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Ce document a été adopté par les délégués du congrès national de Révolution, qui s'est tenu à Paris les 8, 9 et 10 mai 2015.


La France est entrée dans une période de très grande instabilité économique, sociale et politique. En dernière analyse, cette instabilité exprime la révolte des forces productives contre les rapports de production capitalistes. Après avoir massivement développé les moyens de production, le capitalisme s’est transformé en un monstrueux obstacle sur la voie de leur croissance, et par conséquent du progrès social. Non seulement le pays n’avance plus, mais il recule. Toutes les formes de misère connaissent un développement quantitatif et qualitatif : il y a de plus en plus de pauvres – et les pauvres le sont de plus en plus. Quant aux travailleurs, chômeurs et retraités que la statistique officielle ne classe pas encore parmi les « pauvres », ils subissent un recul rapide et constant de leurs conditions de vie.

Le déclin du niveau de vie de la grande majorité de la population avait commencé avant la crise mondiale de 2008, mais celle-ci a marqué une accélération brutale. Or la contradiction entre le système capitaliste et les intérêts matériels de l’écrasante majorité de la population constitue une prémisse fondamentale de la révolution socialiste. Une deuxième prémisse, qui est mûre depuis longtemps, c’est le développement de la technologie et des forces productives. Dans le cadre d’une planification socialiste et démocratique de la production, les merveilles de la science et de la technologie modernes permettraient d’élever rapidement le niveau de vie des masses.

Autant ces deux grandes prémisses objectives de la révolution socialiste sont réunies, autant le renversement du capitalisme ne peut être que l’œuvre consciente de la classe ouvrière, qui pour cela doit disposer d’un parti révolutionnaire déterminé à accomplir cette tâche historique et doté d’un programme et d’une stratégie scientifiquement élaborés. L’absence d’un tel parti, en France comme ailleurs, est un élément important de nos perspectives ; s’il existait, la révolution socialiste serait possible à relativement court terme.

Inversement, l’absence d’un parti révolutionnaire de masse signifie que la lutte des classes passera par toute une série d’étapes marquées par de grandes offensives, de grandes victoires, auxquelles succéderont des défaites et des phases de reflux, voire de réaction. Ces dernières, cependant, ne seront que le prélude à de nouvelles offensives révolutionnaires. L’impasse du capitalisme obligera la classe ouvrière à reprendre sans cesse le chemin de la lutte. Ce faisant, elle tirera les leçons du passé. La sphère politique et syndicale connaîtra toutes sortes de bouleversements, des scissions, des fusions – et même, comme on le voit en Grèce et Espagne, la marginalisation de vieilles organisations et l’émergence de nouvelles. Notre mission historique est d’intervenir dans ce processus – qui se développera sur plusieurs années, voire plusieurs décennies – de façon à construire les forces du marxisme qui permettront à notre classe de remporter la victoire définitive.

A chaque étape de notre travail, nous avons besoin d’élaborer des perspectives, c’est-à-dire une analyse scientifique des processus fondamentaux à l’œuvre dans la société, ainsi que de leur évolution probable. Conformément à notre méthode dialectique, les perspectives doivent permettre de distinguer, dans la masse des événements, ce qui est essentiel de ce qui est secondaire, accidentel, de façon à cerner les contradictions dynamiques du processus, ses tendances fondamentales. Faute d’une telle boussole, nous serions constamment désorientés par les soubresauts des événements.

Par définition, les perspectives ne sont qu’une hypothèse de travail. Lorsqu’elles sont réfutées par le cours réel de l’histoire, elles doivent être corrigées. Trotsky écrivait : « L’art de la direction révolutionnaire est avant tout l’art d’une exacte orientation politique. […] Un des grands points de l’orientation est de déterminer l’état d’esprit des masses, de préciser leur degré d’activité et de préparation au combat. Or cet état d’esprit ne se forme pas comme par enchantement ; il est soumis aux lois spéciales de la psychologie des masses, lois qui jouent conformément aux circonstances sociales objectives du moment. […]

« Pour bien saisir la dynamique de ce processus, il faut avant tout déterminer dans quel sens et sous l’influence de quelles causes évolue l’état d’esprit de la classe ouvrière. C’est en combinant les données objectives et subjectives que l’on peut arriver plus ou moins à déterminer l’évolution du mouvement, établir un ensemble de prévisions étayé scientifiquement et sans lequel toute lutte révolutionnaire serait un non-sens.

« Mais en politique la prévision doit être considérée non comme un schéma rigoureux mais comme une hypothèse de l’évolution du mouvement ouvrier. En aiguillant la lutte sur l’une ou l’autre voie, il est indispensable de suivre attentivement et pas à pas l’évolution des conditions objectives et subjectives du mouvement de manière à apporter, dans la tactique même, les correctifs qui s’imposeront au fur et à mesure. Bien que jamais le déroulement de la lutte ne coïncide parfaitement avec le jalonnement préétabli, cela ne peut nous dispenser de recourir à la prévision politique. L’essentiel sera de ne pas se fier aveuglément à des schémas tout faits, mais de surveiller constamment la marche du processus historique en se conformant à tous ses enseignements. » (L. Trotsky, La « troisième période » d’erreurs de l’Internationale Communiste. 1930.)

La crise mondiale

La crise qui a éclaté en 2008 marque un tournant majeur dans l’histoire du capitalisme. Depuis la fin des années 70, le système a connu plusieurs crises sérieuses, notamment en 1987 (krach boursier), en 1997 (Asie du Sud-Est) et en 2000-2001 (éclatement de la « bulle internet »). Cependant, elles furent chaque fois de courte durée. Même si la croissance des pays capitalistes avancés était nettement plus faible que lors des « 30 glorieuses », les dirigeants bourgeois et les réformistes du mouvement ouvrier pouvaient louer la viabilité du capitalisme, qui semblait assurer un développement continu de l’économie.

En réalité, la récession mondiale de 1974 marquait le début d’une longue phase d’agonie du système. Plusieurs facteurs lui ont permis de maintenir une certaine croissance et de limiter l’impact des crises conjoncturelles. L’intégration de la Chine et des pays de l’ex-URSS dans le marché mondial a apporté une bouffée d’oxygène au système. Cela ouvrait de nouvelles sources de profits et stimulait le commerce mondial, qui avait été l’un des facteurs décisifs de la longue phase de croissance d’après-guerre. Par ailleurs, les limites du capitalisme ont été repoussées au moyen d’une injection sans précédent de crédits à tous les niveaux de l’économie. Les taux d’intérêt des Banques Centrales ont été baissés à des niveaux proches de zéro. La croissance avait un caractère largement artificiel ; elle reposait sur une montagne de dettes et de capitaux fictifs. Les contradictions continuaient de s’accumuler. Les mesures visant à retarder la crise en aggravaient le potentiel explosif.

Aujourd’hui, plus de six ans après la faillite de Lehman Brothers, l’économie mondiale est toujours embourbée dans la crise. Nous n’avons pas simplement affaire à une phase du cycle croissance-récession, mais à une crise organique du capitalisme, qui n’est plus capable de développer les forces productives comme par le passé. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de phases de croissance. Le cycle croissance-récession ne disparaîtra pas tant que le capitalisme ne sera pas renversé. Mais le caractère de ce cycle, son rythme et son amplitude, n’est pas du tout le même dans la période de décadence du capitalisme qu’à l’époque de son expansion initiale.

Des économistes bourgeois commencent à reconnaître le sérieux de la situation : ils parlent de « stagnation séculaire ». Le système a très largement dépassé ses limites, qui désormais s’affirment et empêchent une reprise durable de s’engager. Un seul chiffre suffit à l’illustrer : depuis 2007, le cumul des dettes publiques et privées dans le monde est passé de 269 % à 286 % du PIB mondial, soit 199 000 milliards de dollars [1]. C’est sans précédent – et c’est insoutenable. Le recours massif au crédit, qui a repoussé les limites du marché, pendant des décennies, s’est dialectiquement transformé en son contraire, c’est-à-dire en un énorme fardeau tirant l’économie vers le bas. L’injection de milliards d’euros dans l’économie, au lendemain de la crise de 2008, a permis d’éviter un effondrement à court terme, mais pas de relancer l’économie. Cela n’a fait que préparer une nouvelle crise encore plus profonde.

Nos dernières Perspectives mondiales développent dans le détail la situation de l’économie mondiale. Depuis la rédaction de ce document, il y a un peu plus d’un an, les événements ont validé son pronostic fondamental. L’année 2014 avait été annoncée par les économistes bourgeois comme celle de la reprise. Il n’en a rien été. Parmi les moteurs traditionnels de la croissance mondiale, seuls les Etats-Unis ont connu des taux de croissance élevés aux deuxième et troisième trimestres 2014. Mais la croissance a de nouveau ralenti au quatrième. L’investissement productif – facteur décisif de toute reprise durable – y est toujours en berne. A quoi bon investir, dans un contexte de surproduction massive ? Au lieu d’acheter de nouvelles machines et d’ouvrir de nouvelles usines, les capitalistes réalisent d’énormes profits dans des placements spéculatifs et en intensifiant l’exploitation des travailleurs. La baisse du chômage repose largement sur une illusion statistique. A 62,8 %, le « taux de participation », c’est-à-dire la proportion d’Américains qui ont un travail ou qui en cherchent effectivement un, reste à son plus bas niveau depuis les années 70. Il était de 66 % avant la crise de 2008. Autrement dit, beaucoup de travailleurs américains ont renoncé à chercher un travail. Selon un sondage récent du Wall Street journal, 57 % des Américains pensent que les Etats-Unis sont toujours en récession [2].

Non seulement les Etats-Unis ne pourront, à eux seuls, stimuler la croissance mondiale, mais leur économie est affectée par la crise de ses grands partenaires commerciaux. La mondialisation signifie qu’aucune économie – pas même la plus puissante – n’est à l’abri des répercussions de la crise. Or en 2014, le Japon a fini dans la récession, le Brésil a subi un coup d’arrêt, l’Europe se partage entre récession et faible croissance, la Chine a ralenti. Ce qui devait être l’année de la reprise s’est terminé dans un marasme général.

Au lieu de stimuler l’économie, la baisse des prix du pétrole reflète l’anémie de la demande mondiale (surproduction). D’ordinaire, les pays de l’OPEP baissent le volume de production de pétrole pour en faire remonter le prix. Mais l’OPEP est divisée. L’Arabie Saoudite refuse de baisser la production. Au contraire, elle l’augmente dans le but de ruiner les entreprises américaines d’extraction de gaz de schiste, d’une part, et d’autre part de nuire à son rival iranien. Cela a de sérieuses conséquences non seulement sur l’économie iranienne, mais aussi en Irak, en Russie, au Venezuela et au Brésil.

Crise écologique

La crise du capitalisme s’accompagne d’une crise environnementale et écologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Le capitalisme conduit à la destruction de notre écosystème. La course au profit et à l’appropriation des ressources par les capitalistes conduisent à de nouveaux saccages écologiques au sein même des vieilles puissances capitalistes, comme l’exploitation du gaz de schiste en Europe et sur le continent nord-américain – ou des schismes bitumeux sur ce dernier. Il est probable que d’importants mouvements de contestation populaires seront alimentés par les questions environnementales. Il est certain que la crise écologique provoquée par le capitalisme aura un impact sur les populations du monde entier – et particulièrement sur celles subissant les méfaits des politiques impérialistes des grandes puissances.

Dans le même temps, cette crise remet au centre des débats la planification économique, seule à même de résoudre la contradiction entre satisfaction des besoins de l’humanité et respect de l’environnement, et de permettre une gestion égalitaire et pérenne des ressources alimentaires et énergétiques. Malgré leurs gesticulations et leurs promesses, les gouvernements bourgeois sont incapables – et n’ont pas la volonté – d’inverser la vapeur. Seule une gestion démocratique et rationnelle de l’économie est à même de mettre un terme à la crise écologique que traverse l’humanité.

L’Union Européenne

La situation en Ukraine aggrave la crise en Europe. Aux sanctions économiques prises contre elle, la Russie a répliqué par d’autres sanctions économiques. L’Allemagne, qui est un important partenaire commercial de la Russie, en fait les frais. C’est l’une des causes du net ralentissement de sa croissance, la principale cause étant la baisse des exportations allemandes en Europe, faute de demande. A cela s’ajoute désormais la situation en Grèce, qui est susceptible d’accélérer brutalement la crise de l’UE, en particulier dans l’hypothèse d’une sortie de la Grèce de la zone euro. Les exemples de l’Ukraine et de la Grèce soulignent le caractère organique de la crise actuelle : les facteurs économiques, politiques et militaires se combinent et interagissent en un cercle vicieux qui menace de pousser l’Europe dans une profonde récession, ce qui aurait un impact majeur sur toute l’économie mondiale. C’est ce qui explique que les classes dirigeantes du monde entier surveillent de très près la situation en Grèce, qui ne pèse pourtant qu’aux alentours de 2 % du PIB de la zone euro [3].

Les politiques d’austérité imposées aux peuples d’Europe n’ont pas réglé le problème des dettes publiques. Elles l’ont au contraire aggravé en minant la demande, ce qui a réduit d’autant les recettes fiscales. Par contre, ces politiques ont alimenté une énorme colère qui a débouché, en Grèce et en Espagne, sur l’émergence de Syriza et Podemos. Ces deux partis remettent en cause le paiement des dettes publiques et les politiques d’austérité. Du point de vue des classes dirigeantes européennes, c’est un cauchemar qui explique leur intransigeance à l’égard du gouvernement grec : si elles cèdent à Tsipras, le programme de Podemos s’en trouvera légitimé. D’un autre côté, l’expulsion de la Grèce de la zone euro aurait de lourdes conséquences sur l’avenir de la zone euro et de l’UE.

Nous assistons aujourd’hui à ce que nous avions prévu il y a plusieurs décennies, avant même le lancement de la monnaie unique. Tant que les économies se développaient, le processus d’intégration européenne se poursuivait. La crise l’a brutalement interrompu. L’imposition d’une seule politique monétaire à des économies très différentes s’est transformée en un facteur de déstabilisation économique et politique majeur. Toutes les contradictions nationales – y compris entre la France et l’Allemagne – sont exacerbées, réduisant à néant les perspectives d’une Europe capitaliste unifiée. Le seul moyen d’unifier les économies européennes, c’est le renversement de ses classes dirigeantes et l’instauration d’une Fédération des Etats socialistes d’Europe. Sur la base du capitalisme, il n’y aura aucune solution aux problèmes des travailleurs – à l’intérieur comme à l’extérieur de l’UE.

L’économie française

Ces dernières décennies, la position du capitalisme français dans la compétition mondiale n’a cessé de reculer au profit d’autres puissances – en particulier les Etats-Unis, l’Allemagne et la Chine. Régulièrement, des nationalistes bourgeois – ou « de gauche » – s’indignent du « déclinisme » ambiant. Ils tentent d’exalter la « grandeur de la France ». Ils radotent : cette « grandeur », conquise par le pillage et l’exploitation brutale de colonies, n’est plus qu’un vieux souvenir. La révolution coloniale, dans la foulée de la deuxième guerre mondiale, a porté un coup sévère à la position de l’impérialisme français. Et depuis la crise des années 70, la France a été définitivement reléguée au deuxième rang des grandes puissances, loin derrière les Etats-Unis, le Japon – et désormais de l’Allemagne et la Chine.

Ce déclin spécifique de l’impérialisme français, qui s’est accéléré dans la foulée de la réunification allemande, s’est poursuivi sans interruption jusqu’à ce jour. Les capitalistes français, qui se rêvaient en leaders politiques de l’UE, ont dû céder cette position à l’Allemagne. C’était inévitable : une domination économique finit par entraîner une domination politique. Dans le secteur le plus décisif de l’économie – la production industrielle –, les performances respectives de l’Allemagne et de la France offrent un tableau limpide. Entre 1995 et 2012, l’investissement productif dans l’industrie allemande a globalement augmenté de 40 %, contre 5 % pour la France. En 2009, la France comptait environ 92 000 entreprises exportatrices, contre 240 000 outre-Rhin, dont les 4/5e composés de « grosses » PME (250 à 2000 salariés). Entre 1995 et 2012, la profitabilité des exportations françaises a reculé de 15 %, contre l’exact opposé en Allemagne (+15 %).

Au fil des années, la classe dirigeante française s’est détournée de l’industrie au profit du secteur tertiaire et d’activités purement spéculatives. Entre 1980 et 2007, les effectifs manufacturiers de la France ont chuté de 5,3 millions à 3,4 millions, soit une destruction nette de 1,9 million d’emplois, dont 1,5 million au titre de la « tertiarisation de l’emploi industriel ». Ce déclin de l’industrie au profit de secteurs plus ou moins parasitaires a fragilisé l’économie française. Elle était d’autant plus exposée à l’impact d’une crise majeure [4].

La récession de 2008 a soumis l’économie française à d’énormes pressions. Elle a échappé à la catastrophe grâce à un recours massif aux deniers publics. Mais comme l’Etat n’avait pas d’argent, seulement une dette publique, celle-ci a bondi de 64 % du PIB en 2007 à 95 % en 2014 [5]. La faillite des capitalistes n’a été évitée qu’en plaçant l’Etat lui-même sur la voie de la faillite. Comme partout ailleurs en Europe, les politiques d’austérité des gouvernements Sarkozy et Hollande ont aggravé la crise de surproduction et, par conséquent, le creusement de la dette publique.

Rien n’a été réglé depuis la récession de 2008-09. Le faible « rebond » du PIB en 2010 (2,2 %) et 2011 (2,1 %) s’est essoufflé, laissant place à une croissance quasiment nulle en 2012 (0,3 %), 2013 (0,3 %) et 2014 (0,4 %) [6]. Le gouvernement table sur 1 % de croissance en 2015. Du fait de l’instabilité de la zone euro, une telle prévision est hasardeuse. Mais même si elle se réalise, cela ne permettra pas d’inverser la courbe du chômage et d’enrayer le déclin des conditions de vie, d’autant que la politique de coupes budgétaires et de contre-réformes va se poursuivre.

Tous les indicateurs macro-économiques de l’économie française sont dans le rouge. Le solde de la balance commerciale est déficitaire de 54 milliards d’euros en 2014. C’est un peu « mieux » que les trois années précédentes, mais ce mieux reflète surtout la faiblesse de la demande intérieure, la baisse du prix du pétrole et la baisse de l’euro (qui favorise les exportations). Entre 2005 et 2014, la part des exportations françaises de marchandises dans la zone euro est passée de 15 à 12,3 %. Elle a chuté de 4,7 % à 3,1 % sur le marché mondial entre 2000 et 2013. Depuis 2012, l’évolution globale de l’investissement industriel est quasiment nulle [7].

Le déclin relatif de la France par rapport à l’Allemagne n’a aucune chance de s’inverser à la faveur d’une profonde crise de l’économie allemande. Celle-ci est inévitable, mais elle affectera immédiatement l’économie française, car l’Allemagne est son premier partenaire commercial. Il est d’ailleurs possible que la France sombre dans une nouvelle récession avant l’Allemagne.

Le gouvernement français place tous ses espoirs dans la perspective d’une reprise. Mais encore une fois, le caractère organique de la crise actuelle signifie que la « reprise » sera faible et de courte durée. Sur fond de coupes budgétaires, d’augmentation du chômage et de creusement de la dette publique, la France finira dans le tourbillon des Etats européens frappés par l’imminence d’une faillite. Après la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et l’Italie viendra le tour de la France.

Si l’Etat français s’endette à des taux historiquement bas (moins de 1 % à dix ans [8], ce n’est pas parce que sa dette est « sous contrôle » ; c’est parce que le marché est tellement déprimé que les banques – arrosées par la BCE de liquidités pratiquement gratuites – ne trouvent pas d’investissements plus « sûrs ». Cela reflète, non la solidité des finances de l’Etat français, mais la gravité de la crise du capitalisme. Cependant, la dette de la France ne pourra pas indéfiniment défier les lois de la gravité économique. L’économiste keynésien Paul Krugman affirme que « les marchés savent que la BCE ne laissera jamais la France faire défaut ; sans la France, il n’y a plus d’euro » [9]. Mais justement : la crise des dettes publiques est une bombe à retardement dans les fondations de l’UE et de l’euro, car les pouvoirs de la BCE (les dispositions des capitalistes allemands à payer la dette des autres) sont limités.

La crise des dettes rend absurde l’idée d’une politique de « relance » keynésienne. Les réformistes de gauche qui proposent des vastes dépenses publiques – « pour relancer la croissance » – oublient un petit détail : les caisses sont vides et même plus que vides. Au fond, ils s’accrochent aveuglément au système capitaliste, refusent d’admettre qu’il n’y a pas d’alternative à son renversement, pour sortir de la crise. Pour la même raison, ils se réjouissent de « l’assouplissement quantitatif » (équivalent moderne de la planche à billet) auquel la BCE a décidé de recourir. Or cela ne règlera rien de fondamental et créera simplement une nouvelle source d’instabilité économique.

L’impact de la crise

La crise organique du capitalisme n’offre pas d’autres perspectives aux travailleurs que des décennies d’austérité, de contre-réformes et de chômage de masse. Certains économistes bourgeois l’ont compris et l’expliquent ouvertement. Mais cette vérité pénètre aussi la conscience d’un nombre croissant de jeunes et de salariés. Ils commencent à comprendre que cette crise n’est pas un simple accident de parcours et qu’une reprise soutenue, créatrice d’emplois, n’est pas à l’ordre du jour. La jeunesse est privée d’avenir. Les implications révolutionnaires en sont évidentes.

En France, le « moral des ménages », qui mesure leurs perspectives de consommation et d’épargne, est tombé de 119 à 86, sur un indice 100, entre 2000 et 2014 [10]. Ces chiffres n’ont pas seulement une signification macro-économique abstraite. Ils reflètent un manque de confiance général dans l’avenir du système, une prise de conscience de la gravité de la crise.

Lorsque celle-ci a éclaté, en 2008, les travailleurs ont été pris de court, choqués. Ils n’avaient pas été préparés à cette situation par les dirigeants du mouvement ouvrier, qui se berçaient eux-mêmes d’illusions sur la viabilité du capitalisme. Entre juin 2008 et fin 2009, le nombre de personnes n’ayant aucun emploi – pas même un temps partiel subi – a officiellement bondi de 700 000 [11]. Si l’on tient compte des temps partiels subis et de tous ceux qui sont sortis des statistiques de Pôle Emploi, le nombre de chômeurs tourne autour de 6 millions.

Dans ce contexte, une paralysie temporaire de la lutte des classes était inévitable. La première réaction de nombreux travailleurs fut de baisser la tête et d’attendre la fin de la tempête. Mais le chômage a continué de croître – à un rythme un peu moins rapide, certes, mais pratiquement sans interruption. La croissance du chômage a même de nouveau accéléré – après une accalmie relative en 2010 et 2011 – depuis l’élection de François Hollande. Pendant la première moitié de son mandat, l’augmentation du nombre de chômeurs s’élevait déjà à 80 % de l’augmentation globale au cours du mandat de Sarkozy.

L’impact de la crise sur la conscience des masses ne se mesure pas simplement au nombre de jours de grève et de manifestants dans les cortèges syndicaux. Si les « journées d’action » organisées par les directions syndicales ont aussi peu de succès, ces dernières années, ce n’est pas parce que les salariés sont satisfaits de l’action gouvernementale ; c’est parce que nombre d’entre eux comprennent que ces mobilisations ponctuelles ne peuvent pas modifier d’un iota la politique réactionnaire du gouvernement. Dès lors, à quoi bon perdre une journée de salaire – et, dans le secteur privé, risquer son poste ?

A l’automne 2010, deux ans à peine après l’éclatement de la crise, le pays a connu le mouvement de grève le plus puissant depuis décembre 1995. Cela donnait une idée du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière française. Mais les dirigeants syndicaux, y compris Bernard Thibault, avaient peur de ce potentiel. Leur stratégie des « journées d’actions » successives – sans la moindre tentative d’élargir la grève illimitée – a mené à la défaite du mouvement. Cette leçon a été enregistrée par de nombreux travailleurs et militants syndicaux.

Cela ne signifie pas que les journées d’action et grèves de 24 heures ne mobiliseront plus, à l’avenir. Mais elles auront sans doute un caractère plus politique. Il ne s’agira plus simplement de contester telle ou telle contre-réforme, mais aussi la politique gouvernementale dans son ensemble. Il est significatif que, depuis 2010, les plus grandes manifestations ouvrières ont été organisées, non par les directions syndicales, mais par le Front de Gauche. L’impact de la crise du capitalisme fait son chemin dans les consciences, y développant l’idée qu’un changement fondamental est nécessaire.

Généralement, la plupart des travailleurs sont prêts à faire des sacrifices. Ils sont prêts à accepter l’idée, assénée par tous les médias officiels, que des sacrifices sont nécessaires aujourd’hui pour relancer l’économie au profit de tous, demain. Mais de sacrifices en sacrifices, la situation ne s’améliore pas : elle empire. Or la patience des travailleurs a ses limites. Surtout, ils voient de plus en plus clairement que les coupes budgétaires, l’augmentation des impôts et le saccage des services publics n’ont en réalité qu’un seul objectif : sauvegarder les marges de profits des milliardaires qui dirigent l’économie. Tout le poids de la crise est transféré sur les épaules des plus pauvres.

Le « sauvetage » des banques, en 2008-2009, a fait bondir les dettes publiques. Depuis, la facture est présentée aux travailleurs. En même temps que le gouvernement coupe dans les dépenses publiques et accroît la pression fiscale sur les salariés et les classes moyennes, il vote des milliards d’euros de subventions et d’exonérations fiscales au patronat. Entre le pacte de responsabilité, le Crédit d’Impôts pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE), le Crédit Impôt Recherche et d’autres mesures de cet ordre, les nouvelles « aides » accordées par le gouvernement au grand patronat s’élèvent déjà à plus de 200 milliards d’euros [12].

Selon le gouvernement, tout ceci est censé libérer le grand capital des « entraves » qui l’empêchent d’investir et de relancer l’économie. Mais quel est le résultat de cette politique ? Est-ce que les capitalistes investissent davantage ? Non : ils distribuent davantage de dividendes à leurs actionnaires. Les sommes versées par les conseils d’administration des entreprises du CAC 40 à leurs actionnaires, sous forme de dividendes et de rachats d’actions, ont grimpé de 30 % l’an dernier, à 56 milliards d’euros – non loin du record de 2007, avant la crise [13].

Dans le même temps, la pauvreté et la précarité se développent à grande vitesse. Selon une enquête publiée en novembre 2014, 37 % des sondés affirmaient avoir des revenus insuffisants pour boucler leur budget, contre 22 % en janvier 2013, soit 15 % de plus en moins de deux ans. Sur la précarisation du marché du travail, Le Monde publiait en novembre dernier les chiffres suivants, communiqués par les URSSAF : au troisième trimestre 2014, 87 % des embauches ont été faites en CDD, un record absolu depuis que ces chiffres sont recueillis (2000). Et en 2013, la moitié de ces CDD étaient d’une durée inférieure à dix jours [14].

Les femmes subissent une double oppression : comme travailleuse et du fait de leur genre. Cette double oppression se traduit par une précarité et une paupérisation accrues. Elles subissent plus que les hommes le travail à temps partiel et les petits boulots. Les récentes réformes du Code du travail prévues par le corpus de loi Macron aggravent particulièrement le sort des travailleuses. En effet, 56 % des travailleurs du dimanche et 83 % des salariés à temps partiel sont des travailleuses. 70 % des postes d’employés sont également occupés par des femmes et ces emplois sont parmi ceux qui ont les plus bas salaires. En outre, dans bien des emplois,  les femmes sont toujours moins bien payées que les hommes.

L’austérité qui frappe les services publics et les hôpitaux menace directement l’accès à des droits fondamentaux obtenus de haute lutte tel que le droit à l’IVG. Ces droits ont été attaqués sous couvert d’économie dans d’autres pays européens subissant les ravages des politiques d’austérité. En France, les coupes budgétaires dans le secteur hospitalier se couplent à des baisses de subventions envers des associations comme les plannings familiaux.

Prises dans leur ensemble, les statistiques relatives au niveau de vie de la population marquent une régression globale et plus rapide qu’avant la crise de 2008. Dans le même temps, une poignée de grands capitalistes continue d’amasser des milliards, sans investir dans l’économie. Cette contradiction flagrante alimente l’énorme quantité de colère et de frustration qui s’accumule sous la surface de la société et qui, tôt ou tard, explosera sous la forme de mobilisations massives et de violentes oscillations politiques vers la gauche. La Grèce et l’Espagne offrent à la France l’image de son propre avenir. En outre, les magnifiques mobilisations des travailleurs grecs et espagnols pousseront – et poussent déjà – des jeunes et des travailleurs à tirer des conclusions radicales. Les révolutions ne respectent pas les frontières. Le développement de la lutte des classes en Europe sera un facteur important dans la maturation d’une crise révolutionnaire en France.

Le mouvement ouvrier

La crise organique du capitalisme entraîne une offensive majeure de la classe dirigeante à tous les niveaux. A l’échelon de l’entreprise, cela se traduit par des licenciements, une exploitation accrue (cadences, heures supplémentaires), le blocage ou la baisse des salaires, la remise en cause des primes et accords passés (RTT, etc.) – le tout sur fond de chantage à l’emploi. Les patrons disent aux salariés : « Acceptez mes propositions ou je risque, moi aussi, de fermer l’entreprise ». Les conventions collectives sont ou seront attaquées. Au niveau national, le patronat exige du gouvernement qu’il s’en prenne à toutes les conquêtes sociales des dernières décennies. Le code du travail est dans le viseur. A travers les « 35 heures » (ou ce qu’il en reste), c’est le principe même d’une limitation légale de la durée du travail qui est remis en cause. Ils veulent détruire la Sécurité sociale pour accroître les marchés juteux des mutuelles et retraites privées. Ils veulent liquider tout ce qui fait obstacle à l’extraction d’un maximum de profit. L’ANI et la loi Macron en sont de bons exemples.

Cette offensive va se poursuivre et s’intensifier. Au regard des besoins objectifs de la classe dirigeante, les contre-réformes de ces dernières années ne sont qu’une première salve. Les capitalistes et les politiciens bourgeois redoutent les traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier français. Depuis la grande grève de décembre 1995, ils ont eu des sueurs froides à trois reprises : en 2003 (première loi Fillon), en 2006 (CPE) et en 2010 (deuxième loi Fillon). Ils ont dû reculer sur le CPE, mais n’ont rien cédé en 2003 et en 2010. Dans les années à venir, les attaques de la bourgeoisie s’intensifieront. Le développement de la crise ne lui donne plus la possibilité de temporiser.

Dans un tel contexte, les organisations syndicales, première ligne de défense des travailleurs, acquièrent une importance énorme, car elles ont la capacité de mobiliser des millions de salariés pour défendre les conquêtes sociales, l’emploi, les salaires – et passer à l’offensive. Mais c’est justement quand les travailleurs ont le plus besoin de syndicats combatifs que la faillite de leur direction éclate au grand jour. Les dirigeants confédéraux actuels sont incapables d’organiser une réponse sérieuse à l’offensive de la classe dirigeante. Pire : ils ne veulent pas l’organiser. Ils sont encore plus effrayés par les mobilisations de masses que ne l’est la bourgeoisie. Qu’ils en soient conscients ou non, ils se comportent comme des agents des capitalistes au sein du mouvement ouvrier. C’était flagrant dans le cas de Notat et Chérèque. Mais Thibault et Lepaon se comportaient de la même manière.

La dégénérescence réformiste et bureaucratique des directions syndicales a atteint des degrés extrêmes. Elles ont été affectées par des décennies de croissance économique. Elles sont de plus en plus intégrées à l’appareil d’Etat et pensent le syndicalisme en termes de « partenariat social », alors que les conditions objectives d’une telle politique ont disparu. Elles parlent sans cesse de « négociations » ; mais que négocient-elles, au juste ? La régression sociale. Elles ne contestent pas la nécessité des coupes et des contre-réformes, mais demandent aux gouvernements d’en revoir le rythme et l’intensité, ou au moins de lâcher quelques « contreparties » mineures permettant de faire passer la pilule. Lorsque le gouvernement refuse tout compromis et qu’elles sont obligées de mobiliser, sous la pression de leur base, elles s’efforcent de contenir le mouvement dans les limites étroites des « journées d’action » ponctuelles. A l’automne 2010, les directions confédérales engagées dans le mouvement – Thibault en tête – ont refusé de lever le petit doigt pour soutenir et étendre le mouvement de grève illimité qui s’était engagé, à l’initiative de la base, dans les raffineries et différents secteurs publics. Thibault rejetait la grève illimitée à mots couverts ; Chérèque la condamnait ouvertement – et soutenait même implicitement l’intervention des CRS contre les grévistes.

Les directions syndicales ont systématiquement utilisé les « journées d’action » de 24 heures pour ouvrir les vannes du mécontentement et faire retomber la pression. Mais cette stratégie a ses limites. Les travailleurs comprennent que cela ne mène à rien. Ces dernières années, la plupart des journées d’action ont été un échec complet – non seulement en termes d’impact sur la politique gouvernementale, mais aussi en termes de participation. Le 9 avril, qui visait notamment à tourner la page de la crise interne de la CGT, fut un succès très relatif en termes de participation. La lutte des classes n’est pas un robinet qu’on peut ouvrir et fermer à volonté. L’autorité des dirigeants syndicaux est au plus bas. Ils auront plus de difficultés à contrôler les prochaines mobilisations sociales de grande ampleur.

Pour ne pas froisser la bourgeoisie, les dirigeants syndicaux ont rayé l’expression « grève générale » de leur vocabulaire. Ils organisent des « journées d’action interprofessionnelles avec grèves et manifestations ». De fait, même lorsqu’elles sont massives, ces journées d’actions ne sont pas vraiment des grèves générales de 24 heures – et ne sont pas organisées comme telles. Le secteur privé y est très largement sous-représenté. Nous avons expliqué plus haut d’où vient la réticence des travailleurs du privé à participer à ce type de mobilisations ponctuelles. Mais il faut ajouter qu’il n’y a pas de tentative sérieuse de mobiliser le secteur privé au-delà de quelques bastions (Air France, PSA, etc.). Les journées d’action ont pris le caractère d’une routine : ce sont toujours les mêmes travailleurs du public qui sont mobilisés, au risque de les épuiser pour rien. Forcément, le moment vient où eux-mêmes ne répondent plus aux appels. Ils attendent une occasion plus sérieuse, susceptible de mobiliser de nouvelles couches de travailleurs.

A l’automne 2010, de nombreux travailleurs qui soutenaient le mouvement avaient une appréciation erronée du rapport de force. Ils s’attendaient à ce que le gouvernement cède sous la pression de manifestations toujours plus massives. Beaucoup apportaient leur aide financière et morale aux grévistes, participaient aux manifestations, aux blocages et aux AG interprofessionnelles, etc. Mais peu comprenaient la nécessité impérieuse, pour faire reculer le gouvernement, d’étendre la grève illimitée. Bien sûr, ces illusions étaient cyniquement alimentées par les dirigeants syndicaux. Mais elles s’enracinaient, au fond, dans l’expérience d’une époque révolue – celle où les gouvernements cédaient relativement vite sous la pression de la rue.

Si les capitalistes se montrent implacables face à un mouvement contestant une contre-réforme, comme en 2010, il est clair que des réformes progressistes sérieuses ne pourront être que les sous-produits d’une lutte révolutionnaire. Les capitalistes ne céderont quelque chose aux travailleurs que s’ils ont peur de tout perdre. La psychologie des dirigeants syndicaux, qui reflète un lointain passé, est organiquement étrangère à cette idée. Mais celle-ci se fraiera un chemin dans la conscience des salariés, sur la base de leur expérience. Beaucoup ont compris que les journées d’actions ne suffisent plus et qu’il faut des méthodes d’action plus radicales. L’idée d’une « grève interprofessionnelle reconductible » – c’est-à-dire une grève générale illimitée – en découle naturellement. Et contrairement à la plupart des journées d’action sans lendemain ni résultat, elle est susceptible d’entraîner massivement de larges couches de travailleurs du secteur privé.

La précarisation croissante du marché du travail, ces vingt dernières années, tient des millions de travailleurs à distance des syndicats : les intérimaires, les jeunes stagiaires, les « auto-entrepreneurs », les précaires de la fonction publique, les travailleurs au noir, les sans-papiers, tous ceux qui jonglent avec les contrats courts, luttent pour grappiller quelques heures de travail ici et là. En retour, les syndicats organisent les travailleurs les plus stables – et ont tendance à s’en contenter, à oublier les autres. Or les couches précarisées de la classe ouvrière augmentent sans cesse et constituent un immense réservoir d’énergie et d’enthousiasme révolutionnaires. A leurs yeux, les journées d’action sans lendemain n’ont pas beaucoup de sens. Elles ne se mobiliseront pas massivement dans les cadres étroits et routiniers que fixent les directions confédérales. Ce ne sera possible qu’à un niveau plus élevé – potentiellement révolutionnaire – de la lutte des classes.

Conjoncture et lutte des classes

Les travailleurs comprennent que la crise économique ne crée pas de conditions favorables à la lutte gréviste pour de meilleurs salaires ou de meilleures conditions de travail. Dans un contexte de surproduction massive et de chômage croissant, les capitalistes sont implacables. D’où le faible nombre de jours de grève dans le secteur privé, ces dernières années [15].

Ceci dit, le cycle économique n’a pas été aboli. Il est possible que l’économie française connaisse une phase de reprise qui, même courte et modérée, stimulerait la lutte gréviste. Dès que les carnets de commande se rempliront de nouveau, que les patrons recommenceront à embaucher, cela encouragera les salariés à faire valoir des revendications accumulées dans la période précédente. Dans ces conditions, une vague de grèves est possible. Cependant, une reprise serait de courte durée, après quoi les patrons repartiraient à l’offensive. Toute avancée sera suivie de nouveaux reculs. Mais au passage, les syndicats pourraient croître fortement.

Une phase de reprise économique à court terme n’est qu’une possibilité. Elle pourrait aussi être précédée d’une nouvelle récession. Que celle-ci intervienne avant ou après une reprise, elle s’accompagnera d’une épidémie de fermetures et de plans sociaux, lesquels donneront lieu à des occupations et une radicalisation générale des mots d’ordre. C’est ce qui s’est produit, déjà, lors de la vague de fermetures et de plans sociaux consécutive à la crise de 2008. A Florange, Sanofi et dans d’autres entreprises, les syndicalistes – et pas seulement de la CGT – réclamaient la nationalisation de leur entreprise. Cette revendication reviendra au premier plan. Des luttes défensives se transformeront en luttes offensives. La séparation artificielle entre revendications syndicales et politiques aura tendance à disparaître. Dans leurs luttes les plus « immédiates », les travailleurs seront amenés à avancer des mots d’ordre dirigés contre la propriété capitaliste et le système dans son ensemble.

Des longues grèves ont été menées, notamment à la SNCF, à la SNCM, chez Air France et à La Poste, c’est-à-dire dans des secteurs historiquement combatifs, fortement syndiqués et relativement protégés. Toutes avaient un net caractère politique : défense du service public et – dans le cas de La Poste – des droits démocratiques dans l’entreprise. Les jeunes travailleurs y ont joué un rôle de premier plan. L’entrée en action d’une nouvelle génération de travailleurs, qui ne porte pas le poids des défaites passées, sera un élément déterminant dans les luttes à venir. Nous devrons saisir toutes les occasions d’entrer en contact avec les meilleurs d’entre eux, qui sont ouverts aux idées révolutionnaires.

La crise de la CGT

L’affaire Thierry Lepaon a cristallisé un mécontentement qui couvait de longue date à la base de la CGT. La vague de protestation était telle que des dirigeants de fédérations ont été poussés à demander la démission du Secrétaire général. Cette affaire était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase – et une preuve palpable, concrète, de ce que beaucoup de militants comprenaient ou ressentaient : la direction confédérale est déconnectée des problèmes et des conditions de vie de la masse des salariés. Elle s’est adaptée au système et, à sa manière, en profite. Comment, dans ce cas, peut-elle mener une lutte sérieuse contre lui ?

L’indignation avait de profondes racines. Une pétition exigeant la démission de Lepaon rappelait ses propos de février 2014 dans Le Nouvel Economiste, en pleine offensive patronale : « Il n’existe à la CGT aucune opposition de principe face au patronat. L’entreprise est une communauté composée de dirigeants et de salariés [...] et ces deux populations doivent pouvoir réfléchir et agir ensemble dans l’intérêt de leur communauté » [16]. Depuis que Lepaon est à la tête de la CGT, les journées d’actions vont d’échec en échec. Avant cela, le comportement de Bernard Thibault pendant le mouvement de l’automne 2010 avait suscité beaucoup de critiques.

Pour essayer d’assoir son autorité, Philippe Martinez – qui était un proche de Lepaon – a dû multiplier les déclarations de gauche (« 32 heures », etc.). La presse bourgeoise a exprimé son inquiétude. Contrairement à une idée qui a circulé dans les milieux militants, la classe dirigeante et le gouvernement ne souhaitaient pas la démission de Lepaon, qui n’aspirait à rien d’autre qu’une vie paisible et confortable. Ses déclarations hostiles à Mélenchon, aimables au patronat ; ses dispositions à « négocier » la régression sociale ; l’échec systématique des journées d’action  – tout ceci convenait parfaitement à Hollande et au Medef.

Il y a un mécontentement croissant à la base de la CGT. Ceci dit, la longue dérive droitière de la confédération, ces dernières décennies, a eu un impact à tous les niveaux de l’appareil – et jusque dans la base militante. Les défaites et les reculs y ont semé beaucoup de confusion et de pessimisme. En outre, la CGT est surtout implantée dans les couches supérieures du salariat – et dans des bastions industriels. Des sections entières de la classe ouvrière échappent à son influence depuis si longtemps qu’elles finissent par sortir du champ de vision des directions. Et lorsque ces couches se mobilisent, les dirigeants de la CGT en sont les premiers surpris.

La « crise bretonne » d’octobre et novembre 2013 en a donné un bon exemple. Pendant que 20 à 30 000 « bonnets rouges » – dont une écrasante majorité de travailleurs menacés de chômage – défilaient à Quimper contre la casse de l’industrie bretonne, la CGT, avec d’autres organisations syndicales et politiques de gauche, organisait de petits « contre-rassemblements » sans bonnets rouges ni travailleurs en lutte : il n’y avait que des militants. Au lieu d’intervenir sur la manifestation de Quimper pour arracher ces travailleurs à l’influence des démagogues de droite, ils l’ont boycottée.

Cette attitude illustrait un manque de confiance dans la classe ouvrière et une incompréhension de la façon dont évolue sa conscience. Les manifestations de Quimper marquaient la mise en mouvement de couches profondes et habituellement inertes de la classe ouvrière. Inévitablement, ces travailleurs sans expérience avaient toutes sortes d’idées confuses. Mais leur mobilisation n’en signalait pas moins une rupture fondamentale et un symptôme important de l’impact de la crise. A l’avenir, le développement de la lutte des classes drainera toutes sortes d’idées très confuses, voire réactionnaires, précisément parce que nous n’aurons pas seulement affaire aux couches les plus militantes et organisées de la classe, mais à ses couches les plus profondes, arrachées à l’inertie et à la passivité par le choc de la crise. Or, quelles que soient les idées des travailleurs lorsqu’ils entrent dans l’arène de la lutte, elles changent très rapidement sur la base de leur expérience.

La CGT demeure l’organisation syndicale la plus militante. Son potentiel de mobilisation – colossal – reste intact. A un certain stade, l’intransigeance des capitalistes et la pression des travailleurs pousseront la direction – ou des directions fédérales, dans un premier temps – à adopter une attitude beaucoup plus offensive. Un processus de sélection s’opérera. A différents niveaux de l’appareil, les dirigeants devront refléter la combativité de la base – ou seront remplacés par des éléments plus combatifs.

Martinez pourrait aller plus loin que des déclarations. Le développement des luttes finira par entraîner une croissance massive des effectifs. Entrée dans la CGT sous l’impact de grands événements, cette nouvelle couche de travailleurs fera sauter les mille digues de l’appareil et provoquera une intense polarisation interne. Il en ira de même, à différents degrés, dans tous les syndicats, qui connaîtront de grands bouleversements – y compris la CFDT. Il y aura sans doute des scissions, des fusions et une recomposition générale du paysage syndical.

La radicalisation des masses finira par trouver une expression au sommet des organisations syndicales, à commencer par la CGT. D’ores et déjà, les directions sortantes de plusieurs fédérations CGT ont été désavouées par leur dernier congrès ; elles étaient jugées insuffisamment critiques à l’égard de Le Paon. Le même scenario se répètera dans d’autres fédérations. Mais notre perspective générale pour la CGT ne doit pas nous empêcher de suivre les différentes étapes du processus, qui ne sera pas linéaire. La classe ouvrière est composée de différentes couches évoluant à différents rythmes. L’extrême dégénérescence réformiste et bureaucratique des directions syndicales – CGT comprise – ouvre la possibilité que la radicalisation d’une section de la classe ouvrière, en particulier la jeunesse, s’exprime en dehors des grandes structures syndicales, au moins dans un premier temps.

On peut s’attendre, par exemple, à l’émergence d’organes de lutte qui ne recouvrent pas complètement le périmètre des grands syndicats : « collectifs », « coordinations », etc. Par ailleurs, un petit syndicat tel que Sud, souvent perçu comme moins bureaucratisé que les autres, pourrait continuer de croître. Sud concurrence déjà de plus en plus la CGT chez les cheminots, les postiers et les salariés de la santé publique. On ne peut exclure qu’il parvienne à se développer dans certaines branches du secteur privé.

Sans renoncer à nos perspectives générales pour la CGT, nous devons suivre attentivement les différentes étapes du processus, de façon à y intervenir et gagner l’écoute des militants ouvriers les plus radicalisés – qu’ils soient ou non à la CGT.

La jeunesse

Hollande avait mis la jeunesse et l’Education nationale en tête de son programme électoral de 2012. Ce devait être la priorité du gouvernement. Dans les faits, les conditions de vie, d’étude et de travail des jeunes ont continué de se dégrader. Les quelques mesures prises par le gouvernement ont au mieux ralenti cette régression. Malgré la création de plusieurs centaines de milliers d’emplois aidés (précaires et mal payés, par définition), le nombre de jeunes de moins de 25 ans inscrits à Pôle Emploi est passé de 726 000 en juin 2012 à 784 000 en octobre 2014 [17]. Mais ces chiffres officiels ne tiennent pas compte de tous les jeunes qui ont renoncé à chercher du travail.

Contrairement à ce qu’il proclame, le gouvernement n’a donc pas « stabilisé » le chômage des jeunes. Le recours massif aux emplois aidés a juste limité la casse. Le problème, c’est qu’il s’agit de contrats précaires, limités dans le temps – et qui pour la plupart ne déboucheront pas sur des CDI. Cela ne règle rien. Ces dispositifs publics d’embauche ne sont qu’un maquillage temporaire de la réalité sous le capitalisme : les jeunes sont condamnés à des années de chômage et de précarité avant d’espérer décrocher un emploi stable. En avril 2014, 22 % des jeunes étaient au chômage trois ans après être sorti de leur formation, ce qui est un record absolu [18]. Les patrons abusent de la situation en soumettant la jeune génération à l’exploitation la plus brutale. Une nouvelle récession ferait flamber le chômage des jeunes.

Le gouvernement a augmenté le montant des bourses de 150 000 étudiants. Mais le pays en compte 2,4 millions. Entre 2011 et 2014, les frais de santé des étudiants ont augmenté de 20 %, en moyenne. Près d’un étudiant sur cinq renonce à des soins, faute d’argent. Près d’un étudiant sur deux travaille pour financer ses études. Le gouvernement a prévu de construire 40 000 logements étudiants sur 5 ans. Mais les besoins se chiffrent en centaines de milliers, dans un contexte où les loyers sur le marché privé continuent d’augmenter. Plus d’un million d’étudiants sont officiellement mal-logés. Autrement dit, les initiatives limitées du gouvernement ne peuvent pas empêcher le déclin des conditions de vie de la jeunesse, qui est la première victime de la crise du capitalisme [19].

En jetant quelques miettes à la jeunesse et en renonçant à toute offensive majeure du genre CPE, le gouvernement cherchait à se prémunir d’une mobilisation massive de la jeunesse, dont il redoute le potentiel révolutionnaire. Jusqu’à présent, il y est parvenu. Mais la situation reste explosive, comme l’a montré la mobilisation spontanée de dizaines de milliers de lycéens lors de l’expulsion de deux jeunes sans-papiers, fin 2013. Pris de panique, le chef de l’Etat lui-même est immédiatement intervenu pour chercher un compromis. Ce que la classe dirigeante craint par-dessus tout, c’est qu’une mobilisation massive des jeunes entraîne la classe ouvrière dans l’action, comme en Mai 68 ou lors de la lutte contre le CPE.

De grandes mobilisations de la jeunesse sont à l’ordre du jour. Il y a d’immenses réserves de révolte dans les lycées, les universités et les quartiers populaires. Une nouvelle bavure policière pourrait mettre le feu aux poudres dans les quartiers, entraînant la jeunesse lycéenne et étudiante. Le racisme, les discriminations, le harcèlement policier, le chômage, la précarité de l’emploi et du logement, les inégalités flagrantes, la corruption, les scandales : tout ceci forme un cocktail explosif. On ne peut savoir d’où viendra l’étincelle, mais on doit se préparer à des grands mouvements. Les jeunes femmes de notre classe, que le capitalisme voue – plus encore que les hommes – à la précarité, au chômage, aux bas salaires et à la galère dans des services publics délabrés, y joueront un rôle de premier plan. Le recrutement et la formation – comme cadres révolutionnaires – de jeunes femmes est une tâche fondamentale de notre organisation.

Au cours de sa vie politique consciente, la nouvelle génération n’a connu rien d’autre que la crise du capitalisme, les contre-réformes, l’austérité et une succession de guerres impérialistes. Elle n’a pas les préjugés réformistes accumulés par les générations précédentes au cours de décennies de croissance économique et de réformes sociales. Elle est très ouverte à l’idée d’une transformation révolutionnaire de la société. Ceci créé un terrain très favorable à la croissance de nos forces. Nous devons parler à la jeunesse un langage révolutionnaire. Elle est prête à l’entendre.

Les jeunes sont particulièrement méfiants à l’égard des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, à commencer par les partis de gauche. Le contraire serait surprenant. Le carriérisme et la corruption des dirigeants les écœurent. Cela favorise des tendances plus ou moins anarchistes et « anti-parti », dans la jeunesse – non seulement étudiante, mais aussi ouvrière. Le phénomène des ZAD en est une illustration. Lénine expliquait que l’ultra-gauchisme est le prix à payer pour les trahisons des dirigeants réformistes. Il ajoutait qu’il y a un élément sain, révolutionnaire, dans cet ultra-gauchisme, et que les marxistes doivent être très flexibles dans leur façon d’aborder ces éléments. Certes, il n’est pas question de faire des concessions de principe à l’ultra-gauchisme. Mais il nous faut d’abord souligner ce sur quoi nous sommes d’accord – puis expliquer patiemment la nécessité de s’organiser, le rôle des organisations de masse, etc.

Comme le montre le cas de l’Espagne, l’anarchisme vague de la jeunesse ne peut être qu’une étape du mouvement. Des « indignés » à Podemos, il y a un grand pas en avant sur le plan de l’organisation. En France, le processus ne passera pas forcément par l’étape des « indignés ». Mais on doit s’attendre à différentes formes d’organisations spontanées de la jeunesse en lutte. On devra y intervenir de façon flexible et audacieuse.

Le gouvernement Hollande

La crise mondiale a éclaté un an après l’élection de Sarkozy (2007), balayant d’un seul coup toutes ses promesses démagogiques sur le thème de l’emploi et du pouvoir d’achat. Sa côte de popularité s’est effondrée. Jamais un président de la République n’avait concentré autant de haine sur sa personne. Il faut dire que lui-même ne cachait pas sa haine de classe à l’égard du peuple.

La victoire de François Hollande, en 2012, fut surtout la conséquence d’un rejet massif de l’UMP et de son chef. Il y avait peu d’enthousiasme pour le PS et son candidat, dont le programme ne contenait aucune réforme de gauche significative. La direction du PS fondait tous ses espoirs sur une reprise de l’économie. Mais c’est la stagnation qui s’est installée, entraînant une augmentation constante et rapide du chômage. Alors, le gouvernement a simplement mené la politique que le Medef réclamait : coupes drastiques dans les dépenses publiques, casse du code du travail et cadeaux en tous genres au patronat (subventions et exonérations fiscales). En conséquence, la popularité de François Hollande a chuté à des profondeurs inédites sous la Ve République.

La politique réactionnaire du gouvernement condamne le PS aux débâcles électorales. Depuis 2012, le PS a subi de graves défaites aux municipales, aux européennes, aux sénatoriales, aux départementales et dans la plupart des législatives partielles. Le reflux électoral du PS est bien plus important que lors de ses défaites aux élections intermédiaires sous Mitterrand et Jospin. Les élections régionales seront une débâcle. Cela ne trouble pas outre mesure ses dirigeants. Comme l’écrivait Alan Woods dans un article sur les élections européennes de mai 2014, « Hollande est sans doute parvenu à la conclusion qu’il n’a plus rien à perdre et peut poursuivre sa course vers la droite. Bien sûr, c’est suicidaire à la fois pour lui et pour le PS. Mais comme les vieux Samouraïs, les dirigeants socio-démocrates préfèrent se tuer avec leur propre épée que de se livrer au déshonneur d’abandonner le système capitaliste à son propre sort. »  (La signification des élections Européennes).

Est-ce que le gouvernement peut tenir jusqu’en 2017, malgré un rejet massif dans les urnes et les sondages ? C’est tout à fait possible. Dans cette République aux « valeurs » si souvent glorifiées, un gouvernement peut tenir longtemps après avoir perdu toute légitimité populaire.

La classe dirigeante n’a aucune raison de vouloir la chute du gouvernement : il défend ses intérêts avec une application exemplaire – et, ainsi, prépare le retour de la droite. A l’Assemblée nationale, Hollande a dû recourir au 49-3 sur la loi Macron, mais les « frondeurs » et les Verts n’ont pas voté la motion de censure. Ils ne défendent pas d’alternative crédible aux politiques d’austérité et savent qu’ils perdraient des élections anticipées. En attendant 2017, ils profitent de l’instant présent et espèrent qu’une solide reprise de l’économie va s’engager – c’est-à-dire un miracle. Enfin, l’UMP ne demande pas des élections anticipées : elle n’y a pas intérêt. Elle est en crise et préfère laisser le PS boire le calice jusqu’à la lie.

Le FN est le seul parti à réclamer des élections anticipées. Il n’en souhaite pas, en réalité : le temps et la courbe du chômage jouent en sa faveur. Mais comme il sait que son appel ne sera pas suivi d’effet, il profite sans risque de cette posture démagogique.

Ceci dit, le gouvernement est fragile. Son impopularité est irréversible, car la situation économique ne s’améliorera pas sérieusement à court terme. De nouveaux scandales impliquant un ou plusieurs ministres pourraient lui porter le coup de grâce. Par ailleurs, il est possible qu’un puissant mouvement des travailleurs échappant aux directions syndicales – comme celui de l’automne 2010 – oblige Hollande à organiser des élections anticipées, de peur d’une crise révolutionnaire. Le matériel combustible d’un tel mouvement existe. Mais les dirigeants syndicaux ont peur – et ils ne chercheront pas à faire tomber le gouvernement.

Le Parti Socialiste

Par le passé, nous avons développé l’idée que l’intensification de la lutte des classes et la radicalisation de larges couches de travailleurs, sous l’impact de la crise, finiraient par trouver une expression à l’intérieur du Parti Socialiste. Nous pensions qu’une importante aile gauche s’y cristalliserait, qui contesterait ouvertement la politique pro-capitaliste de l’aile droite. Cette perspective reposait sur l’expérience des années 30 et 70. Or elle ne s’est pas réalisée, du moins à ce stade. Comment l’expliquer ?

Ces 40 dernières années, la dégénérescence pro-capitaliste de la direction du PS s’est poursuivie sans interruption. Elle a atteint des niveaux sans précédents ; le gouvernement Hollande en donne toute la mesure. En conséquence, l’autorité politique des dirigeants socialistes s’est effondrée – non d’un seul coup, mais à travers plusieurs étapes.

Avant 2012, le PS avait gouverné le pays à trois reprises : deux fois sous Mitterrand et une fois sous Jospin, soit au total pendant 15 ans. Chaque fois, le PS a déçu son électorat et cédé le pouvoir à la droite dès les élections suivantes. Les deux premières fois, cependant, l’expérience d’un gouvernement de droite ramenait immédiatement le PS au pouvoir : en 1988 (réélection de Mitterrand) et en 1997 (victoire de Jospin aux législatives). Malgré ses renoncements, le PS disposait toujours d’immenses réserves de soutien, face à la droite.

L’élimination de Jospin au premier tour de la présidentielle de 2002 fut un sérieux avertissement, pour la direction du PS. Mais elle n’en a tiré aucune conclusion. La dérive droitière s’est poursuivie. Et après cinq ans de droite au pouvoir, alors que le PS espérait en récolter mécaniquement les fruits, comme au bon vieux temps, Ségolène Royal était nettement battue par Nicolas Sarkozy (2007). C’était un tournant dans le déclin de l’autorité des dirigeants socialistes.

Le gouvernement actuel marque un nouveau tournant. Mitterrand et Jospin avaient déçu les travailleurs, mais ils avaient au moins engagé certaines réformes progressistes, sur fond de relative croissance économique. Lors de l’élection de François Hollande, de très nombreux électeurs de gauche – y compris chez ceux qui avaient voté Mélenchon – nourrissaient l’illusion qu’avec le PS au pouvoir, il y aurait « quelques réformes progressistes » et « moins de mauvais coup » qu’avec Nicolas Sarkozy. Ils ne prenaient pas la mesure de l’ampleur de la crise, d’une part, et d’autre part des conséquences de la dégénérescence des dirigeants du PS sur la politique qu’ils allaient mener dans un tel contexte. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de ces illusions. Comme nous l’avions anticipé, Hollande a capitulé immédiatement et sur toute la ligne, menant une politique en tous points semblable à celle de la droite. La seule différence, c’est qu’avec le développement de la crise, la régression sociale est encore plus rapide aujourd’hui qu’à l’époque de Sarkozy. Résultat : les dirigeants socialistes sont complètement discrédités auprès de larges couches de jeunes et de travailleurs, qui les mettent dans le même sac que les politiciens de droite. Et effectivement, ils ne valent pas mieux.

S’ils avaient contesté fermement la direction du PS, les représentants de son « aile gauche » auraient trouvé un large écho – non seulement dans les rangs du parti, mais bien au-delà. Cependant, la « gauche du PS » a suivi comme son ombre la dégénérescence de l’aile droite. Peillon, Montebourg, Dray, Hamon et compagnie ont tous capitulé contre des positions dans l’appareil du parti ou au gouvernement. Aujourd’hui, les soi-disant « frondeurs » ne défendent pas d’alternative crédible à la politique de François Hollande. Ils demandent juste un peu moins d’austérité. Au beau milieu de la plus grave crise du capitalisme depuis les années 30, il ne leur viendrait pas à l’idée de remettre en cause l’économie de marché : elle est leur horizon intellectuel et politique. En conséquence, les effectifs militants de la « gauche du PS » sont peu nombreux et démoralisés. Ils ne reflètent pas l’humeur réelle de la classe ouvrière – et ne sont pas en situation, dans l’immédiat, de mener une lutte sérieuse contre la direction du parti.

Aujourd’hui, le PS rebute de larges sections de la jeunesse et de la classe ouvrière. Lorsqu’elles votent encore PS face à la droite, c’est sans enthousiasme et sans illusions. Le PS s’est aussi progressivement vidé de ses militants les plus combatifs. Il est dominé – y compris numériquement – par toutes sortes d’éléments opportunistes, carriéristes, et par différents types de « clientèle », municipale ou autre. Les éléments désintéressés sont souvent isolés et désorientés. L’aile droite du parti – et, à travers elle, la classe dirigeante – en conserve d’autant plus fermement le contrôle. Ce cercle vicieux déporte le PS toujours plus loin vers la droite.

Sur le plan électoral comme sur celui de ses effectifs militants, le PS sortira très affaibli du mandat de François Hollande. Citant l’exemple du PASOK qui, après avoir appliqué l’austérité en Grèce, a été balayé de la scène politique, Mélenchon affirme que le PS subira le même sort. C’est une possibilité bien réelle. Ce qui caractérise le champ politique actuel, en France comme ailleurs, c’est son extrêmement instabilité. Comme le montre l’exemple de la Grèce et de l’Espagne, on doit s’attendre à toutes sortes de développements, y compris l’émergence de nouvelles forces de gauche et la disparition de vieux partis.

Cependant, ce qui se passe en Grèce et en Espagne ne se répétera pas de la même manière et au même rythme dans les autres pays d’Europe. Beaucoup de facteurs détermineront les évolutions concrètes dans la gauche française : l’ampleur et le rythme de la crise, la composition des prochains gouvernements, les développements à gauche du PS, l’évolution des personnalités dirigeantes, l’impact de la lutte des classes en Europe, etc.

Malgré la politique du gouvernement actuel, le PS conserve toujours une certaine réserve de soutien dans la classe ouvrière, qui est composée de différentes couches évoluant à différents rythmes. En France, la crise et les politiques d’austérité n’ont pas été – à ce stade – de la même ampleur qu’en Grèce, loin s’en faut. En 2017, le PS n’aura sans doute pas complètement détruit sa base. Par contre, il la détruirait certainement s’il remportait les élections de 2017, car il poursuivrait sa politique actuelle.

Dans l’opposition, le déclin du PS pourrait s’interrompre ou, au moins, ralentir. Mais sa direction voudra poursuivre la dérive pro-capitaliste. A un certain stade, la crise de la droite traditionnelle – au profit du FN – posera la question d’un gouvernement de coalition entre la droite et le PS. L’aile droite du PS y serait favorable. Cela pourrait aboutir à l’effondrement du parti – ou à une scission.

Un élément important de l’équation, c’est ce qui se passera sur la gauche du PS. Si l’exaspération des travailleurs y trouve enfin une expression de masse – à travers le Front de Gauche, le M6R ou autre chose –, cela accélérera le déclin du PS, dont la position de première force électorale de gauche sera menacée, comme on le voit en Espagne et en Grèce.

Si, à l’inverse, aucune force n’émerge sur la gauche du PS dans les années qui viennent, on ne peut exclure qu’une scission de gauche du PS occupe cet espace. Des personnalités telles que Montebourg, Hamon ou Aubry – malgré leur passé – pourraient jouer un rôle. La « primaire » du PS, en 2016, pourrait déjà donner lieu à une certaine polarisation. Il est déjà arrivé que des dirigeants réformistes virent brusquement vers la gauche sous l’impact de la crise du capitalisme et de la radicalisation des masses (Caballero, Mitterrand). Mais compte tenu de l’extrême dégénérescence des dirigeants actuels du PS, ce n’est pas la perspective la plus probable.

Il peut y avoir toutes sortes de scénarios intermédiaires, sur lesquels il serait vain de spéculer. Il nous faudra suivre les développements concrets au fur et à mesure. Mais la tendance générale du PS est au déclin. Il se discrédite durablement auprès de couches toujours plus larges de jeunes et de travailleurs. Son aile gauche est à des kilomètres d’exprimer le processus de radicalisation dans la classe ouvrière. Le PS repose de plus en plus sur l’inertie électorale de certaines couches du salariat et des classes moyennes. Beaucoup votent pour lui « faute de mieux », sans enthousiasme ni illusions. L’émergence d’une alternative de gauche accélérerait le processus.

Le Front de Gauche

Le succès de la campagne électorale de Mélenchon, en 2011/2012, indiquait l’énorme potentiel du Front de Gauche. Mais les dirigeants du PCF et du PG se sont immédiatement divisés sur l’attitude à adopter à l’égard du gouvernement et du PS. A l’été 2013, les divergences éclataient au grand jour sur la question des alliances aux municipales. En conséquence, le Front de Gauche a reculé.

La direction du PCF porte la plus grosse part de responsabilité dans cette situation. Lorsque François Hollande a accéléré sa politique de coupes budgétaires et de contre-réformes, Pierre Laurent s’est contenté de demander que le gouvernement « change de cap ». Or la plupart des électeurs de gauche ont vite compris que cela n’arriverait pas, qu’il n’y aurait pas de changement de cap vers la gauche, que la dynamique du gouvernement était vers la droite. La direction du PCF et les « frondeurs » semblaient être les seuls à ne pas le comprendre.

Face au rejet massif de la politique du gouvernement, le Front de Gauche devait se présenter comme une opposition et une alternative de gauche à construire sans tarder, sur la base d’un programme offensif. Mélenchon développait cette approche générale – qu’il affaiblissait, cependant, par des manœuvres opportunistes avec les Verts. Mais la direction du PCF la rejetait en bloc. Elle refusait de se définir comme une « opposition de gauche » au gouvernement. Elle se présentait comme une voix « critique » de la majorité, non comme une alternative. Jour après jour, Pierre Laurent et André Chassaigne expliquaient qu’il fallait patiemment « convaincre » les parlementaires socialistes. Ces derniers les écoutaient poliment, les accueillaient à La Rochelle – puis votaient des mesures de plus en plus réactionnaires.

Les alliances du PCF avec le PS aux élections municipales, alors que le gouvernement était en chute libre dans l’opinion, ont porté le coup de grâce à la dynamique du Front de Gauche. De son côté, le Parti de Gauche ajoutait à la confusion en multipliant les alliances avec les Verts, qui, à l’époque des municipales, étaient toujours au gouvernement.  Parmi les quatre millions de personnes qui avaient soutenu le Front de Gauche en avril 2012, beaucoup ont vu dans cette séquence la preuve que les dirigeants du Front de Gauche « ne valent pas mieux que les autres politiciens ». Les élections européennes de juin 2014 ont marqué un net reflux électoral du Front de Gauche, le ramenant au niveau de 2009.

Les masses cherchent une issue à la crise. A un certain stade, cela trouvera une expression sur la gauche. Mais il est difficile de prévoir quel en sera l’axe. Le Front de Gauche pourrait être relancé pour la campagne de 2017. Mais les lignes de fractures entre le PG et le PCF ne sont pas résorbées. Par exemple, le PCF a fait des alliances avec le PS dans un certain nombre de cantons, au premier tour des élections départementales, et il semble se préparer à en faire au premier tour des élections régionales. Si Mélenchon a lancé le M6R, c’est justement pour tourner la page d’un Front de Gauche compromis par ses erreurs, ses divisions – et notamment par les alliances passées et à venir du PCF avec le PS.

Même si le PCF a apporté d’importantes forces militantes à la campagne de 2012, c’est autour de Mélenchon – et la radicalité de ses discours – que s’est créée la dynamique permettant de passer, en quelques mois,  de 4 % dans les sondages à 11 % dans les urnes. Cependant, le discrédit du Front de Gauche a partiellement affecté la popularité de Mélenchon, qui en outre poursuit la politique insensée des alliances avec les Verts. Il déclarait récemment « envisager une candidature commune » avec EELV pour l’élection présidentielle. Son objectif est de capter l’électorat des Verts et, semble-t-il, d’y provoquer une scission de gauche. Ces manœuvres discréditent Mélenchon plus qu’autre chose. Par exemple, aux élections départementales, les Verts ont fait alliance avec le Front de Gauche dans de nombreux cantons – et avec le PS dans de nombreux autres.

Beaucoup de travailleurs sont attentifs aux alliances – et en tirent des conclusions. Le succès de Podemos et de Syriza reposait notamment sur une rupture complète avec tous les partis liés, d’une façon ou d’une autre, aux politiques d’austérité. Mélenchon dit avoir compris cette leçon, mais il n’en tire pas toutes les conclusions pour lui-même.

Mélenchon conserve toujours une partie de l’autorité et du soutien acquis en 2011 et 2012. Si aucune autre figure n’émerge à gauche du PS, il sera un candidat crédible pour 2017. Dans la période à venir, de nouvelles couches de travailleurs chercheront une alternative de gauche aux politiques d’austérité ; en se mobilisant, elles pourraient relancer ceux qui ont été déçus par le Front de Gauche. De grandes luttes accéléreraient le processus de cristallisation politique. Les développements en Grèce, en Espagne et dans d’autres pays d’Europe auront aussi un impact important. Le M6R – ou une autre initiative – pourrait finir par se développer bien au-delà des cercles militants.

La perspective d’une campagne présidentielle dominée par le PS, l’UMP et le FN suscitera la volonté de faire émerger une alternative de gauche. Celle-ci aurait un potentiel bien plus important qu’en 2012, du fait du développement de la crise et du discrédit du PS.

Fondé à la suite de l’élection présidentielle de 2007, le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) essayait de fédérer la plupart des tendances de la gauche « anticapitaliste ». Quelques années plus tard, l’échec est flagrant. Dès les premiers revers électoraux, le NPA est entré en crise. Son déclin s’est accéléré du fait de son sectarisme et du succès du Front de Gauche en 2011 et 2012. Il a fini par éclater en diverses fractions rivales, séparées principalement sur la question des alliances électorales. Passé d’environ 9000 adhérents à son apogée à moins de 2000 aujourd’hui, le NPA n’a réussi à adopter qu’une seule résolution lors de son dernier congrès (février 2015), qui excluait toute alliance politique avec les organisations membres du Front de Gauche. Il ne sera pas en mesure d’occuper l’espace politique à la gauche du PS.

Fort de ses dizaines de milliers d’adhérents, le PCF pourrait-il jouer un rôle important ? Il n’en prend pas la direction. Le PCF est perçu comme faisant partie du « système » – à juste titre en ce qui concerne sa direction et nombre de ses élus. Malgré la crise du capitalisme, malgré le discrédit du PS, les effectifs militants du PCF continuent de baisser. Le parti compte toujours des milliers de militants sincères et dévoués à la cause des travailleurs, dont un certain nombre peuvent être gagnés à nos idées. Mais dans son ensemble, la base du parti est souvent désorientée et déconnectée de l’humeur réelle de la classe ouvrière. Nombre de militants font porter la responsabilité des échecs du PCF et du Front de Gauche sur le prétendu « faible niveau de conscience des travailleurs ». Au fil des années, la composition sociale du parti s’est modifiée ; le poids relatif des classes moyennes et des couches supérieures du salariat a augmenté. Avec la baisse des effectifs, le poids relatif de l’appareil et des élus s’est également renforcé.

Les alliances avec le PS portent des coups sévères à l’autorité du PCF. La direction du parti préfère s’accrocher au navire coulant du PS – ce qui lui permet de sauver des élus à court terme – plutôt que de rompre avec lui. Cela reflète son manque de confiance dans la classe ouvrière et dans ses propres idées. Comme la « gauche du PS », la direction du PCF a évolué dans les sillons de la droite du PS, ces dernières décennies. Au beau milieu de la plus grave crise du capitalisme depuis les années 30, elle défend un programme réformiste extrêmement modéré.

Dans leurs discours, les dirigeants du PCF s’adressent à « tous les électeurs de gauche ». Mais tant qu’il n’aura pas rompu avec le PS, tant qu’il sera perçu comme son « allié traditionnel », il ne pourra pas constituer un pôle d’attraction pour les électeurs qui rejettent le PS et cherchent une alternative de gauche. Une petite force réformiste qui se positionne légèrement sur la gauche du PS, sans rompre avec lui, n’a pas grand intérêt.

Si la base du PCF n’impose pas un virage à gauche du parti, c’est son existence même qui est en jeu, à terme. L’expérience du PRC italien – aujourd’hui marginalisé – rappelle que les erreurs des dirigeants peuvent finir par détruire un parti ouvrier de masse. Aujourd’hui, il ne reste presque plus rien du Parti Communiste Italien, qui était le plus puissant Parti communiste en Europe.

Le déclin du PRC renferme d’importantes leçons pour le PCF. Par exemple, ce qui a contribué à précipiter la marginalisation du PRC, c’est l’attitude de sa direction lors du conflit ouvert entre les chefs droitiers de la CGIL (l’équivalent de la CGT) et sa fédération de la métallurgie (la FIOM), lorsque celle-ci a organisé de grandes luttes des travailleurs de l’industrie automobile, en 2010. Dans ce conflit, les dirigeants du PRC ont adopté une attitude ambiguë, refusant de prendre fait et cause pour la FIOM face à des dirigeants de la CGIL qui, en substance, capitulaient face au patronat et au gouvernement. Cela a discrédité le PRC auprès des travailleurs et syndicalistes italiens les plus combatifs. En France, la direction du PCF se range systématiquement du côté des bureaucraties syndicales contre les éléments les plus à gauche. Lors de la grève reconductible des cheminots, en juin 2014, Chassaigne a joué un rôle scandaleux. Le PCF était perçu comme l’allié de Lepaon – qui faisait pression pour que la grève s’arrête – contre les cheminots les plus combatifs. De même, l’attitude de L’Humanité et des dirigeants du PCF, lors de « l’affaire Lepaon », était aux antipodes de la colère légitime de nombreux militants CGT.

A la faveur de grandes luttes, ce qui reste des réserves sociales et militantes du PCF peut lui permettre de croître à nouveau. Un afflux important de militants s’accompagnerait d’une plus grande polarisation interne. Mais ce n’est qu’une possibilité – et la politique actuelle des dirigeants du parti y fait obstacle. La crise du capitalisme accélère tous les processus. En Espagne, l’émergence de Podemos entraîne la décomposition d’Izquiera Unida, dont les dirigeants étaient perçus, eux aussi, comme faisant partie du système, notamment du fait de leurs alliances avec le PSOE. En France également, si les militants communistes ne parviennent pas à modifier la ligne du PCF, il pourrait continuer de décliner, en particulier si une autre force politique émerge sur la gauche du PS.

La droite et le Front National

La crise du capitalisme entraîne une crise du régime et de tous les vieux partis traditionnels. Par le passé, un gouvernement PS menant une politique pro-capitaliste préparait une large victoire électorale des partis traditionnels de la droite et du centre droit. Aujourd’hui, ce n’est plus aussi simple. Discrédité par l’expérience des gouvernements Chirac et Sarkozy, l’UMP est en crise. Quant au « centrisme » bourgeois, il est condamné au déclin par le processus de polarisation politique croissante.

Le Front National profite à la fois de la radicalisation de l’électorat de droite et de l’absence d’une alternative crédible au PS sur la gauche. Si l’UMP a toujours de bonnes chances de remporter la présidentielle de 2017, elle est de plus en plus concurrencée par le FN. Aux législatives, le FN pourrait ravir plusieurs sièges à l’UMP. Surtout, la montée du FN – au détriment de l’UMP – pourrait favoriser l’élection de députés PS dans nombre de circonscriptions. L’élection partielle dans le Doubs était un cauchemar pour l’UMP.

L’UMP est profondément divisée sur sa ligne politique et embourbée dans les scandales de corruption. Copé a dû jeter l’éponge. La réélection de Sarkozy à la tête du parti est une illustration flagrante de sa crise. Sarkozy est impliqué dans plusieurs « affaires » en cours. Il était le président le plus détesté de toute l’histoire de la Ve République. Il a fini son mandat aux alentours de 25 % d’opinion favorable. Aujourd’hui, il veut pousser l’UMP vers la droite, dans l’espoir de concurrencer le FN sur ses propres terres. Mais c’est ce qu’il avait déjà fait lors de la campagne de 2007. Le FN n’aura qu’à rappeler le bilan de son mandat : beaucoup plus de chômeurs, de pauvres et une crise économique majeure.

Alain Jupé, condamné en 2004 pour abus de biens sociaux, veut incarner l’aile « modérée » de l’UMP. Moins provocateur que Sarkozy, il a le soutien d’une large section de la classe dirigeante. Mais la base de l’UMP, elle, regarde vers la droite, vers le FN. Juppé aura du mal à s’imposer en interne. Par ailleurs, il est associé à la grève de décembre 95. Il peut difficilement incarner un « renouveau ». Il ne suscitera pas d’enthousiasme dans la masse de la population.

A ce stade, la direction de l’UMP refuse toute alliance avec le FN au niveau national. Elle menace d’exclusion tout responsable de l’UMP qui dérogerait à cette règle. Mais c’est un signe de faiblesse. Marine Le Pen est en position de force et se dit prête accueillir les exclus de l’UMP – sur les bases politiques du FN. Un certain nombre de cadres de l’UMP et de l’UDI ont déjà rejoint le FN ou le Rassemblement Bleu Marine. Cette tendance pourrait s’accélérer dans la période à venir. A terme, l’UMP pourrait scissionner, une partie s’alliant ouvertement avec le FN, l’autre s’orientant vers un gouvernement de coalition avec le PS.

A un certain stade, la crise des partis traditionnels mettra ces deux options à l’ordre du jour : un gouvernement droite-FN ou un gouvernement droite-PS. La bourgeoisie préfère la deuxième option, car le FN au pouvoir, même dans un gouvernement de coalition, serait une provocation contre la jeunesse et le mouvement ouvrier. Les capitalistes n’ont pas oublié les manifestations de masse d’avril/mai 2002. Quoi qu’il en soit, il s’agirait dans les deux cas de gouvernements de crise qui ne régleraient rien et accéléreraient la polarisation politique, notamment sur la gauche.

La crise du Front de Gauche favorise la montée du FN. La nature ne tolère pas le vide. Le FN n’a jamais eu le pouvoir et prospère sur le thème de la lutte contre « le système ». Il insiste davantage sur la corruption des élites et sur la crise de l’économie que sur l’immigration. A la différence de son père, Marine Le Pen veut des élus à tous les niveaux et entrer dans les ministères. Elle sait qu’elle n’y arrivera pas sur la base de l’ancien fonds de commerce du FN : provocations racistes, antisémites et clins d’œil au fascisme. Profitant du vide à gauche, elle cache le programme pro-capitaliste du FN sous une forte dose de démagogie « sociale ». Elle maintient le flou sur les retraites, les salaires et les services publics. Elle cherche à rallier sous sa bannière des déçus de la droite et de la gauche.

La montée du FN ne signifie pas l’imminence du fascisme ou d’une dictature bonapartiste en France. A ce stade, la classe dirigeante n’en a ni le besoin, ni la possibilité. Elle n’en a pas besoin car elle s’appuie sur les directions des partis de gauche et des syndicats ouvriers, soit qu’ils gouvernent directement (comme actuellement le PS), soit qu’ils « négocient » les coupes et contre-réformes (directions syndicales). Elle n’en a pas la possibilité car les forces de la classe ouvrière – dont le poids social n’a jamais été aussi important – sont intactes ; une tentative d’instaurer un régime autoritaire provoquerait une explosion sociale susceptible de balayer le système capitaliste. C’est pour cela que la bourgeoisie grecque a fait arrêter la direction d’Aube Dorée, fin 2013. Elle redoutait que les actions meurtrières d’Aube Dorée finissent par provoquer une explosion révolutionnaire des jeunes et des travailleurs grecs. Comme en Grèce, les capitalistes français utiliseront les fascistes comme une force auxiliaire contre la jeunesse et le mouvement ouvrier – dans une certaine limite. Reste que la crise renforce les groupuscules fascistes, qui sont actifs et violents. Comme on l’a vu avec l’assassinat de Clément Méric, la question des méthodes de lutte contre le fascisme va revenir à l’ordre du jour du mouvement ouvrier français.

La direction du FN ne vise pas l’instauration d’une dictature militaire ou d’un régime fasciste. Elle veut le pouvoir sur la base d’une recomposition générale de la droite. Un gouvernement de coalition droite-FN mènerait une politique d’austérité impopulaire. Le FN en sortirait discrédité. De manière générale, la montée du FN – bien réelle – est accentuée par une abstention massive et correspond à une phase déterminée du processus de polarisation politique. Il y aura de violentes oscillations de l’opinion non seulement vers la droite, mais aussi vers la gauche. Une alternative de gauche aux politiques d’austérité finira par émerger ; elle minera la progression du FN. Mais en attendant, tout lui profite : la crise, le chômage, les scandales, la faillite du gouvernement et la crise du Front de Gauche.

Conclusion

Nous sommes entrés dans une époque extrêmement turbulente. L’énorme instabilité à tous les niveaux – économique, social, politique – complique l’élaboration de perspectives. Leur caractère hypothétique est d’autant plus évident. Dans la sphère politique, la situation en Grèce (Syriza), en Espagne (Podemos), mais aussi en Italie (PRC/ Grillo) et en Belgique (PTB) souligne la grande variété des scenarios possibles. Dans ce contexte, il est fondamental « de ne pas se fier aveuglément à des schémas tout faits, mais de surveiller constamment la marche du processus historique en se conformant à tous ses enseignements. » (Trotsky).

Dans une période aussi volatile, la plus grande flexibilité tactique est requise – tout en restant ferme sur les principes. Les opportunités pour construire l’organisation ne manqueront pas ; il faudra les identifier et les saisir avec enthousiasme et détermination. Chaque camarade doit prendre la mesure de l’époque actuelle et de la tâche qui nous incombe. En 1940, Trotsky écrivait : « Allons-nous réussir à préparer à temps un parti capable de diriger la révolution prolétarienne ? Pour répondre correctement à cette question, il faut bien la poser. Naturellement, tel ou tel soulèvement peut et même doit se terminer par une défaite du fait de l’absence de maturité de la direction révolutionnaire. Mais il ne s’agit pas d’un soulèvement unique. Il s’agit d’une époque révolutionnaire entière.

« Le monde capitaliste n’a pas d’issue, à moins de considérer comme telle une agonie prolongée. Il faut se préparer pour des longues années, sinon des décennies, de guerres, de soulèvements, de brefs intermèdes de trêve, de nouvelles guerres et de nouveaux soulèvements. C’est là-dessus que doit se fonder un jeune parti révolutionnaire. L’histoire lui donnera suffisamment d’occasions et de possibilités de s’éprouver lui-même, d’accumuler de l’expérience et de mûrir. Plus vite les rangs de l’avant-garde fusionneront, plus l’époque des convulsions sanglantes sera raccourcie, moins notre planète aura à supporter de destructions. Mais le grand problème historique ne sera en aucun cas résolu jusqu’à ce qu’un parti révolutionnaire prenne la tête du prolétariat. La question des rythmes et des intervalles est d’une énorme importance, mais elle n’altère ni la perspective historique générale ni la direction de notre politique. La conclusion est simple : il faut faire le travail d’éduquer et d’organiser l’avant-garde prolétarienne avec une énergie décuplée. C’est précisément en cela que réside la tâche de la IVInternationale. » (L. Trotsky. Manifeste de la IVe Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution mondiale. Mai 1940)

Lorsque Trotsky écrivait ces lignes, la crise organique du capitalisme débouchait sur la deuxième guerre mondiale, qui a été suivie par une phase d’expansion inédite du système capitaliste. Aujourd’hui, une guerre mondiale est exclue, au moins dans l’immédiat. Cela signifie que toutes les contradictions exploseront sur le terrain de la lutte des classes. Et il n’y aura pas de « trente glorieuses », mais des décennies de crise et d’offensives patronales. Nous sommes face à « une époque révolutionnaire entière ». A nous de forger patiemment, systématiquement, les forces qui permettront de conclure cette époque par le renversement du capitalisme en France et à l’échelle mondiale.


[1] Rapport (février  2015) du « McKinsey Global Institute ». Debt and (not much) deleveraging.

[2] Pour l’ensemble des chiffes de ce paragraphe, voir Bilan du Monde, Edition 2015, p.132.

[3] INSEE : Part des différents pays dans le PIB de la zone euro en 2013.

[4] Pour les chiffres des paragraphes 24 et 25, voir Les Échos (10 septembre 2013) : Une comparaison industrielle France-Allemagne : pourquoi un tel déclin relatif ? 

[5] Pour 2007 : INSEE, Les comptes des administrations publiques en 2007. Pour 2014 : INSEE, Dette trimestrielle de Maastricht des administrations publiques – 3e trimestre 2014.

[6] INSEE, Évolution du PIB en France jusqu’en 2013. Pour le PIB 2014 : INSEE, Comptes nationaux trimestriels, premiers résultats du 4e trimestre 2014.

[7] Solde commercial de la France. Part de la France dans les exportations  2013. Chiffre pour 2000 : A quel niveau la part de marché mondiale des exportations françaises est-elle est tombée ? Part des exportations dans la zone euro : Les parts de marché à l'export de la France dans la zone euro se stabilisent et : La compétitivité française ne s'est pas redressée l'an passé. Sur l’investissement industriel : Enquête sur les investissements dans l’industrie – Avril 2015.

[8] L’Express (27 novembre 2014) : La France est tombé à moins de 1%.

[9] Cité dans Alternatives économiques de juin 2013 : Pourquoi l'Etat français emprunte à des taux d'intérêt aussi bas.

[10] Voir INSEE : Enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages.

[11] INSEE. Pour 2008 : Chômage  ; pour 2009 : Nouvelle hausse du taux de chômage au quatrième trimestre 2009.

[12] Source : Budget de l’Etat : 280 milliards d’euros. Cadeaux aux entreprises : 230 milliards d’euros !

[13] Le Parisien (2 septembre 2015) : CAC 40 : 56 milliards d'euros de dividendes reversés aux actionnaires. 

[14] Pour les chiffres de ce paragraphe, voir 9 Français sur 10 craignent de devenir précaires  et Les précaires en première ligne du chômage.

[15] 20 minutes (27 novembre 2014) : Moins de grèves dans le privé : « Nous assistons à un déclin de la grève traditionnelle en France ».

[16] Le Nouvel Économiste (19 février 2014) : Thierry Lepaon, CGT : « Pour que le consensus émerge, il doit y avoir affrontement ».

 [17] Le Figaro (7 novembre 2014) : La vraie situation économique de la France.

[18] Libération (8 avril 2014) : Les jeunes et le chômage : la situation plus mauvaise que jamais.

[19] Sur la santé des étudiants : Hausse des frais de santé pour les étudiants de 20% en 3 ans. Sur le salariat étudiant : Le mal-logement en France, zoom sur les jeunes. Sur le mal-logement étudiant : Plus de un million d'étudiants en mal de logement. 

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