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Mélenchon Toulouse août 2015

Ces dernières années, les grands événements qui ont secoué la Grèce – depuis l’ascension de Syriza jusqu’à la capitulation de Tsipras, en juillet dernier – ont eu un impact important sur la conscience de millions de jeunes et de travailleurs du monde entier. L’attitude implacable de la troïka à l’égard du gouvernement de Syriza a éclairé d’une vive lumière la réalité de la « démocratie européenne ». Les beaux discours sur la « solidarité entre les peuples » ont laissé place au chantage le plus brutal, dans le but de pousser Tsipras et le parlement grec à adopter un nouveau Mémorandum.

En France, les dirigeants du Front de Gauche ont été pris de court par ces événements. Ils n’avaient pas anticipé la possibilité que Tsipras renonce aussi rapidement et complètement à son programme électoral. Et pour cause : le caractère réformiste du programme de Syriza trouvait son équivalent dans le réformisme des dirigeants du PCF et du Parti de Gauche (PG). Ces derniers ne mettaient pas en doute la stratégie de Tsipras : ils n’en avaient pas d'autres à proposer.

De même, depuis cet été, la crise interne de Syriza a trouvé un équivalent au sein du Front de Gauche. La direction du PCF semble incapable de tirer la moindre conclusion politique nouvelle de ce qui s’est passé en Grèce. Elle soutient Tsipras jusqu’à l’absurde, alors que sa politique d’austérité condamne le premier ministre grec à une chute rapide dans l’opinion des masses appauvries. Par contre, la direction du PG a politiquement rompu avec Tsipras – et s’est rapprochée d’Unité Populaire, la scission de gauche (anti-Mémorandum) de Syriza.

La crise grecque a eu un profond impact sur les débats internes de toute la « gauche radicale ». On assiste en particulier à une montée en puissance du « souverainisme de gauche ». Ce courant lui-même n’est pas homogène : il est polarisé entre une gauche et une droite. Son aile la plus droitière ne se distingue pas du souverainisme bourgeois, comme l’a démontré le récent plongeon de Jacques Sapir vers le FN. Bien plus à gauche, Jean-Luc Mélenchon en est la figure la plus connue. Citons également Frédéric Lordon, un universitaire dont les écrits et interventions ont un succès croissant. Les « souverainismes » de Lordon et Mélenchon ne coïncident pas exactement ; d’ailleurs, ce dernier parle plutôt de « nouvel indépendantisme ». Mais en lien avec l’expérience grecque, ils sont d’accord sur deux idées : 1) L’actuelle domination allemande de l’UE est un problème qu’il s’agit d’affronter ; 2) L’actuelle politique monétaire de la zone euro est un problème qu’il s’agit d’affronter – y compris, si nécessaire, en faisant éclater la zone euro.

Bien sûr, ces deux idées sont étroitement liées. Elles découlent de l’expérience vivante de la crise grecque. Entre janvier et juillet derniers, la domination de l’UE par la classe dirigeante allemande est apparue d’une façon très claire. Et le gouvernement allemand a montré qu’il avait la capacité de provoquer, du jour au lendemain, l’asphyxie financière de la Grèce, la privant de liquidités. La politique monétaire de la zone euro est apparue comme l’instrument principal du chantage visant le gouvernement grec – sous la direction inflexible de l’Allemagne.

Les succès du « souverainisme de gauche » découlent de cette expérience. Mais est-ce qu’il constitue pour autant une alternative viable au réformisme de gauche « classique » – c’est-à-dire au réformisme que la direction du PCF continue de défendre et qui vise une impossible « réorientation sociale » de l’UE et de la politique monétaire de la zone euro ?

La domination de l’Allemagne

Les « souverainistes de gauche » se donnent comme objectif de rompre avec la politique monétaire – et plus généralement, la politique économique – que l’Allemagne « impose », selon eux, aux autres pays de la zone euro. Dans le JDD du 23 août dernier, Mélenchon évoquait son « nouvel indépendantisme français » et expliquait : « S’il faut choisir entre l’euro et la souveraineté nationale, je choisis la souveraineté nationale. » De son côté, Lordon affirme que « l’Allemagne a imposé ses obsessions monétaires à tous les autres » et que « la sortie de l’euro » est désormais une « condition nécessaire » de la souveraineté nationale. Ainsi, la politique monétaire de la zone euro menacerait – voire étoufferait, déjà – la souveraineté nationale de la France.

Il est vrai que la bourgeoisie allemande (comme d’ailleurs la bourgeoisie française) n’a que faire de la souveraineté nationale des autres pays européens. En témoigne la Grèce, dont les institutions gouvernementales sont truffées de hauts fonctionnaires de la troïka, qui y exercent un droit de véto. Cependant, ce constat n’épuise pas la question.

Quels sont les véritables rapports entre la France et l’Allemagne ? Depuis la réunification de celle-ci, en 1991, l’impérialisme allemand n’a cessé de progresser au détriment de l’impérialisme français. Le rapport de force issu de la Deuxième Guerre mondiale a fini par s’inverser. Du point de vue des capacités productives et de la compétitivité sur le marché mondial, l’Allemagne distance désormais nettement la France, deuxième puissance de la zone euro. L’écart n’a cessé de croitre et les dynamiques de se renforcer. En septembre 2013, Les Échos publiaient les chiffres suivants : entre 1995 et 2012, l’investissement productif dans l’industrie allemande a globalement augmenté de 40 %, contre à peine 5 % pour la France. Sur la même période, la profitabilité des exportations françaises a reculé de 15 %, contre l’exact opposé en Allemagne (+15 %).

Il ne faut pas chercher ailleurs les bases de la domination de l’Allemagne au sein de l’UE. La domination économique détermine toujours une domination politique et monétaire. Est-ce que, pour autant, la France y a perdu ou risque d’y perdre sa « souveraineté » ? La question elle-même est trop abstraite. Rappelons qu’en France une classe – celle des grands capitalistes – décide de tout, exerce sa « souveraineté » économique et politique contre la masse de la population. La bonne question est donc : face à la domination croissante de l’UE par l’Allemagne, pourquoi la classe dirigeante française n’a-t-elle pas rompu avec la zone euro ? Pourquoi accepte-t-elle la domination allemande de l’UE ? Elle n’y est pas contrainte par la force !

Dans son livre sur l’Allemagne, Le hareng de Bismarck, Mélenchon répond à cette question de la façon suivante : la plupart des dirigeants politiques français ont été « empoisonnés » et « hypnotisés » par la doctrine économique et politique des dirigeants allemands. C’est tout sauf une réponse sérieuse, scientifique. Ce qui est déterminant, ici, ce n’est pas le caractère des dirigeants français, aussi pitoyable soit-il. Il y a des causes beaucoup plus profondes à cette situation.

La France et l’UE

La classe dirigeante française considère, non sans raison, qu’elle a beaucoup plus à perdre qu’à gagner d’une dislocation de l’UE – et il va de soi qu’une sortie de la France de la zone euro ferait éclater l’UE. Malgré l’ascension de l’Allemagne et, désormais, sa domination croissante, les grandes multinationales françaises ont énormément profité – et profitent toujours – du « marché commun » et des avantages de la monnaie unique. Une dislocation de l’UE, avec ses guerres douanières et monétaires, ferait entrer le capitalisme français dans une zone d’extrême incertitude. Et pas seulement le capitalisme français. Il est probable que cela provoquerait une récession mondiale sévère. C’est pourquoi la bourgeoisie française – soutenue en cela par la bourgeoisie mondiale – s’accroche désespérément à l’UE. Soit dit en passant, les partis « souverainistes » bourgeois français se livrent, sur cette question, à de la pure démagogie. Si des dirigeants du FN entraient dans un gouvernement, ils jetteraient par-dessus bord leurs appels à « rompre avec l’UE » et se rallieraient, sur cette question, aux intérêts bien compris des multinationales françaises.

Est-ce que, pour autant, la classe dirigeante française accepte passivement son déclin sur le marché mondial ? Non. Elle lutte. Elle lutte contre notre classe, contre la jeunesse et les travailleurs. Elle veut détruire toutes nos conquêtes sociales, une par une, pour défendre ses marges de profits et accroître la compétitivité de ses entreprises. Et contrairement à ce qu’affirme Mélenchon dans Le hareng de Bismarck, la classe dirigeante française n’a pas besoin, pour cela, des conseils ou de l’exemple des dirigeants allemands. Elle n’a pas besoin d’être « empoisonnée » par eux, car cette politique de contre-réformes répond avant tout aux intérêts des grands capitalistes français.

En France comme en Allemagne, la source des problèmes des travailleurs, c’est le capitalisme en crise et l’offensive réactionnaire des classes dirigeantes. La compétition à laquelle se livrent les grands capitalistes français et allemands ne les empêchent pas d’être absolument d’accord sur un point : c’est aux pauvres, aux chômeurs, aux travailleurs et aux retraités de payer la crise ! C’est sur ce conflit de classe que le Front de Gauche doit insister – et non sur la défense de la « souveraineté nationale », laquelle est un mot creux pour les millions de travailleurs qui, comme ceux d’Air France, subissent les attaques des capitalistes français. Un mot creux – ou, pire, une diversion nationaliste, objectivement, c’est-à-dire indépendamment des intentions des « souverainistes de gauche ». Or comme on sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

L’impasse du réformisme

Justement : quels sont les intentions et les objectifs fondamentaux des « souverainistes de gauche » ? Ils le disent très clairement : ils veulent en finir avec les politiques d’austérité, d’une part, et d’autre part avec la mauvaise farce de la « démocratie européenne ». Nous partageons ces objectifs, bien sûr. Mais nous ne sommes pas d’accord sur les moyens d’y parvenir.

Mélenchon et Lordon ne disent pas exactement la même chose. Mais ici, il suffit de souligner que tous deux se focalisent sur le système monétaire. Ils en font un levier central de la « souveraineté » qu’ils appellent de leurs vœux. Et c’est à condition de recouvrer cette souveraineté monétaire que, selon eux, un gouvernement de gauche pourra mener des réformes progressistes sur la base d’une authentique démocratie populaire. Par exemple, dans l’Appel pour un plan B en Europe que Mélenchon a signé et publié sur son blog, le 11 septembre dernier, on peut lire : « Si l’euro ne peut pas être démocratisé, s’ils [les dirigeants européens] persistent à l’utiliser pour étrangler les peuples, nous nous lèverons, nous les regarderons dans les yeux et nous leur dirons : Essayez un peu, pour voir ! Vos menaces ne nous effraient pas. Nous trouverons un moyen d’assurer aux Européens un système monétaire qui fonctionne avec eux, et non à leurs dépens”. » Cela signifierait l’explosion de la zone euro. Or qu’est-ce que les signataires de cet appel proposent de mettre à la place ? Ils expliquent : « Beaucoup d’idées sont déjà sur la table : l’introduction de systèmes parallèles de paiement, les monnaies parallèles, la numérisation des transactions en euros pour contourner le manque de liquidités, les systèmes d’échange complémentaires autour d’une communauté, la sortie de l’euro et la transformation de l’euro en monnaie commune. »

Cela fait « beaucoup d’idées », en effet, et beaucoup d’idées bien vagues ! Inutile d’engager une critique de chacune. Elles reposent toutes sur le même fétichisme du système monétaire. Elles sont suspendues en l’air. Car le caractère progressiste ou réactionnaire d’un système monétaire donné dépend du système économique et social auquel il est organiquement lié. Ce n’est pas la monnaie unique en elle-même qui joue un rôle réactionnaire en Europe ; c’est le pouvoir des grandes multinationales dont le système monétaire européen sert les intérêts. Le problème fondamental est en amont du système monétaire : il réside dans la propriété et le contrôle des grands moyens de production – banques, industries, distribution, transports, etc. – par une petite minorité de capitalistes uniquement intéressés par l’extraction d’un maximum de profits. Dès lors, de deux choses l’une : soit on exproprie ces grands capitalistes et, sur cette base, on refonde un système monétaire qui servira une planification socialiste et démocratique de la production ; soit on laisse les grands moyens de production entre les mains des capitalistes, auquel cas ils auront la possibilité de saboter les réformes sociales qu’un gouvernement de gauche tenterait d’engager – quel que soit le système monétaire en vigueur.

Si le Front de Gauche arrive au pouvoir, en France, Mélenchon pourra bien se lever, regarder dans les yeux les bourgeoisies européennes et hausser le ton. Elles feront de même – à commencer par la classe dirigeante française, qui utilisera son contrôle de l’appareil productif pour miner toute tentative de mettre en place des réformes progressistes. Elle organisera une fuite des capitaux, une grève des investissements et le sabotage général de l’économie. N’a-t-on pas vu cela de nombreuses fois, dans l’histoire ? Le premier gouvernement de Mitterrand, en 1981-83, s’est heurté à ce qu’il a lui-même appelé le « mur de l’argent ». Refusant de contre-attaquer et de nationaliser l’ensemble des grands moyens de production, Mitterrand a fini par capituler et engager le « tournant de la rigueur ». Or à l’époque il n’y avait ni l’euro, ni la domination allemande.

A la différence de Pierre Laurent, Mélenchon et Lordon prennent acte de l’échec en Grèce. C’est un bon point de départ. Mais le programme du « souverainisme de gauche » n’est pas moins réformiste et, partant, irréaliste, que celui des dirigeants du PCF. Ils ont la même carence : ne pas remettre en cause le fondement du pouvoir économique des capitalistes. Mélenchon rappelle régulièrement que sa « révolution citoyenne » n’est pas une « révolution socialiste ». Lordon abonde dans son sens. Il spécule sur d’innombrables scénarios pour la zone euro, propose même un « Plan C » (déjà !), mais ne pose jamais la question : quelle classe doit diriger la société ? Au passage, cela prive de tout contenu l’idée de « souveraineté populaire », sur laquelle Mélenchon et Lordon insistent beaucoup. Car tant qu’une petite minorité d’exploiteurs contrôlera l’économie au détriment de l’écrasante majorité du peuple, la « souveraineté populaire » ne sera qu’un rêve pieux. La souveraineté populaire – ou, selon l’expression marxiste, la démocratie ouvrière – ne sera effective que lorsque le peuple travailleur aura pris fermement le contrôle de l’économie, de l’État et de la société dans son ensemble.

Internationalisme

Les marxistes ne sont pas des utopistes. Contrairement à ce que raconte une vieille et ridicule légende stalinienne au sujet du « trotskysme », nous ne pensons pas que la révolution socialiste éclatera simultanément dans tous les pays. Il est inévitable qu’elle éclate et l’emporte d’abord dans un pays. Son isolement provisoire imposera des limites très concrètes à la politique économique et sociale du gouvernement révolutionnaire. Par exemple, si Alexis Tsipras s’était appuyé sur le référendum du 5 juillet pour nationaliser les banques et les grandes entreprises, il est clair qu’il aurait bénéficié de l’appui massif et enthousiaste de la grande majorité du peuple grec. Mais son gouvernement aurait alors subi les foudres des bourgeoisies européennes. La Grèce aurait certainement été expulsée de l’UE et, de facto, soumise à un embargo. Les travailleurs grecs n’auraient pas eu d’autre issue qu’un développement de la révolution socialiste sur le reste du continent européen. Une nouvelle monnaie, même sous un gouvernement ouvrier, ne ferait pas de miracles ! L’internationalisme ouvrier n’a donc rien de la « posture abstraite » que Lordon critique régulièrement (sans qu’on sache trop à qui cela s’adresse). C’est une implacable nécessité objective et matérielle.

Combien de temps une révolution socialiste, en Europe, restera-t-elle limitée aux frontières d’un seul pays ? Il est impossible de le prévoir avec précision, car de nombreux facteurs interviendront dans cette lutte entre des forces vivantes – et notamment ce que les marxistes appellent le facteur subjectif : le parti et la direction révolutionnaires. Mais on peut prévoir avec certitude que le renversement du capitalisme dans un pays d’Europe, quel qu’il soit, aurait un énorme impact politique sur tout le continent – et au-delà. Une vague révolutionnaire ne tarderait pas à balayer l’Europe. Cela accélérerait la polarisation politique. La question serait posée à toutes les forces de gauche : « pour ou contre la révolution grecque (ou espagnole, etc.) ? », de même qu’Octobre 1917 avait posé la question : « pour ou contre la révolution russe ? ». Et il n’est pas décisif, au fond, que ce soit la Grèce, l’Espagne ou un autre pays qui commence. La puissance économique relative des différents pays d’Europe n’entre pas en ligne de compte dans nos perspectives générales, car les conséquences politiques du renversement du capitalisme dans un seul pays, quel qu’il soit, seront très indépendantes de son PIB. Aussi, les raisonnements sur la différence entre la « petite » Grèce et la « puissante » France n’ont pas grand intérêt. Ils aboutissent en général à la conclusion fausse et réactionnaire que la Grèce est trop faible pour le socialisme – et la France assez puissante pour s’en passer.

Il n’y aura pas de solution aux problèmes des masses grecques (et françaises, espagnoles, allemandes, etc.) sur la base du capitalisme, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone euro. C’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés avant la crise. Cependant, cette conclusion est loin d’être partagée par les dirigeants actuels de la « gauche radicale ». La faillite du réformisme, en Grèce, a renforcé l’émergence d’un autre type de réformisme, qui paraît plus radical : le souverainisme de gauche. Mais ce n’est qu’une étape dans la crise générale du réformisme. Et elle sera suivie d’une autre étape, marquée par une remise en cause plus profonde et plus conséquente du système capitaliste. Les idées du marxisme reviendront au cœur des débats et du programme du mouvement ouvrier. C’est une condition de sa victoire.

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