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Ted Grant
Ted Grant (1949)

Ce texte de 1946 est une réponse de Ted Grant au texte de Pierre Frank [*], Démocratie ou bonapartisme en Europe ? (Novembre 1945)


L’aphorisme employé par Lénine que nous vivons dans une époque de guerres et de révolutions auquel Trotsky ajoutait : « et de contre-révolutions », s’est pleinement vérifié dans l’histoire des trois dernières décades. Il y eut peu de périodes dans l’histoire qui furent marquées de si terribles convulsions et chocs entre les nations et les classes, et de telles transformations et manipulations kaléidoscopiques des régimes politiques à travers lesquels le capital financier maintient toujours sa domination sur les peuples. De ce fait, il est doublement important pour ceux qui continuent l’enseignement du Marxisme, et qui seuls peuvent prétendre analyser théoriquement les évènements, d’observer scrupuleusement et attentivement les transformations qui s’opèrent, s’ils veulent orienter correctement l’avant-garde, et guider les masses.

Critiquant la conception stérile du stalinisme qui, au moment de la « Troisième période », identifiait tous les régimes politiques au fascisme, Trotsky caractérisait lumineusement la nature de l’époque comme étant celle de transformations et de fluctuations où des généralisations ne suffisent pas. Chaque étape doit être examinée concrètement par l’avant-garde qui ainsi seulement peut comprendre et interpréter les événements et en tirer les conclusions pratiques justes pour diriger son action. Il écrivait :

La grande importance d’une orientation théorique juste apparaît avec le plus d’évidence dans une période de conflits sociaux aigus, de transformation politiques rapides et de situations changeantes. Dans de telles périodes, les conceptions et généralisations politiques sont vite usées et demandent à être complètement révisées (ce qui est plus facile ou à être concrétisées, précisées et rectifiées partiellement (ce qui est plus difficile). C’est précisément dans de telles périodes que toutes sortes de situations et de combinaisons transitoires et intermédiaires se présentent, nécessairement, bouleversant le plan habituel et exigeant doublement une attention théorique soutenue. En un mot, si dans la période pacifique et « organique » (avant la guerre) on pouvait encore vivre des revenus de quelques abstractions toutes faites, de notre temps chaque nouvel événement ramène à la surface la plus importante loi de la dialectique : La vérité est toujours concrète. (Bonapartisme et fascisme, 15 juillet 1934)

Parmi les cadres de la IVème Internationale, il y a des camarades qui n’ont pas suffisamment compris cette leçon. Ils continuent à vivre des « revenus de quelques abstractions toutes faites », au lieu de concrétiser ou de rectifier partiellement des généralités précédentes. L’article de Pierre Frank  en est un exemple frappant.

Frank essaye d’identifier tous les régimes d’Europe occidentale à l’image du « bonapartisme ». Ses généralisations vont même plus loin : il prétend qu’il y a eu des régimes bonapartistes en France depuis 1934 : qu’il est impossible d’avoir autre chose que des régimes bonapartistes ou fascistes jusqu’à la prise du pouvoir par le prolétariat en Europe. Et ceci, s’il vous plait, au nom de la « continuité de notre analyse politique pendant plus de dix années de l’Histoire française » ! Une telle suffisance réduit la théorie à des abstractions formelles et dissimulant des erreurs inévitables et épisodiques en fait un système. Cela n’a pas de place dans la IVème Internationale.

Le camarade Frank mélange sans discernement les termes de démocratie bourgeoise et de bonapartisme sans expliquer les traits spécifiques d’aucun d’eux. Il parle réciproquement de « bonapartisme », « d’éléments de bonapartisme », et il oppose les libertés démocratiques à « un régime que l’on peut justement définir comme démocratique ». Pourtant, le lecteur cherche en vain une définition de son « régime démocratique » idéal, se distinguant de la véritable démocratie bourgeoise. Il nie l’existence actuelle en Europe de régimes démocratiques, car « il n’y a littéralement pas place pour ceux-ci ».

Base économique et superstructure politique

Nous voulons répéter ici quelques idées élémentaires du Marxisme, afin d’arriver à une clarification nécessaire et à la compréhension des processus changeants et des transformations qui s’opèrent dans les régimes politiques d’Europe à l’heure actuelle - au moins en Europe occidentale. La moitié de l’Europe orientale étant dominée directement par la bureaucratie stalinienne, évolue dans une direction différente et dans des conditions différentes.

Le caractère politique d’un régime (bonapartiste, fasciste, démocratique) est déterminé fondamentalement par les relations entre les classes d’une nation, variant à des étapes différentes. Sa nature fondamentale est déterminée, en dernière analyse, par son mode de production et ses rapports de propriété, par son caractère de classe. Ainsi les régimes d’Hitler et de Roosevelt, d’Attlee et de Mussolini, de Franco et de Gouin, de Peron et de Salazar, de de Valera et Chang-Kaï-Shek, sont tous des gouvernements de la classe capitaliste, car ils sont basés sur l’économie de l’exploitation capitaliste.

Pourtant, la nature de classe de ces régimes n’épuise pas le problème. Nous devons classer l’outil — qui diffère dans chaque cas — dont la bourgeoisie se sert pour assurer sa domination et son pouvoir. Le caractère de ce pouvoir n’est pas seulement établi par le caractère subjectif et les besoins des capitalistes financiers, cela n’est qu’un facteur du processus, mais précisément par les inter-relations objectives-subjectives entre les classes à une étape donnée, ce qui est le produit de l’histoire et de l’évolution de la lutte des classes dans le pays.

C’est une vulgarisation du Marxisme — un matérialisme vulgaire de la pire espèce — que de prétendre que la superstructure d’une société est immédiatement déterminée par le développement de son économie.

La disparition des bases économiques sur lesquelles est fondée la « démocratie » des impérialistes, ne mène pas immédiatement à la disparition de la démocratie bourgeoise. Cela ne fait que préparer à la longue son écroulement sur le long terme. A proprement parler, l’évolution du capitalisme vers l’impérialisme au début de ce siècle, avait déjà rendu l’existence même de la démocratie bourgeoise caduque. Pourtant nous voyons que la démocratie bourgeoise continue à se maintenir durant des décades après la disparition de ses bases économiques. La première guerre impérialiste mondiale prouva déjà que le capitalisme avait survécu à ses fonctions historiques. Mais cela n’a pas, et en soit ne pouvait pas, mener au renversement du système capitaliste. La première guerre mondiale faisait naître les conditions favorables pour le renversement de la bourgeoisie à l’échelle mondiale. Mais les organisations que le prolétariat avait crée lui-même l’empêchèrent d’accomplir sa mission. La social-démocratie trahit la révolution et sauva de la destruction le système capitaliste. Pourtant pendant l’époque révolutionnaire qui suivit la première guerre mondiale, la bourgeoisie fut forcée de compter sur l’aide de la social-démocratie, seul appui sûr dont elle pouvait disposer pour maintenir son pouvoir.

Là où la bourgeoisie reposait sur de tels régimes basés sur la social-démocratie, liant la répression contre les ouvriers révolutionnaires aux réformes et semi-réformes, ceux-ci ne pouvaient être caractérisés que comme régimes de « démocratie bourgeoise ». C’est ainsi que Lénine et Trotsky caractérisaient le régime contre-révolutionnaire en Allemagne en 1918, organisé par la social-démocratie, comme régime bourgeois démocratique.

Cela est l’A.B.C. que les libertés démocratiques furent conquises dans la lutte contre la bourgeoisie pendant tout un siècle ; il a fallu lutter pour le droit de vote et l’arracher des mains de la bourgeoisie dans une période d’ascension du capitalisme, à l’époque d’une démocratie bourgeoise florissante. Même dans les plus beaux jours, il n’y a pas eu d’état démocratique idéal sans intervention policière et sans utilisation de la force brutale.
Pourtant, même à cette étape, lorsque le capitalisme était encore une économie ascendante, il n’y avait pas que des régimes démocratiques, mais également des régimes bonapartistes. Au pays classique du bonapartisme, Louis-Napoléon, de même que Bonaparte lui-même, arrivèrent au pouvoir dans une période de « boom » qui, pour l’un d’eux, dura pendant deux décades. Suivant la conception du camarade Frank, il n’y avait pas de base pour le bonapartisme, nous n’aurions dû avoir que des démocraties bourgeoises. Mais nous voyons que le problème n’est pas si simple.

Et après Louis-Napoléon, la démocratie bourgeoise dura pendant des décades en France (avec une ou deux menaces de dictature — Boulangisme). Suivant les conceptions mystérieuses de Frank, après le bonapartisme — signifiant que les bases économiques pour une démocratie ont disparu — il n’est plus possible pour la bourgeoisie d’avoir la démocratie, mais… uniquement le bonapartisme [1]. Il est difficile de comprendre pourquoi le camarade Frank s’arrête en 1934 pour suivre les traces des régimes bonapartistes en France. Si nous suivons logiquement sa méthode, nous avons eu du bonapartisme depuis le Coup d’Etat de Louis-Napoléon en 1851, ou peut-être depuis le premier Bonaparte !

S’il y a un grain de bon sens dans son cas, que la base économique des réformes a disparu, tout ce que cela prouve n’est pas qu’automatiquement et conséquemment le régime bonapartiste est embarrassé, mais que dans de telles conditions, le régime démocratique aura un caractère extrêmement instable, sera affligé de convulsions et de crises, qui doivent ouvrir la voie soit à la dictature révolutionnaire du prolétariat, soit à la dictature ouverte du capital financier par le bonapartisme ou le fascisme.

Le camarade Frank dit que l’existence des libertés démocratiques ne suffit pas à faire un régime démocratique. Quelle profonde observation ! Que s’ensuit-il ? L’existence de mesures bonapartistes n’en fait pas non plus un régime bonapartisme, camarade Frank ! Cet argument est presque aussi profond que ceux du « collectivisme bureaucratique » qui prétendent que nous avions l’intervention de l’Etat dans l’économie en Allemagne sous Hitler, en France sous Blum, en Amérique sous Roosevelt (N.R.A., National Industrial Recovery Act), en Russie sous Staline… et qu’en conséquence tous ces régimes étaient identiques. Ce ne sont pas seulement des points de ressemblance, particulièrement des types différents de sociétés capitalistes — ce sont les traits décisifs qui déterminent notre définition des régimes.

Contre-révolution sous une forme démocratique

Le R.C.P. britannique a caractérisé les régimes de l’Europe occidentale (France, Belgique, Hollande, Italie) comme des régimes de contre-révolution sous une forme démocratique. Le camarade Frank prétend que l’idée d’une « contre-révolution démocratique » est « dépourvue de tout contenu [2] » . Il serait alors en mal d’expliquer ce qu’était la République de Weimar organisée par la social-démocratie en Allemagne. Il serait obligé de prétendre que ce qui se passait en 1918, en Allemagne, n’était pas la révolution prolétarienne trahie par la « contre-révolution sous une forme démocratique » (par la suppression non démocratique et sanglante du soulèvement de janvier 1919) mais que c’était une révolution démocratique qui renversa le Kaiser et remplaça son régime par celui de « pure » démocratie bourgeoise ! Le fait que ce régime fut introduit par la loi martiale et la conspiration des dirigeants de la social-démocratie avec l’état-major de la Reichswehr, les Junkers, et la bourgeoisie, justifie la conclusion de Lénine et de Trotsky disant qu’il y avait une contre-révolution « démocratique », la bourgeoisie utilisant la social-démocratie comme agent.

D’avance, Trotsky avait prévu une situation semblable et s’était préparé théoriquement pour le renversement du fascisme en Italie, lorsqu’il écrivait, dans une lettre, aux camarades italiens, en 1931 :

La période transitoire en Italie

« Ensuite vient la question de la période « transitoire » en Italie. Il est nécessaire d’établir très clairement, dès le début : transition de quoi à quoi ? Période de transition de la révolution bourgeoise (ou populaire) à la révolution prolétarienne — est une chose. Période de transition de la dictature fasciste à la dictature prolétarienne — est une autre chose. Si on envisage la première conception, alors se pose en premier lieu la question de la révolution bourgeoise, et ensuite se pose le problème d’établir quel rôle le prolétariat y joue, c’est seulement après que se pose la question de la période transitoire vers la révolution prolétarienne. Si on envisage la deuxième conception, alors se pose le problème d’une série de luttes, de perturbations, de renversements de la situation, de tournants brusques, constituant dans leur ensemble les différentes étapes de la révolution prolétarienne. Ces étapes peuvent être numériquement nombreuses. Mais en aucun cas elles ne peuvent contenir en elle une révolution bourgeoise ou son avortement mystérieux : La révolution « populaire ».

Cela veut-il dire que pour un certain temps l’Italie ne peut pas devenir de nouveau un Etat parlementaire ou devenir une « République démocratique » ? Je considère — en parfait accord avec vous, je pense — que cette éventualité n’est pas exclue. Mais alors ça ne sera pas le résultat d’une révolution bourgeoise, mais le fœtus avant terme d’une révolution prolétarienne insuffisamment mûre et prématurée. Dans le cas d’une profonde crise révolutionnaire et de luttes de masses au cours desquelles l’avant-garde révolutionnaire n’aura pas été en mesure de prendre le pouvoir, il se peut que la bourgeoisie rétablisse son pouvoir sur des « bases démocratique ». Peut-on dire par exemple que la République allemande actuelle représente une conquête de la révolution bourgeoise ? Une telle assertion serait absurde. Il y avait en 1918-1919 en Allemagne une révolution prolétarienne qui dépourvue d’une direction, fut déçue, trahie et écrasée. Pourtant la contre-révolution bourgeoise se vit obligée de s’adapter aux circonstances résultant de l’écrasement de la révolution prolétarienne, ce qui eut comme résultat la constitution d’une République sous la forme du « parlement démocratique ». Est-ce que la même chose — ou à peu près la même chose — est exclue pour l’Italie ? Non, cela n’est pas exclu. L’arrivée au pouvoir du fascisme était le résultat de l’inachèvement de la révolution prolétarienne en 1920. Seule une nouvelle révolution prolétarienne peut renverser le fascisme. Si cette fois non plus elle ne devait pas triompher (faiblesse du Parti Communiste, manœuvres et trahisons de la social-démocratie, des francs –maçons, des catholiques) l’étape « transitoire » que la contre-révolution bourgeoise serait alors forcée d’instaurer, sur les ruines de son pouvoir de forme fasciste, ne pourrait être rien d’autre qu’un Etat parlementaire et démocratique. »

Les évènements d’Italie ont démontré les prévisions remarquables de Trotsky. La bourgeoisie s’est vue forcée de permettre que le Roi soit chassé, et les traîtres socialistes et staliniens ont entraîné le développement de la révolution prolétarienne dans la voie d’un « Etat parlementaire et démocratique ». Il est évident que cet état ne trouvera pas une base stable, mais qu’il sera sujet à des crises et à des soulèvements, mouvements créés par le prolétariat, et à des contre-mouvements, mouvements provoqués par les monarchistes et les fascistes.

Est-ce que Pierre Frank nierait maintenant la justesse des conceptions de Trotsky en prétendant que nous avons eu un Etat bonapartiste depuis la chute de Mussolini ?

Il est incompréhensible que dans son argumentation Pierre Frank se réfère à ce même article de Trotsky qui défend exactement le point de vue opposé. Après le Fascisme quoi ? demande le vieux, et il répond que pour empêcher la révolution devant des soulèvements de masses, la bourgeoisie choisira certainement l’établissement d’une République de démocratie bourgeoise. Nous notons à ce sujet que l’introduction immédiate du bonapartisme (soi-disant parce que la démocratie n’a pas de base économique) n’était même pas pris en compte par Trotsky.

A la lumière de ceci, on peut voir que ce qui est vraiment « dépourvu de tout contenu », c’est la conception mécanique que la contre-révolution ne peut se manifester que sous la forme fasciste ou bonapartiste, c’est à dire une dictature militaire policière. L’expérience historique a montré, et les évènements qui se déroulent actuellement en Europe en sont une preuve irréfutable, que les méthodes employées par la bourgeoisie dans sa lutte contre le prolétariat révolutionnaire varient largement et ne sont pas décidées, a priori. La bourgeoisie utilise différentes méthodes, s’appuie sur différentes couches, dépendant des rapports de force des classes, afin de renforcer ou de rétablir son pouvoir.

Il ne dépend pas seulement des intentions subjectives de la classe dominante, ou d’un aventurier quelconque du pouvoir, de manœuvrer les stalinistes ou de se servir de leurs agences social-démocratiques, fascistes ou bonapartistes ; mais cela dépend à tout moment des conditions objectives et des rapports entre toutes les classes de la nation — bourgeoisie, petite bourgeoisie et prolétariat. C’est substituer des catégories abstraites formulées sur la base d’expériences historiques partielles et insuffisantes ou avoir une vue étroite et incomplète de l’ensemble du processus, pour une analyse dialectique des évènements que de répéter mécaniquement la conclusion que l’existence du capital financier est incompatible avec la démocratie bourgeoise dans la période contemporaine (ce qui est certainement correct dans certaines limites).

Pour comprendre la nature des régimes actuels en Europe occidentale, nous devons connaître l’arrière-plan sur lequel ils évoluent. Le mouvement révolutionnaire des masses après la première guerre mondiale fut paralysé et trahi par les social-démocrates, qui, eux seuls, furent capables de sauver le capitalisme de la destruction, sous le drapeau de la démocratie bourgeoise. La bourgeoisie se voyait forcée, afin de survivre, de s’appuyer sur ses agences social-démocratiques.

L’incapacité du prolétariat de prendre le pouvoir ne pouvait mener qu’à une plus profonde dégénérescence et décadence du capitalisme. La ruine de la petite bourgeoisie, à qui les organisations de masses du prolétariat ne montraient pas d’issue, la fit devenir un instrument aux mains de la réaction fasciste. Coincée par les crises intolérables de son système dans un pays après l’autre, à travers plusieurs étapes transitoires, la bourgeoisie se dirigea vers la dictature ouverte et déchaînée.

La vague révolutionnaire fut suivie par une vague de contre-révolution. En Italie, en Allemagne et d’autres pays, la bourgeoisie utilisa les forces de la petite bourgeoisie égarée pour détruire les organisateurs du prolétariat. A une étape ultérieure, la bourgeoisie fut forcée contre la petite bourgeoisie et de se transformer en régimes bonapartistes, c’est-à-dire des régimes basés directement sur l’appui de l’appareil de la police et de l’armée, plutôt que des régimes ayant une base de masses.

Ceci ne pouvait pas résoudre les contradictions du système capitaliste à l’échelle nationale, mais l’effort frénétique de la bourgeoisie pour trouver une issue dans une nouvelle répartition du monde mena inévitablement à la deuxième guerre mondiale.

Pourtant, la seconde guerre mondiale mettait en jeu, encore plus que ne le fit la première, toute l’existence du capitalisme en tant que système. La bourgeoisie réalisait avec effroi que l’éclatement de la guerre déchaînerait une immense énergie révolutionnaire dans les masses et créerait à nouveau des conditions favorables pour le renversement du capitalisme à l’échelle continentale.

Les victoires des nazis et la conquête de pratiquement tout le continent européen eurent, comme sous-produit, l’effet temporaire de détruire dans les masses les bases de la réaction à travers l’Europe. La réaction, ainsi que le système capitaliste, s’appuyait directement sur les baïonnettes des armées fascistes des nazis. Les Quisling tant haïs ne jouaient qu’un rôle secondaire. Le problème de la révolution socialiste était mis à l’ordre du jour dans toute l’Europe par les victoires de l’armée rouge et l’écroulement de Mussolini-Hitler. La réaction n’avait pas de base solide dans la population, et ne possédait pas d’appareil policier-militaire fort et stable. Les armées alliées ne pouvaient pas être un appui stable et de longue durée pour la réaction et une dictature militaire ouverte. Dans la plupart des pays européens, la bourgeoisie devait faire face à des insurrections de masses, qu’elle ne pouvait pas réprimer par ses propres moyens.

La Grèce en fut l’exception. C’est seulement après une guerre civile et après une guerre d’intervention sanglante qu’il fut possible d’instaurer un régime semi-bonapartiste ou bonapartiste, qui essaye peu à peu d’installer un régime totalitaire dans ce pays. Les impérialistes se rendent compte de l’impossibilité d’utiliser de telles méthodes à l’échelle continentale. De plus, en Grèce, le pouvoir de la réaction devait être maintenu à tout prix, de peur que ce dernier rempart de l’impérialisme britannique dans la péninsule balkanique ne tombe, avec le reste des Balkans, sous la domination de la bureaucratie stalinienne. Mais, même ici, il n’était pas possible de détruire définitivement les organisations de masses du prolétariat.

Rien d’autre ne sauva le système capitaliste en Europe occidentale que la trahison de la social-démocratie et du stalinisme. Lorsque la bourgeoisie s’appuie sur ses agents sociaux-démocrates et staliniens dans un but contre-révolutionnaire, quel est le « contenu » de cette contre-révolution ? Bonapartiste, fasciste, autoritaire ? Bien sûr que non ! C’est une « contre-révolution sous forme démocratique ».

Il est évident que la bourgeoisie ne peut se stabiliser pour une longue durée sur la base de la contre-révolution démocratique. Là où la révolution est refoulée par les valets de la bourgeoisie, les forces de classes ne demeurent pas suspendues. Après une période qui peut être plus ou moins prolongée, suivant les développements économiques et politiques à l’échelle internationale et dans le pays donné, la bourgeoisie se tourne vers la contre-révolution bonapartiste ou fasciste. C’est ainsi que les évènements se sont déroulés en Italie en deux années de recul de la vague révolutionnaire provoquée par la première guerre mondiale, et en Allemagne durant une période de quinze années. Le changement des rapports de classes s’est manifesté dans le changement de régimes de la démocratie, du bonapartisme préventif en fascisme, en pure dictature bonapartiste militaire.

En dépit de la dégénérescence de ses bases économiques et politiques, et du fait que les ouvriers, encore une fois, furent incapables de prendre le pouvoir, de détruire le capitalisme et d’organiser une nouvelle société, des gouvernements de démocratie bourgeoise, basés sur la participation des staliniens et sociaux-démocrates, se sont établis en Italie, en France et dans d’autres pays. Prétendre que la contre-révolution ou le pouvoir de la bourgeoisie ne peuvent se manifester dans la période actuelle que par des gouvernements bonapartistes, fascistes ou du type Franco, c’est abandonner les appréciations marxistes sur les processus dans la société moderne. Il aurait été possible, et c’était possible, de prévoir d’avance ce que seraient les développements de l’Europe occidentale en prenant en considération les nombreux facteurs inclus dans l’histoire de cette période et en tenant compte de la faiblesse du mouvement marxiste. Mais on ne peut comprendre ce processus qu’en considérant la réelle nature de la démocratie, du bonapartisme, du fascisme, et non en considérant seulement leur forme extérieure.

Les différents régimes de la société capitaliste

Le bonapartisme classique de Napoléon Ier naquit de la révolution bourgeoise-démocratique dans la période de la jeunesse et de la force du capitalisme. Le bonapartisme, la loi de l’épée sur la société, représentait une situation où l’Etat s’attribuait une indépendance relative vis-à-vis des classes, en maintenant l’équilibre entre les classes hostiles et en jouant le rôle d’ « arbitre ». Cependant, c’était avant tout un instrument dans les mains des grands capitalistes. En s’appuyant sur les paysans, Napoléon pouvait se maintenir pendant toute une période historique, étant donné le développement des forces productrices en France dans cette période.

De même pour Napoléon III, qui établit son pouvoir en France par le Coup d’Etat de 1851. Dans le Dix-huit brumaire, Marx décrit ainsi la situation : « L’Etat est revenu à sa forme primitive où la loi du bâton prévaut. (Ce n’est guère l’image du régime de De Gaulle après la libération en France.) C’est ainsi que le coup de main de février 1848 fut suivi du coup de tête de décembre 1851. »

C’est là l’essence du bonapartisme : une dictature militaire policière ouverte, « l’arbitrage » avec l’épée. C’est un régime qui démontre que les antagonismes existant dans la société se sont tellement accrus, que la machine d’Etat, en « réglant » et en « ordonnant » ces antagonismes, s’attribue une certaine indépendance vis-à-vis des classes, tout en restant un instrument aux mains des possédants. Un « juge national » concentre le pouvoir dans ses mains, « arbitre » personnellement les conflits éclatants dans la nation, jouant une classe contre l’autre, mais restant malgré tout un outil aux mains des possédants. Nous caractérisons en même temps le bonapartisme comme un régime où les forces fondamentales de classes de la bourgeoisie et du prolétariat s’équilibrent plus ou moins, permettant ainsi au pouvoir d’Etat de manœuvrer et d’équilibrer les camps ennemis, ce qui donne au pouvoir d’Etat une certaine indépendance vis-à-vis de la société.

Il y a pourtant une différence importante entre le rôle que jouait le bonapartisme dans la période de montée du capitalisme et dans la période de son déclin. Nous donnons ici deux citations de Trotsky expliquant cette différence avec un maximum de clarté, dans Où va l’Allemagne :

En son temps, nous avons désigné le gouvernement de Brüning comme un bonapartisme (« Caricature de bonapartisme »), c’est à dire, comme un régime de la dictature de police militaire. Dès que la lutte de deux couches sociales — ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, les exploiteurs et les exploités — atteint sa plus haute tension, les conditions sont données pour la domination de la bureaucratie, de la police, de l’armée. Le gouvernement devient « indépendant » de la société. Rappelons encore une fois : lorsque deux fourchettes sont piqués symétriquement dans un bouchon, celui-ci peut tenir même sur la pointe d’une épingle. C’est là précisément le schéma du Bonapartisme. Bien sûr, un tel gouvernement ne cesse pas d’être le commis des possédants. Mais le commis s’assoit sur le dos du patron, lui écorche la nuque en la frottant, et n’hésite pas, quelquefois, à lui lancer ses souliers à la tête.

On aurait pu croire que Brüning se serait maintenu jusqu’à la solution finale. Pourtant, au cours des évènements, un autre chaînon s’est introduit : le gouvernement Papen. Pour être exacts, nous devrions faire un rectificatif à notre ancienne désignation : Le gouvernement Brüning était un gouvernement pré-bonapartiste. Brüning n’était qu’un précurseur. Comme forme parfaite, le bonapartisme apparut sur la scène avec le gouvernement Papen-Schleicher.

Et plus loin :

Ce n’est que malgré les apparences de forces concentrées, que le gouvernement Papen, « en tant que tel », est plus faible encore que son prédécesseur. Le régime bonapartiste ne peut atteindre à un caractère comparativement stable et durable que dans le cas où il termine une époque révolutionnaire ; lorsque les rapports de forces ont déjà été éprouvés dans les combats ; lorsque les classes révolutionnaires sont déjà brisées ; tandis que les classes possédantes ne se sont pas encore libérées de la peur : est-ce que demain n’apportera pas une nouvelle conclusion ? Sans cette condition fondamentale, c’est-à-dire, sans un préalable de l’énergie des masses dans des combats, un régime bonapartiste n’est pas en mesure de se développer.

A l’étape de la montée du capitalisme, le bonapartisme, en s’élevant au-dessus de la société, en supprimant et en « arbitrant » les conflits éclatants dans cette société, en réglant les antagonismes de classes, est fort et sûr de lui. Dans les conditions d’un puissant développement des forces productives, le bonapartisme atteint une certaine stabilité. Mais le bonapartisme du déclin du capitalisme est affecté de sénilité. Naissant de la crise de la société capitaliste, il ne peut résoudre aucun des problèmes qui se posent à lui. La crise principale de la société, le conflit entre les forces productrices et la propriété privée et l’état national s’est tellement accru, l’antagonisme de classe qu’il engendre est devenu si intense, que cela même qui permet la naissance d’un bonapartisme sénile, en même temps et par conséquence le rend si faible et impuissant, que toute sa structure est tremblante et prête à s’écrouler au cours des crises auxquelles celle-ci devra faire face. C’est cette faiblesse du bonapartisme qui pousse la bourgeoisie et la clique militaire à abandonner le pouvoir au fascisme et à déchaîner les bandes voraces de la petite bourgeoisie insensée et du lumpenprolétariat contre le prolétariat et ses organisations de classe.

Les différentes catégories de régimes, tout en étant d’une importance vitale pour la théorie et la pratique marxiste, ne sont pas des abstractions métaphysiques qui indiquent des différences rigides fixées et éternelles existant entre ceux-ci. Il y a tant de facteurs en jeu, qu’il est nécessaire d’examiner concrètement chaque régime, avant d’en définir sa position de façon catégorique.

Il suffit d’indiquer que, même dans chacune des catégories approximatives, on peut inclure des régimes qui différent largement. L’Angleterre avec ses restes du féodalisme (Chambre des Lords et monarchie) et son oppression barbare des peuples coloniaux, est une démocratie, la République fédérale suisse et la France avec ses lois basées sur le Code de Napoléon, les Etats-Unis, l’Allemagne de la République de Weimar et l’Eire— malgré leurs grandes différences, restent des « démocraties ». Quel est donc le lien qui place ces régimes sous un seul titre ?

Malgré leurs histoires différentes qui expliquent leurs différentes particularités nationales, ils ont tous certains traits spécifiques en commun. Ce sont là les traits qui sont décisifs pour déterminer la classification marxiste. Tous ont des organisations ouvrières indépendantes, des syndicats, des partis politiques, des associations, etc..., accompagnés de droit en conséquence : le droit de grève, le droit de parole, de presse, etc…, et les autres droits qui furent le résultat de la lutte de classe du prolétariat dans le passé. (Ici nous pouvons ajouter que la perte d’un de ces droits ne serait pas décisive en soi pour notre analyse d’un régime. C’est le total des rapports qui est le facteur déterminant.) C’est, dans un sens, l’existence, dans le capitalisme, d’éléments de la nouvelle société. Ou, comme l’explique Trotsky dans Où va l’Allemagne, dans sa réponse aux ultra-gauches staliniens : « Sous le régime de la bourgeoisie existent déjà des embryons du pouvoir de la classe ouvrières sous la forme des organisations ouvrières. » Là où ses organisations existent et jouent un rôle important (en France et en Italie elles sont plus fortes que jamais), la bourgeoisie règne par l’entremise des dirigeants de ces organisations. Comme l’indiquait Lénine, il n’est pas sans intérêts de noter qu’à une certaine étape, la bourgeoisie régnait même par l’entremise des Soviets ou plus correctement des dirigeants mencheviks des soviets.

Le fascisme également a ses particularités. Les régimes de Franco, de Mussolini et de Pilsudsky sont tous compris dans cette conception. Pourtant, il existe de grandes différences entre eux. Ce qui unit fondamentalement la conception que nous avons de ces régimes, c’est la destruction complète de toutes les organisations de la classe ouvrière. Pourtant, Même ici, nous pouvons voir que jusqu’à l’éclatement de la guerre, le fascisme polonais, beaucoup plus faible que celui de l’Allemagne et de l’Italie, n’avait pas réussi complètement à détruire les organisations ouvrières et aurait pu être renversé avant d’avoir réussi à le faire.

Le Bonapartisme, également, montre des variétés semblables, Napoléon, Louis Napoléon, Von Schleicher et Papen, Pétain et ses régimes fascistes devenus bonapartistes— tous étaient des régimes bonapartistes. Qu’ont-ils en commun ? L’indépendance de l’Etat, la concentration « personnelle » du pouvoir, s’appuyant directement et ouvertement sur la domination de la machine d’Etat à travers le pouvoir ouvert de l’appareil de police militaire : « La loi de l’épée » .

Quelles que soit les différences qui existent entre les régimes, l’existence d’organisations ouvrières avec des droits atténués ou limités dans certains cas, ils ont tous les traits communs que nous avons mentionnés ci-dessus. Les particularités spécifiques de chacun d’eux sont déterminées par l’histoire de chaque nation donnée, le développement des contradictions sociales qui ont permis le développement du bonapartisme, etc…Ainsi, le bonapartisme faible et sénile de Pétain et Von Schleicher de l’époque du déclin du capitalisme ne ressemblait que comme une caricature au règne vigoureux et puissant instauré par Napoléon dans la période ascendante. Dans le passage de la démocratie au fascisme, une ou peut-être plusieurs phases transitoires sont nécessaires. Donc, la nation divisée en deux camps hostiles,— celui de la petite bourgeoisie fasciste et celui de la classe ouvrière organisée, prépare le passage au bonapartisme. Nominalement, le pouvoir d’Etat s’attribut une indépendance vis-à-vis des deux camps, et le régime de police militaire qui est établi prépare la voie pour la remise au pouvoir du fascisme. (La bourgeoisie préfère de beaucoup régner avec des méthodes démocratiques. Pourtant, sous l’emprise des crises, elle utilise les bandes fascistes pour opérer, par le terrorisme, une pression sur le prolétariat, ce qui lui permet de faire aboutir les mesures de dictature bonapartiste. Tel fut, au moins, le processus en Italie et en Allemagne. Ce n’est qu’en dernière instance et à contrecœur qu’elle remet le pouvoir aux fascistes.) Il dépend de plusieurs facteurs, en particulier de la politique des partis révolutionnaires du prolétariat, si les événements se développent de façon quelque peu différente en Europe et ailleurs, dans le cas où la rédaction réussissait à se stabiliser temporairement.

Pourtant, il est important de constater que les régimes de Schleicher et Papen, de Pétain et du général Sirovy enTchécoslovaquie, après Munich, se sont développés en partant de régimes de démocratie bourgeoise (peut-être à travers des étapes intermédiaires). Les régimes pré-bonapartistes ou même bonapartistes de Doumergue, Laval et Flandin ont préparé la voie du Front Populaire en France qui, en retour, pavait le chemin à nouveau pour l’évolution vers le bonapartisme. Appeler le Front Populaire de Blum « bonapartiste », comme le fait le camarade Frank dans la citation que nous donnons ici, ne peut que causer une immense convulsion dans le rang de la IVème Internationale.

Mais le bonapartisme du capitalisme en déclin peut revêtir d’autres aspects. Dans certain cas, il est assez difficile de le reconnaître, par exemple dans le cas de gouvernements situés à gauche, très à gauche même, du type Front Populaire notamment. Le bonapartisme s’y trouve si outrageusement maquillé par une pâte démocratique que beaucoup s’y laissent prendre.

Dans ces mots du camarade Frank se trouve la clef de la confusion dans la caractéristique des régimes. Il est facile de tomber dans de telles erreurs, car tout comme l’embryon de la nouvelle forme de société existe dans les organisations ouvrières, la possibilité du bonapartisme trouve ses racines dans la structure de la société en démocratie bourgeoise. Dans tout les Etats, les antagonismes de le société se reflètent, même dans la société de la plus libre démocratie bourgeoise. Comme l’écrivait Engels dans son livre Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’Etat :

L’Etat n’est donc pas du tout un pouvoir imposé du dehors de la société ; il n’est pas d’avantage « la réalisation de l’idée morale », « l’image et la réalisation de la raison », comme le prétend Hegel. Non, il est un produit de la société parvenue à un degrés de développement déterminé ; il est l’aveu que cette société s’embarrasse dans une insoluble contradiction avec soi-même, s’étant scindée en antagonismes irréconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais afin que les classes antagonistes, aux intérêts économiques opposés, ne se consultent pas, elles et la société, en luttes stériles, il est devenu nécessaire qu’un pouvoir, placé en apparence au-dessus de la société, soit chargé d’amortir le conflit en le maintenant dans les limites de « l’ordre » : ce pouvoir issu de la société, mais qui veut se placer au-dessus d’elle et s’en dégage de plus en plus, c’est l’Etat.

En dernière analyse, tout Etat est basé sur la force ouverte. Les officiers de l’armée, la clique militaire de l’état-major, la police et la bureaucratie des administrations civiles, tous entraînés et choisis pour servir les intérêts du capitalisme, fournissent le fumier sur lequel les complots et conspirations militaires se développent dans des conditions de crises et de fermentations sociales. Pierre Frank confond ici le rôle de l’Etat avec le bonapartisme. Une démocratie non basée sur la force, ne disposant d’aucun appareil s’élevant au-dessus de la société, n’a jamais existé et n’existera jamais. Mais cela ne fait pas le bonapartisme.

Etant donné que chaque Etat s’appuie sur un corps d’hommes armés avec ses dépendances sous la forme de prisons, de tribunaux, etc…, et qu’ainsi, même sous le régime le plus démocratique, se cache la dictature du capitalisme, il ne s’ensuit pas que chaque régime de répression est nécessairement bonapartiste. La répression et l’abolition des droits acquis par les ouvriers dans des circonstances « exceptionnelles » se produisent dans tout les régimes, les régimes de démocraties inclus, lorsque les intérêts fondamentaux du capitalisme sont menacés et jusqu’au retour des conditions « normales » — c’est-à-dire jusqu’à ce que les masses acceptent le joug du capital sans se rebeller. La bourgeoisie reste extrêmement souple, manipulant les régimes suivant la résistance des masses, le rapport de force des classes, etc… Grâce à la trahison des directions ouvrières, il lui est permis d’agir ainsi.

Pronostics à la lumière des événements

Quelle que fût, à l’origine, le désir ou la volonté de l’impérialisme anglo-américain d’imposer à l’Europe des régimes bonapartistes, il s’est rapidement rendu compte de l’impossibilité de ceci, étant donné les dangers incalculables que cela aurait entraîné, et il a préféré des régimes démocratiques avec un prolétariat désarmé en Europe occidentale. Les événements qui se sont déroulés en France et en Europe occidentale ont confirmé l’erreur de la méthode de Pierre Frank. Partout en Europe occidentale, depuis la « libération », la tendance était celle d’un mouvement constant vers la démocratie bourgeoise, et non vers des régimes de plus en plus dictatoriaux ; vers un accroissement des droits démocratiques et non vers leur limitation. A UNE ETAPE ULTERIEURE, CETTE TENDANCE SERA RENVERSEE, mais à l’heure actuelle, en Europe occidentale, le mouvement est celui allant vers des régimes de démocratie bourgeoise. Ainsi, par exemple, en Italie, nous voyons l’instauration de la République démocratique bourgeoise, des syndicats, etc… ; en France, nous avons des élections, des partis politiques, des syndicats, etc… ; en Belgique et en Hollande, nous avons des élections démocratiques. Le mouvement des masses vers le socialisme et le communisme est prouvé dans le fait que ces partis ont obtenus le plus grand pourcentage des votes qu’ils n’ont jamais connus dans l’histoire. Afin de mobiliser contre eux la réaction petite-bourgeoise, la bourgeoisie ne se sert pas, dans l’étape présente, de la réaction fasciste (cela est gardé en réserve), mais des partis Chrétiens et Catholiques qui s’appuient sur la démocratie parlementaire. Ceci donne à la bourgeoisie le temps de souffler et de préparer, pour une étape ultérieure et dans les conditions nécessairement favorables, la transition par les régimes bonapartistes à la dictature totalitaire.

Il est évident que la situation actuelle est totalement différente de celle qui a précédé la victoire du fascisme en Allemagne et en Italie, où les partis fascistes de masses étaient organisés et où la situation permettait à l’Etat de manœuvrer entre les deux camps hostiles. Loin de là, en Italie et en France, les partis démocratiques-chrétiens collaborent avec les organisations ouvrières dans un gouvernement typique de coalition de démocratie bourgeoise. La bourgeoisie ne peut agir autrement, étant donné le danger des émeutes révolutionnaires de la part des masses.

La situation est semblable à celle de l’Allemagne sous la République de Weimar. Afin d’étouffer la révolution, la bourgeoisie organise un gouvernement de coalition avec la Social-démocratie et le Centre catholique. Est-ce que cela était du bonapartisme ? Evidemment non. Mais la politique de la sociale-démocratie eut comme résultat que la bourgeoisie fut punie par un tournant vers la réaction de la part de la petite-bourgeoisie et la tentative d’instaurer un bonapartisme-monarchiste dans un coup d’Etat, lors du putsch de Kapp en 1920. Comme on sait, cette tentative d’un coup d’Etat bonapartiste fut vaincue par les masses et les communistes et socialistes participèrent à la grève générale. L’indignation des ouvriers—grâce à la politique correcte du Parti communiste qui les prévint du danger et constitua un front unique pour le repousser—provoqua la tentative des ouvriers de la Ruhr de prendre le pouvoir. Ensuite, la réaction se joignit aux sociaux-démocrates pour écraser ce mouvement de masses. Ceci, en retour, pava le chemin pour un régime instable de démocratie bourgeoise.

La position erronée au sujet de la nature des régimes en Europe découle d’une perspective fausse. Les camarades américains prétendaient que seuls des dictatures militaires du genre Franco seraient possibles en Europe, après la victoire des impérialistes alliés. Pierre Frank cite, en l’approuvant, une position erronée prise par le S.I. en 1940 :

Dans le cas où l’Angleterre installerait demain de Gaulle en France, son régime ne se distinguerait en rien du gouvernement bonapartiste de Pétain.

Une différence sans importance, camarade Frank ! Pour les ouvriers, une différence décisive ! Il est vrai que la classe capitaliste continua à régner sous de Gaulle, comme elle le fit sous Pétain. Mais prétendre, en 1946, qu’il n’y a pas de différence entre ces deux régimes, c’est tomber dans la stupidité sectaire des staliniens en Allemagne qui ne pouvaient distinguer entre un régime capitaliste s’appuyant sur les organisations ouvrières et l’abolition de ces organisations par le fascisme.

La confusion de Pierre Frank est également démontrée, lorsqu’il déclare triomphalement que le régime de Pétain est bonapartiste. Trotsky disait que le régime de Pétain était bonapartiste. Mais Frank ne comprend absolument pas à quoi Trotsky voulait en venir. Dans leur période de dégénérescence et de déclin, Trotsky mentionnait les régimes de Hitler et de Mussolini comme étant de nature bonapartiste. La seule différence entre ces régimes et celui de Pétain était que Pétain n’a jamais disposé d’une base de masses dans la petite bourgeoisie, comme ce fut le cas pour Hitler et Mussolini, et dans ce sens ne pouvait être désigné comme fasciste, mais comme bonapartiste. C’est pour cette raison que son régime était beaucoup plus faible et pouvait être plus facilement renversé par un mouvement des masses. Pétain devait s’appuyer sur les baïonnettes étrangères pour régner. Il n’y a pas d’autre différence entre les régimes de Franco, de Mussolini et de Hitler dans leur phase de décadence et celui de Pétain.

Le camarade Frank déclare :

Notre organisme international le plus responsable avait donc prédit qu’une simple substitution d’équipe, à la suite d’une victoire des Alliés, ne signifierait pas un changement de nature du régime politique. Les évènements ont-ils vérifié ou non cette prévision ? Nous nous trouvons en présence d’une appréciation à l’échelle historique, se basant sur des positions qui furent défendues pendant plusieurs années par la IVème internationale contre toutes les autres théories et étiquettes à bon marché répandues par les autres tendances et formations du mouvement ouvrier. Si une erreur fut commise, elle serait vraiment de taille et ce serait un devoir impérieux d’en chercher les raisons et de la rectifier. Quand à nous, nous ne croyons pas que notre organisation se soit trompée sur ce point.

La déclaration du S.I. en 1940 était erronée. Nous avons fait la même erreur. Etant données les circonstances, cela était excusable. Mais il est inexcusable de répéter, en 1946, une erreur qui était déjà évidente en 1943. Une résolution trotskiste anglaise écrite en 1943, par laquelle nous corrigeons nos erreurs, analyse comme suit la prochaine situation en Europe :

Dans l’absence des partis trotskistes expérimentés ayant une tradition et étant enracinés dans les masses, la première étape des luttes révolutionnaires en Europe sera probablement suivie d’une période de kerenskysme ou de Front Populaire. On peut déjà prévoir cela par les premières luttes des ouvriers italiens et les trahisons répétées de la sociale-démocratie et des staliniens.

Les événements ont démontré la justesse de cette analyse.

Au lieu d’avouer franchement une erreur de perspective, Frank fuit la réalité et essaye de transformer une erreur en vertu.

Frank prend la France comme pierre de touche pour sa thèse. Il doit certainement regretter cela maintenant. Car c’est par-dessus tout la France qui a clairement reflété le processus. La France représente la clef de l’Europe, et toute erreur sur la nature du régime en France pourrait être fatale aux jeunes cadres du trotskysme. Examinons donc la situation ; Pierre Frank voit la situation comme suit : Du bonapartisme depuis 1934, étant donné que la bourgeoisie ne pouvait pas se permettre une démocratie bourgeoise ; Pétain était Bonaparte ; de Gaulle était Bonaparte ; le Front Populaire (Blum) était bonapartiste ; en fait, comme diraient les métaphysiciens : « dans la nuit, les chats sont gris. » la thèse dit qu’ils étaient tous des Bonaparte. Il s’ensuit que Gouin est Bonaparte, et que le prochain Gouvernement sera également bonapartiste. Si cette folie gagnait les Français, notre parti français serait dans un piteux état. Heureusement que ce danger ne semble pas exister.

Une appréciation marxiste serait quelque peu différente de celle de Pierre Frank. Quelle était l’évolution du régime—de quoi à quoi évolue-t-il ? Quelle est la position des classes ? Une appréciation sérieuse de ce qui s’est passé durant les deux dernières années nous dirait que a) ici nous avons une révolution prolétarienne inachevée ; résultat : b) une démocratie bourgeoise instable, une assemblée, des élections, une constituante, une constitution de démocratie bourgeoise ; c) dans cet ensemble, un candidat Bonaparte. Le pouvoir réel réside dans les principaux partis de la classe ouvrière. Le prétendu Hitler voulant le pouvoir, et un Hitler au pouvoir ne sont pas la même chose. Un prétendu Bonaparte comme de Gaulle, et un vrai Bonaparte disposant de réel pouvoir personnel avec l’épée, sont deux choses différentes. De Gaulle pourrait encore être un Franco français, mais on ne considère pas son ennemi comme un vainqueur avant d’avoir engagé la bataille décisive.

A l’époque actuelle, le bonapartisme doit être, par sa nature même, un régime de transition— transition vers le fascisme, transition vers la démocratie ou même vers la révolution prolétarienne, une époque de manœuvre entre les classes. Qu’il y ait des éléments de bonapartisme dans la situation en Europe, cela va sans dire. Ces éléments peuvent être transformés en éléments dominants, mais seulement dans certaines conditions. Lorsqu’on qualifie un régime de bonapartiste, alors les traits spécifiques du régime doivent être soulignés. Malgré la tentative ardente de Pierre Frank pour élever de Gaulle à une position à laquelle celui-ci ne fait qu’aspirer, le « Bonaparte » de Gaulle, calculant le rapport des forces, a été obligé de se retirer tristement de la scène pour attendre un moment plus propice. C’est là précisément que se trouve le nœud du problème : il est nécessaire de répondre à la propagande stalinienne et socialiste en prévenant du danger que leur politique entraîne inévitablement, le danger de la contre-révolution et du bonapartisme. Il faut avertir du danger de la dictature de la police et de l’armée qui plane au-dessus du prolétariat, s’il ne disperse pas les nids de bonapartisme composés des cadres de l’état-major de la police et de bureaucratie civile, et s’il ne prend pas le pouvoir en main.

Les camarades ne doivent pas faire la même erreur que firent les communistes allemands en déclarant tout régime comme « fasciste » jusqu’à ce qu’à la fin, le vrai Hitler arrive, parce qu’ils avaient bien endormi et semé la confusion dans l’avant-garde. Il est évidant que si Pierre Frank continue à répéter ceci assez longtemps, la réalité coïncidera sans doute, à la fin, avec sa définition, et nous aurons un régime bonapartiste en France et dans d’autre pays de l’Europe. Mais cela ne suffit pas pour les marxistes. Nous devons analyser très précisément, et nous devons expliquer tous les changements de gouvernement qui se produisent. C’est seulement de cette façon que nous pouvons nous préparer pour les futurs événements.

Le régime Kerensky était-il « bonapartiste » ?

Tout au long de son article, Frank parle du « bonapartisme-à-la-Kerensky », le bonapartisme de Kerensky, prétendant ainsi que le bonapartisme avait, en fait, été instauré sous le régime de Kerensky. Cela ne se justifie absolument pas, lorsqu’on a étudié cette période.

Se servant d’une ou deux formulations conditionnelles de Lénine et de Trotsky au sujet du régime Kerensky en Russie, Frank essaye de les transformer en définitions fixes et solides. En réalité, les écrits parlent contre lui. Il est significatif que le chapitre auquel il se réfère dans l’Histoire de la Révolution russe, porte comme titre non pas « bonapartisme », mais « Kerensky et Kornilov : Eléments de bonapartisme dans la Révolution russe ».

Trotsky était toujours particulièrement prudent dans ses définitions et quand il parlait « d’éléments », il ne voulait pas dire par là la chose elle-même ; et pour de très bonnes raisons. Il n’y a pas de doute que Kerensky aurait aimé jouer le rôle de Bonaparte. Les possibilités, pour un bonapartisme, avaient leurs racines dans la situation. Mais le bonapartisme ne fut jamais atteint, étant donné que le parti bolchevick était fort et accomplit la révolution prolétarienne, ne laissant aucune possibilité aux aventuriers pour prendre le contrôle des événements. Bien des citations pourraient être données pour démontrer la nature conditionnelle de la caractérisation du régime de Kerensky en tant que bonapartiste. Dans le chapitre même que Frank cite, et duquel il ne cite qu’une seule phrase caractérisant Kerensky comme « le centre mathématique du bonapartisme russe », Trotsky écrivait :

« Les parties hostiles entre elles en appelaient à Kerensky, chacune voyait en lui quelque chose d’elle-même, toutes deux lui juraient fidélité. Trotsky écrivait de la prison : « Dirigé par des politiciens qui craignent tout, le Soviet n’a pas osé prendre le pouvoir. Représentant toutes les cliques de la propriété le parti cadet n’a pas encore pu s’emparer du pouvoir. Restait à chercher un grand conciliateur, un intermédiaire, un arbitre. »

Dans le manifeste que Kerensky publia sous son propre nom, il proclamait devant le peuple : « Moi en qualité de chef du Gouvernement… Je ne me crois pas en droit de m’arrêter devant ce fait que des modifications dans la structure du pouvoir... accroîtront ma responsabilité dans les affaires de la direction suprême.  »

C’est là, sans mélange, la phraséologie du bonapartisme. Et pourtant malgré l’appui de la droite et de la gauche, l’affaire n’alla pas au-delà de la phraséologie. (Editions Rieder, tome III, p.220, souligné.)

Trotsky écrivait cela en historien, évaluant sobrement et pesant chaque mot. Et si l’on étudie les œuvres de Lénine consciencieusement, bien qu’elles avaient été écrites dans le feu des événements, on ne peut s’empêcher de voir l’erreur de la position de Frank qui confond les germes avec la maladie. Lénine écrit, par exemple dans son livre Vers la prise du pouvoir :

« Le Gouvernement de Kerensky est indubitablement le premier pas vers le bonapartisme ». (Le Début du Bonapartisme.)

Ici on peut voir le caractère conditionnel de ce dont parlaient Lénine et Trotsky. Dans le chapitre même de « L’Etat et la Révolution » cité par Frank et dans lequel Lénine parle du gouvernement de Kerensky comme étant bonapartiste, dans les paragraphes qui suivent immédiatement on peut voir le caractère conditionnel de cette évaluation. Parlant de l’Etat et de tout ses aspects « Un instrument pour l’exploitation des classes opprimés » (C’est là le titre du chapitre dans lequel est mentionné le bonapartisme, et c’est de cela que Lénine s’occupe), il continue en disant :

« Dans une République démocratique, Engels continue, les riches manient leur pouvoir indirectement, mais d’autant plus efficacement, d’abord par la corruption directe de hauts fonctionnaires (Amérique) ; ensuite par l’alliance du gouvernement et de la Bourse (France et Amérique).

A l’heure actuelle, l’impérialisme et la domination des banques ont « développé » jusqu’à l’art d’une finesse inhabituelle ces deux méthodes de défendre et de maintenir l’omnipotence de la richesse dans les républiques démocratiques de toutes sortes. Si, par exemple, dans les premiers mois de la République démocratique russe, on pourrait dire durant la lune de miel de l’union des « Socialistes »—Socialistes révolutionnaires et Menchevicks—avec la bourgeoisie… »

Pour préciser la chose, Lénine continue dans un autre chapitre de la même brochure au sujet de la même période, en opposant un pouvoir parlementaire au pouvoir soviétique :

« Un organisme de travail et non parlementaire—ceci touche le point sensible des parlementaires d’aujourd’hui et les bichons parlementaires social-démocratiques ! Prenez n’importe quel pays parlementaire, de l’Amérique à la Suisse, de la France à l’Angleterre, la Norvège et ainsi de suite, le travail effectif de l’Etat y est fait derrière la scène et accompli par les services, les bureaux et les directions. Le Parlement lui-même est abandonné aux discours dans le but spécial de tromper « le peuple ».

Cela est tellement vrai que même dans la république russe, une république de démocratie bourgeoise, tous ces buts du parlementarisme furent révélés, même avant qu’un vrai parlement fut créé…

Nous devrions réduire les écrits de Lénine à une masse de stupides contradictions si nous nous servions de la méthode de Pierre Frank. Pour lui il n’existe pas de vraies contradictions car il ne fait aucune distinction entre la démocratie bourgeoise et le bonapartisme. S’il continuait ainsi il devrait prétendre que nous avions en même temps la démocratie bourgeoise et le bonapartisme en France, et son objection contre le terme de régime de « démocratie bourgeoise » devient tout à fait incompréhensible.

Frank indique que les camarades britanniques ont parlé du gouvernement du Labour Party en Angleterre comme d’un régime Kerensky, et dit ensuite que c’est une erreur étant donné que nous n’avons pas de régime bonapartiste dans ce pays.

« Puisque nous mentionnons ici la résolution des camarades anglais, notons qu’elle qualifie le nouveau gouvernement travailliste de « kerenskysme ». Le bonapartisme qu’ils ignorent a trouvé le moyen de se faufiler dans leur document sous un nom bien particulier. Mais nous ne pensons pas que le présent gouvernement Attlee soit un bonapartisme à la Kerensky ». (P .Frank)

Ceci sert seulement à démontrer que Pierre Frank n’a pas compris le sens du kerenskysme ou du bonapartisme. Le kerenskysme est le dernier ou « l’avant dernier » gouvernement de gauche avant la révolution prolétarienne, ou, pouvons-nous ajouter, avant la contre-révolution bourgeoise. Dans certaines conditions, les tensions sociales et les conflits entre les classes dans une telle période peuvent provoquer des conspirations et complots bonapartistes. C’est précisément cela qui se produisit dans la révolution russe et c’est à cause de cela que Lénine et Trotsky mentionnèrent les tendances bonapartistes dans le régime de Kerensky. Pourtant, pour le profit du camarade Frank, ceci n’était pas du tout une évaluation définitive, mais une analogie que nous avions placée là avec toute la prudence nécessaire. Afin de ne créer aucun doute, nous extrayons de notre résolution le passage suivant :

« A une étape ultérieure, la partie la plus décidée de la bourgeoisie commencera à chercher une solution dans une dictature royaliste ou militaire du régime espagnol de Primo de Rivera ou une solution similaire. Des bandes royalistes ou fascistes formées par d’anciens combattants ou des associations patriotiques commenceront à apparaître ».

« Les événements peuvent accélérer ou ralentir le processus, mais ce qui est certain, c’est l’accroissement des tensions sociales et des haines de classes. La période de la réaction triomphante est terminée, une nouvelle époque révolutionnaire s’ouvre en Grande-Bretagne. Avec bien des flux et reflux, sur un rythme plus ou moins rapide, la révolution commence. Le gouvernement travailliste est un gouvernement Kerensky. Cela ne veut pas dire que le rythme de l’évolution sera pareil à celui des événements en Russie après mars 1917 ; au contraire, la révolution aura probablement un caractère très lent, mais elle constituera l’arrière-plan sur lequel sera construit le parti révolutionnaire de masses. »

Heureusement que pour donner une perspective nette, Trotsky a donné une définition du kerenskysme (Il ne le qualifiait pas de bonapartisme !) lorsqu’il parlait de la fausse position du Komintern vis-à-vis de la révolution espagnole de 1931 :

«  …Nous voyons que le fascisme (nous pourrions ajouter le bonapartisme. Ed.) n’est pas du tout le seul moyen dont dispose la bourgeoisie dans la lutte contre les masses révolutionnaires. Le régime qui existe aujourd’hui en Espagne (un gouvernement de coalition entre les républicains bourgeois et le parti Socialiste tel que nous l’avons aujourd’hui en Italie et en France. Ed.) correspond mieux à la conception du kerenskysme, c’est-à-dire le dernier (ou l’avant-dernier) gouvernement de gauche que la bourgeoisie peut seulement instaurer dans la lutte contre la révolution. Mais cette sorte de gouvernement ne prouve pas nécessairement la faiblesse ou le marasme. Dans l’absence d’un parti révolutionnaire du prolétariat fort, une combinaison de demi-réformes, de phraséologie de gauche et de gestes toujours plus à gauche et de reprises peuvent s’avérer d’une plus grande utilité pour la bourgeoisie, que le fascisme ». (Nous pouvons ajouter dictature militaire ouverte. Ed.)

On peut voir quelles vagues notions le camarade Frank a de la démocratie et du bonapartisme dans les citations qu’il donne tout au long de son article. Pour fournir quelques exemples :

« …L’emploi des mots d’ordre démocratique — combinés aux mots d’ordre transitoire — se justifie plus précisément parce que les possibilités de régime démocratique sont inexistantes…

« …Précisément parce que nous n’avons généralement pas en Europe à l’heure présente de régime démocratique, parce qu’il n’y a littéralement pas place pour eux… »

« …Il ne faut pas plus confondre le bonapartisme de droite avec le fascisme que le bonapartisme de gaucheavec la démocratie. Nous avons vu que le bonapartisme prend ses formes très différentes suivant les conditions dans lesquelles se trouvent les deux camps mortellement opposés ; nous constatons ainsi que l’existence des libertés démocratiques, même de très larges libertés démocratiques ne suffit pas pour faire d’un régime un régime démocratique. Les bonapartistes à la Kerensky, Front populaire, sont même caractérisés par un débordement de libertés démocratiques jusqu’au point où la société capitaliste risque d’en perdre son équilibre et de chavirer. Les libertés démocratiques ne parviennent pas, comme dans un régime qu’on peut correctement qualifier de démocratique, de l’existence d’une marge de réformes du capitalisme, mais tout au contraire d’une situation de crise aiguë résultant de l’absence de toute marge de réformes.

« …Le régime du Font Populaire n’était pas un régime démocratique [3], il renfermait en lui de nombreux éléments de bonapartisme, comme nous allons le voir plus loin ».

La conception de la démocratie telle que nous la présente le camarade Frank n’a jamais existé ni sur terre, ni dans le ciel. Elle n’existe que dans l’idéalisme du libéralisme. La démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise a toujours été construite sur la base de la répression. Toute constitution ou régime bourgeois comporte son article 48 comme dans la Constitution de Weimar, l’existence même d’une société de classes présuppose un régime d’oppression. Mais c’est seulement celui qui a abandonné la discipline de pensée marxiste et qui opère sur la base des catégories métaphysiques qui peut identifier la démocratie au bonapartisme, ou dans ce cas au fascisme. Malgré quoi de nombreuses similitudes existent entre ces régimes et les éléments du pouvoir militaire ouvert dans ces régimes à un degré ou à un autre. Mais la quantité se transforme en qualité. Ce qui détermine la nature d’un régime n’est pas tel ou tel élément mais ses traits fondamentaux. La démocratie d’aujourd’hui peut devenir le bonapartisme de demain et être transformée en fascisme le surlendemain. Ainsi que nous l’avons vu, le fascisme peut être transformé en démocratie, et ce processus se répéter.

La méthode marxiste n’est pas de grouper distinctement tous les régimes ensemble. C’est la méthode facile mais qui conduira à embrouiller les choses et à semer la confusion. La méthode marxiste consiste à examiner les choses dans leur processus de transformation et d’évolution ; examiner chaque gouvernement et en établir les traits spécifiques et les tendances ; se préparer à des changements rapides et à des transitions, ce qui est la caractéristique fondamentale de notre époque et ainsi rectifier et délimiter, lorsque c’est nécessaire la caractérisation que nous faisons de chaque étape successive. Les pénibles réserves de la méthode de Pierre Frank (qu’il appelle marxiste, mais qui est en réalité de l’impressionnisme) se trouve dans ses propres mots :

«  Le terme « bonapartisme » n’épuise pas toute la caractéristique d’un régime, mais il est indispensable de l’employer dans l’Europe actuelle, si l’on veut aller de l’avant avec le moins de chance d’erreurs. Ajoutons enfin que le marxisme n’est pas seul à posséder de telles notions générales importantes ; toutes les sciences sont dans le même cas. Ainsi les chimistes appellent carbures des corps plus différents les uns des autres que le bonapartisme de Schleicher de celui de Kerensky, et la chimie ne s’en porte pas plus mal pour cela, bien au contraire ».

Les stalinistes ont employé la même méthode dans la troisième période avec des résultats lamentables en Allemagne. Partant du point de vue généralement correct que tous les partis depuis les sociaux-démocrates, jusqu’aux fascistes étaient des agents de la classe capitaliste…ils concluaient en disant qu’à cause de cela…il n’y avait aucune différence entre eux, tous étaient des fascistes de différentes sortes. Pour la science comme pour le marxisme, le problème commence là où il se termine pour Frank. Un chimiste peut classer des corps différents sous une étiquette générale de carbures. Mais un chimiste qui s’arrêterait à cette définition n’irait pas bien loin ! Si par exemple, partant du point de vue qu’un chimiste aurait défini le carborundum et le carbure de calcium sous le titre général de « carbures », on essayait de faire marcher une lampe à acétylène sur une bicyclette avec le premier au lieu du second, les résultats seraient tristes. Il ne serait pas possible de voir le chemin devant soi.

Avec la méthode de Frank, nous ne pouvons pas plus faire la lumière sur la nature des régimes en Europe.

Août 1946, Ted Grant


[*] Pierre Franck fut le dirigeant du Secrétariat Unifié de la Quatrième internationale - aujourd'hui le NPA en France - de 1948 à 1979.

[1] Le camarade Frank donne l’exemple du régime de Bismarck en Allemagne comme bonapartiste, tout à fait inconscient du fait que ceci est en complète contradiction avec sa thèse que le bonapartisme n’apparaît sur la scène que lorsque l’économie ne peut plus permettre une démocratie bourgeoise. Nous savons que le régime de Bismarck était à l’apogée de la période de développement de l’économie capitaliste allemande.

[2] Si notre caractérisation de ces régimes comme contre-révolution de forme démocratique est fausse, alors qu’avons nous eu dans ces pays ? Peut-être la révolution démocratique comme le déclare l’I.K.D. ? Cela ne peut profiter qu’aux tendances opportunistes de notre mouvement. Comme toujours, l’ultra gauchisme fournit la base pour l’opportunisme.

[3] Tous les régimes capitalistes renferment en eux des éléments de bonapartisme, quelques-uns plus profondément que les autres. Cette assertion ne sème donc que plus de confusion.

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