectuels, des commerçants, des chômeurs...

Cependant, ce qui a précipité la chute de Ben Ali et de Moubarak, dans les deux cas, ce fut la mobilisation indépendante des travailleurs sous la forme de grèves générales. Sans ces grèves générales, les deux dictatures auraient tenu bon, sans doute. Inversement, si les révolutions tunisiennes et égyptiennes ont ensuite reflué, si la contre-révolution a repris l'initiative, c'est parce que les classes ouvrières de ces pays n'ont pas pris le pouvoir, faute d'un parti révolutionnaire.

Les classes moyennes

Nous ne disons pas que le salariat peut prendre le pouvoir tout seul. Il devra entraîner dans son mouvement les autres couches exploitées et opprimées de la population. Or ce rôle dirigeant du salariat, dans les luttes du « peuple », est démontré par toute l'histoire du capitalisme.

Les classes moyennes (petits propriétaires, artisans, professions libérales, etc.) n'ont pas de point de vue politique indépendant des deux grandes classes fondamentales : le salariat et la bourgeoisie. Politiquement, les couches supérieures des classes moyennes ont tendance à pencher vers la bourgeoisie ; les couches inférieures, qui sont les plus nombreuses, ont tendance à pencher vers le salariat. Mais selon les périodes, leurs oscillations politiques peuvent aller très loin vers la droite ou vers la gauche. Lorsque le salariat passe résolument à l'offensive, la masse des classes moyennes se rallie à sa cause. Exemple : Mai 68. A l'inverse, lorsque le salariat est paralysé (en général par ses dirigeants) et que la bourgeoisie est à l'offensive, cette dernière peut parvenir à rallier le gros des classes moyennes. Par exemple, c'est ce que s'efforce de faire la bourgeoisie vénézuélienne, en ce moment, non sans succès.

Pour justifier la modération de leur programme, les réformistes de gauche soulignent parfois qu'« il ne faut pas effrayer les classes moyennes » avec un programme trop radical. Or l'analyse marxiste des rapports entre salariat et classes moyennes aboutit à la conclusion inverse : pour gagner la masse des classes moyennes, il faut défendre un programme révolutionnaire, qui s'attaque à la grande propriété capitaliste – tout en garantissant aux petits propriétaires des conditions plus favorables (crédits, marchés, etc.). Mais pour cela, il faut d'abord tenir compte de la dynamique réelle, historiquement attestée, des rapports entre les différentes classes du peuple.


Note [1] : Mélenchon avance l'idée que la courbe exponentielle de la démographie mondiale est un élément qualitativement nouveau, qui nécessiterait donc des modifications importantes dans le domaine théorique. Certes, l'accélération de la croissance démographique a des implications majeures, notamment sur le plan environnemental. Mais nous ne voyons pas en quoi elle implique une préséance du « peuple » sur les classes sociales, dans l'analyse comme dans le programme.

D'un point de vue théorique général, la croissance démographique des dernières décennies confirme l'analyse marxiste : cette courbe est une conséquence de l'énorme croissance des forces productives depuis la Deuxième Guerre mondiale. En outre, la croissance démographique s'est réalisée à travers un renforcement considérable du poids numérique et social du salariat, précisément. De même, le développement des grandes villes modernes, dont Mélenchon fait un élément central de ses thèses, n'est pas une nouveauté. Marx lui-même n'a eu de cesse de souligner l'étroite corrélation entre les développements du capitalisme, de la classe ouvrière, des villes et de la population. Bref, loin d'appeler de nouveaux paradigmes théoriques et programmatiques, ce que Mélenchon relève à propos de la démographie et de l'urbanisation ne fait que renforcer les idées et le programme du marxisme, à notre avis.

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