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Valery Sabline

« Aie confiance dans le fait que l’histoire jugera les événements et que tu n’auras jamais à rougir de ce qu’a fait ton père. Surtout, ne devient jamais une de ces personnes qui ne font que critiquer mais qui ne vont jamais jusqu’au bout leurs actes. Ces gens sont hypocrites et lâches, car ils n’ont pas la force de concilier leurs actes avec leurs idées. Je te souhaite d’avoir beaucoup de courage. Préserve fermement en toi la conviction que la vie est merveilleuse. Sois positif et sache que la révolution triomphera toujours ». (Extrait de la dernière lettre de Valery Sabline à son fils, écrite peu avant son exécution).

Le jeudi 7 septembre 2000, la chaîne britannique de TV Channel 4 a diffusé une émission fascinante : un des documentaires de la série consacrée à « l’histoire secrète » et dont le titre était : La Mutinerie ; la véritable histoire d’« A la poursuite d’Octobre Rouge ». Cet extraordinaire documentaire nous montre pour la première fois l’histoire authentique qui fut à l’origine du film A la poursuite d’Octobre Rouge (1990), ce dernier étant la version cinématographique d’un roman de Tom Clancy - au titre identique - publié en 1984. Ce livre relate l’histoire de Marko Ramius, commandant d’un sous-marin soviétique qui prend personnellement possession de son navire avec son équipage pour déserter à l’Ouest après un voyage épique dans l’Atlantique.

Clancy s’était inspiré d’une mutinerie dirigée par Valery Sabline à bord du navire de guerre La Sentinelle (Storozhevoy en russe), en novembre 1975. Dans son livre, il explique qu’il « existe un authentique précédent historique à ce roman. Le 8 novembre 1975, le Storozhevoy, une frégate lance-missiles soviétique de la classe "Krivak" tentait, en partant de Riga, de gagner l’île suédoise de Gotland. L’officier politique du bord, Valery Sabline, avait pris la tête d’une mutinerie parmi les simples matelots. Sabline et 26 autres hommes ont été jugés en cours martiale et exécutés ». Mais le gouvernement soviétique avait occulté la véritable histoire de cette mutinerie. Elle ressort enfin en pleine lumière.

Jusqu’à la fin de la Guerre froide, les services de renseignement occidentaux pensaient que l’équipage du navire avait voulu déserter et passer à l’Ouest. C’est sur cette explication que sont basés le livre de Clancy et le film qui en a été tiré. Mais depuis les derniers jours de l’Union Soviétique, des documents nouveaux ont émergé, et ce sont ces documents que révèle le documentaire en question.

La trame du récit de Clancy est incorrecte. L’objectif de Sabline n’était pas de déserter à l’Ouest, car il était fermement gagné à la cause du communisme. Son intention n’était pas de passer à l’Ouest, mais de provoquer une révolution politique en URSS pour renverser la bureaucratie stalinienne et restaurer un authentique régime de démocratie soviétique.

Comme l’explique le documentaire, « Sabline était un fervent partisan du communisme. Il était originaire de Léningrad (aujourd’hui Saint-Petersburg). Le souvenir du cuirassé Potemkine, dont l’équipage s’était mutiné pendant la révolution de 1905, et du croiseur Aurora, qui a joué un rôle important dans la révolution de 1917, lui ont servi d’inspiration et il espérait que sa propre mutinerie serait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres d’une nouvelle insurrection à Léningrad, laquelle permettrait de mener à son terme une révolution russe qu’il considérait comme inachevée. »

Cette histoire réelle est plus riche, plus extraordinaire et plus émouvante que les meilleurs récits de fiction. Il ne fait pas de doute qu’elle inspirera la jeunesse et les travailleurs de Russie et du monde entier. Ce merveilleux documentaire mérite la plus large audience.

Qui était Valery Sabline ?

Valery Mikhailovitch Sabline était fils et petit-fils d’officiers de la marine. A l’âge de 16 ans, il a suivi la tradition familiale en incorporant l’Académie Navale de Frounze. Avec de tels antécédents familiaux, il était normal que, depuis son plus jeune âge, Sabline ressente un amour profond pour la mer et pour la marine, ainsi qu’un profond sentiment du devoir, de la discipline militaire et du patriotisme soviétique. Mais Sabline n’était pas seulement un militaire ; il était avant tout un communiste et un enfant de la Révolution d’Octobre. C’est ce qui donnait son sens à sa vie et à ses actes.

Valery a été éduqué à la base navale parmi d’autres enfants d’officiers. Il avait un grand sens moral, comme le raconte Boris Sabline, l’un de ses frères : « Il était incapable de mentir. Il détestait l’hypocrisie sous toutes ses formes. Il était également incapable d’assister à une injustice et de garder le silence. » Depuis sa plus tendre enfance, il rêvait de naviguer. En 1955, alors qu’il avait à peine 16 ans, Valery a été accepté dans la prestigieuse Académie Frounze (Léningrad), où il devînt un étudiant modèle. Il était déjà à l’époque un fervent communiste et a été élu responsable de l’organisation des Jeunesses Communistes de l’institution. Dans cette école, on le surnommait, non sans ironie, « la conscience de la classe ». Il était, d’une certaine façon, différent - et ses camarades de classe eux-mêmes ont finalement compris où résidait cette différence. Un de ces camarades se souvient : « Nous avons tous été éduqués pour croire en l’éthique socialiste et communiste. Nous croyions tous en elle. Mais Valery était tellement intègre qu’il voulait mettre ces idées en pratique ».

Ces quelques lignes révèlent une réalité importante de l’Union Soviétique. Le régime bureaucratique qui est arrivé au pouvoir après la mort de Lénine se caractérisait avant tout par son hypocrisie. Les gens juraient fidélité au communisme et aux idées de Lénine, mais, dans la pratique, tout le système était une négation des idéaux démocratiques et égalitaires de la Révolution d’Octobre. Ils fermaient les yeux devant les inégalités et la corruption. Ils agissaient comme si ces choses n’existaient pas. Mais cette contradiction entre la théorie et la pratique, entre les paroles et les faits, était quelque chose d’étranger à la nature de Valery Sabline. Depuis le début de sa vie consciente, il s’est révélé être, dans chaque fibre de son être, opposé à cette situation. Toute sa vie a été marquée par une courageuse honnêteté. Valery ne voulait pas seulement prononcer des discours sur le communisme : il voulait vivre le communisme, « mettre ces idées en pratique ».

La mort de Staline, en 1953, fut suivie par l’ère Khrouchtchev, qui a marqué un tournant dans l’histoire de l’URSS. La mort du tyran avait ouvert la voie à l’explosion du mécontentement. La bureaucratie, dirigée à présent par Nikita Khrouchtchev, tentait de mener quelques réformes par le haut pour éviter une révolution par le bas. Mais Khrouchtchev n’avait pas pour autant l’intention de mettre un terme au pouvoir et aux privilèges de la caste dominante, c’est-à-dire aux millions de fonctionnaires parasitaires de l’Etat, du Parti et des forces armées qui gouvernaient au nom de la classe ouvrière, mais qui n’étaient en réalité, comme l’expliquait Trotsky, qu’une tumeur au sein de l’Etat ouvrier.

Valery a fait ses premiers pas politiques à l’âge de 20 ans en écrivant une lettre à Khrouchtchev dans laquelle il dénonçait les inégalités sociales qui défiguraient le « socialisme » soviétique. C’était un acte risqué et courageux qui pouvait lui coûter sa carrière - voire pire. Les autorités, comme il fallait s’y attendre, n’ont pas du tout apprécié ce courrier. Elles le réprimandèrent sévèrement et retardèrent sa graduation. Une preuve de plus des qualités et de la ténacité personnelle de Sabline réside dans le fait que, malgré ce revers, il a poursuivi ses études à l’académie militaire, où il fut finalement diplômé avec les honneurs.

En 1964, Khrouchtchev est destitué. Pour la nouvelle équipe dirigeante, l’une des principales priorités était le développement de la marine : il s’agissait d’égaler celle des Etats-Unis. La marine était devenue l’orgueil et le joyau du nouveau leader, Léonide Brejnev. Mais ces sentiments étaient loin d’être réciproques. L’historien de la marine Nikolaï Tcherkassine écrit que « la direction du Kremlin, avec Brejnev à la tête du Politburo, n’a jamais dirigé le pays vers la prospérité et n’avait que faire du communisme auquel croyait Sabline ».

Cinq années plus tard, la marine propose à Sabline le commandement d’un destroyer, ce qui constituait une reconnaissance extraordinaire pour un officier d’à peine 30 ans. A la surprise et à la consternation de sa famille, Valery rejette cette affectation en faveur d’un complément d’étude dans l’Académie politique Lénine, une institution d’élite uniquement réservée aux officiers de l’armée. C’est que l’amour de Valery pour la marine occupait la seconde place. En premier venait son dévouement pour la cause de la Révolution d’Octobre et de la classe ouvrière. Ce choix a profondément troublé sa famille, mais, bien plus tard, son frère Boris allait en comprendre la raison. Valery voulait tout simplement savoir comment fonctionnait le système de l’intérieur. Il voulait connaître la nature de la bête pour pouvoir tenter de lui porter le coup fatal.

Avec détermination, il s’est absorbé dans l’étude des classiques du marxisme. Jour et nuit, il étudiait les oeuvres de Marx, Engels et Lénine. Il voulait comprendre la révolution. Un doute intérieur tourmentait le jeune officier. Où qu’il regardait, il ne voyait que privilèges, inégalités et corruption - choses abominables pour un authentique communiste. Peu à peu mûrissait sa détermination à agir pour le système. Comment se faisait-il que la Révolution d’Octobre, qui avait éclaté pour mettre fin aux inégalités et à l’oppression de classe, et pour porter la classe ouvrière au pouvoir, était devenue une caricature monstrueuse, un régime totalitaire et bureaucratique qui n’avait plus rien de commun avec les idéaux démocratiques décrits par Lénine dans L’Etat et la Révolution ?

A l’Académie, Sabline dut constater que certains ouvrages étaient introuvables. Il savait que Trotsky avait été l’un des principaux dirigeants de la Révolution d’Octobre, aux côtés de Lénine. Il savait également qu’après la mort de Lénine, Trotsky avait lutté contre la bureaucratie stalinienne, en faveur de la démocratie ouvrière et de l’internationalisme. Mais où trouver les écrits de Trotsky et des autres dirigeants de l’Opposition de gauche ? Il pensait qu’en entrant dans la prestigieuse école du parti, il pourrait y accéder. Mais ses espoirs furent déçus.

Sabline a confié à son frère le désenchantement que lui avait procuré la découverte que même ce lieu était frappé par la censure. L’éducation politique qui était donnée dans cette si prestigieuse école était aussi sotte que la ligne officielle du parti enseignée dans les écoles.

Même s’il n’a pu avoir accès aux écrits de Trotsky, Valery en est arrivé à certain nombre de conclusions. La caste privilégiée des bureaucrates qui domine le pays n’abandonnera pas le pouvoir sans résistance. Sabline a étudié avec soin L’Etat et la Révolution de Lénine, et il comprenait que « l’armature de l’Etat et du Parti était si solide que même les coups directs ne pouvaient l’atteindre ». Il est arrivé à la conclusion qu’ « il était nécessaire de détruire la machine de l’intérieur ». Les événements de novembre 1975 allaient pleinement donner leur sens à ces mots.

La marine a toujours été le secteur le plus révolutionnaire des forces armées. C’est directement lié à sa composition plus ouvrière. Les marins sont dans leur grande majorité issus du salariat industriel. Les traditions révolutionnaires des marins se sont manifestées aussi bien en 1905, lors de la célèbre mutinerie du cuirassé Potemkine, qu’en 1917, lorsque les marins de Cronstadt ont constitué la colonne vertébrale des forces bolcheviques dans la révolution et dans la guerre civile. Valery Sabline connaissait parfaitement cette histoire, les traditions révolutionnaires russes et le rôle d’avant-garde des marins. Elle constituait l’élément fondamental de la personnalité de cet homme remarquable.

La Sentinelle était l’un des navires de guerre les plus modernes de la flotte soviétique. Sabline avait incorporé cette frégate en 1973 comme Second Officier du capitaine Anatoly Poutorny. Sabline était également l’Officier Politique du navire : il était responsable, en fin de compte, devant le KGB - la terrible police secrète -, c’est-à-dire qu’il devait fournir des rapports politiques, soutenir le moral des hommes et éviter les « déviations » envers la ligne officielle du Parti. Trois ans plus tard, sa propre « déviation » allait le conduire à la mort.

Les préparatifs de la rébellion

En tant qu’officier politique, Sabline était tenu de donner régulièrement des conférences sur le « marxisme-léninisme » - ou, disons, sur la caricature stalinienne du marxisme et du léninisme. Le contenu de ces conférences était à même de satisfaire les nécessités de la bureaucratie. Généralement, les hommes qui assistaient à ces conférences le faisaient avec ennui, mais celles de Sabline étaient différentes. Il s’écartait des textes recommandés par le Parti et se consacrait à d’autres thèmes, en particulier les révolutions de 1905, d’Octobre et les idées authentiques de Lénine. Même les ennemis de Sabline ont admis qu’il était très cultivé et informé.

Lors de ses conférences, il rappelait souvent la longue tradition révolutionnaire de la marine, et relatait la mutinerie du cuirassé Potemkine. L’armée venait justement de fêter le 70ème anniversaire de ce célèbre événement et le thème était encore frais dans l’esprit des hommes. Selon Nikolaï Tchekassine, « Sabline perpétuait les traditions révolutionnaires bolcheviques, car il était littéralement imprégné de ces traditions. Son objectif était simple : maintenir vivace la foi dans les traditions révolutionnaires du cuirassé Potemkine. »

Avant que Sabline puisse mettre ses plans en pratique, il devait trouver des « complices ». Il choisit Alexander (Sacha) Shein, un jeune mushik typique à l’aspect franc et sincère, qui, comme l’admettait l’intéressé lui-même, était « un peu rebelle ». Ce marin de 20 ans fut le bras droit de Sabline dans la préparation de ses conférences. Pendant la mutinerie, Sacha Shein fut également une sorte de second pour Sabline.

Evoquant les cours officiels de « marxisme-léninisme », Sacha Shein se souvient : « Ces cours politiques, c’était de la blague. Nous étions conscients qu’il y avait très peu de sincérité et que tout n’était qu’apparences ». Ces quelques mots traduisent bien l’attitude des travailleurs soviétiques à l’égard du « communisme » officiel. Son côté le plus intolérable était précisément l’absence de sincérité, l’hypocrisie qui imprégnait et empoisonnait tous les aspects de la vie quotidienne.

Sous le capitalisme, les travailleurs acceptent souvent l’existence des riches et des pauvres comme quelque chose de « naturel » et « d’inévitable ». Que cela nous plaise ou non, on doit l’accepter comme une conséquence logique du système de marché. Mais quelle est la justification de la monstrueuse inégalité d’un système qui se proclame « socialiste » et qui prétend construire le « communisme », c’est-à-dire une société sans classe, la forme la plus élevée de la civilisation humaine ? Pour n’importe quelle personne consciente, la contradiction entre les paroles et les faits, en Union Soviétique, était quelque chose d’insupportable. Et c’est précisément ce sentiment d’injustice qui est au cœur de la mutinerie de La Sentinelle.

« J’ai demandé à Sabline : à quoi sert toute cette façade ? » se rappelle Sacha Shein. « S’il y a une guerre, ce n’est pas toute cette rhétorique vide de contenu qui va défendre la patrie ». Cette sorte de jugement était très répandue en URSS. Mais ce qui est inhabituel dans les paroles de Shein, c’est qu’il les exprimait avec franchise à un officier supérieur. Habituellement, ce dernier était la personne la plus crainte à bord d’un navire, car il était l’homme du Parti et du KGB, quelqu’un qui espionne et exerce un contrôle permanent. Mais les hommes de La Sentinelle ont bien vite découvert que Sabline était un officier politique bien différent. Il a très vite gagné la confiance et le respect. « L’équipage avait une très haute opinion de lui. C’était un officier politique à qui ont pouvait se confier » se souvient Victor Borodaï, un fusillier-marin de La Sentinelle. Aux yeux de son supérieur, les relations de Sabline avec les marins étaient trop étroites. On le mit en garde et on lui pria, en vain, de changer de méthode. Sabline suivait son propre ordre du jour. Ses conférences avaient un objectif très sérieux : préparer le cœur et l’esprit de l’équipage à une rébellion. Beaucoup de marins ont ainsi été convaincus par cet étrange « commissaire politique » qui éveillait en eux un sentiment de respect et de dévouement.

Le 8 novembre 1975, La Sentinelle arrive dans le port de Riga (Lettonie) sur la Mer Baltique, où est prévue une cérémonie militaire commémorant la révolution russe. Sabline avait décidé de profiter de cette occasion symbolique pour commencer à mettre ses plans en pratique.

Cette nuit-là, il allait agir. Il a tout d’abord appelé Sacha Shein dans la salle des conférences et lui a fait une proposition insolite : « Es-tu prêt à travailler pour le KGB ? ». La réaction de Shein fut un mélange de rage et de désenchantement. Après tout ce que cet homme lui avait enseigné, il tentait à présent de le recruter pour la police secrète , comme un vulgaire informateur du KGB ! La réaction instinctive de Shein fut de quitter ostensiblement la salle. Mais Sabline l’arrêta et le tranquillisa : « Attends Shein, calme-toi, ne te fâche pas. Je te mettais à l’épreuve. Assieds-toi, nous devons parler sérieusement. »

Le plan de Sabline était incroyablement audacieux. Il expliqua à Sacha que la bureaucratie avait trahi la Révolution d’Octobre et le peuple soviétique, que le régime des privilèges et des inégalités n’avait rien de commun avec les idées de Lénine et du Parti Bolchevique, et que l’unique solution était une nouvelle Révolution d’Octobre. La classe ouvrière soviétique avait une tradition révolutionnaire et, avec une direction audacieuse, les travailleurs répondraient à l’appel. En trois jours, il voulait prendre le contrôle de La Sentinelle et parvenir à Léningrad. Une fois là-bas, il émettrait par radio une proclamation au peuple de l’Union soviétique l’invitant à se soulever contre la caste dirigeante du Kremlin et à instaurer un authentique régime de démocratie soviétique.

La mutinerie de La Sentinelle

Le 8 novembre, on informe faussement le capitaine Poutorny que les hommes « sont en train de boire à bord ». Poutorny décide de se rendre lui-même sur les lieux. A peine descendu de la passerelle, il est arrêté et enfermé dans sa cabine. Sabline réunit alors l’équipage et leur projette le film Le Cuirassé Potemkine, le chef-d’œuvre du réalisateur Eisenstein qui relate la mutinerie navale de 1905 à Odessa. Tandis qu’il projette le film muet, Sabline explique son plan et exhorte les autres officiers à l’appuyer. Ces derniers sont divisés : huit soutiennent les plans de Sabline et huit s’y opposent. La situation est plus claire parmi les simples matelots : l’équipage, réuni par Alexander Shein, soutient unanimement le projet.

Sabline réunit alors les officiers et les « deuxième classe » pour tenter de convaincre les réticents. A ce moment, rien n’était encore gagné. L’arrestation du capitaine en a effrayé et choqué certains. De nouveau, la moitié des officiers du navire - des hommes sincères et décents qui mettaient leur conscience avant leurs intérêts personnels - vont soutenir Sabline. Les autres, tel l’officier-médecin Oleg Sadikov, se prononcent contre ses plans. Sadikov était le spécimen typique de l’arriviste soviétique et du servile opportuniste. Il avait à peine pu s’empêcher d’esquisser un sourire de cynisme et de mépris lorsque Sabline leur avait exposé ses plans révolutionnaires. Pour ce genre de philistins, toutes les perspectives révolutionnaires sont une « folie », une « utopie irréalisable ». La sagesse de ces savants se réduit à celle de ces esclaves qui apprennent à aimer leurs propres chaînes. Ces sortes de gens sont la négation de tout progrès humain. Ils existent dans tous les pays, à n’importe quelle époque. Si les Sabline de ce monde sont le visage de l’humanité, les Sadikov ne représentent que son arrière-train.

Impassible, Sabline exige alors un vote de tout l’équipage. On voit ici le rôle crucial d’une direction. Sans parti ni appareil derrière lui, seul avec sa détermination, sa vitalité révolutionnaire et sa force de caractère, Sabline balaie tous sur son passage. Le vote unanime en faveur de la rébellion transforme complètement l’atmosphère à bord. Au cours de cette lutte, comme au cours de toutes les luttes, le moral des combattants passe constamment par des hauts et bas. C’est dans la nature des choses. Le fait que la majorité ait voté massivement en faveur de la rébellion et qu’au moins la moitié des officiers aient décidé de l’appuyer a eu un effet immédiat et électrifiant : « A partir de ce moment, l’enthousiasme fut à son comble » se souvient Sacha Shein. « L’humeur de tous était au plus haut. Nous pensions que nous allions devenir des héros ».

On peut dire que le plan de Sabline était quelque peu ingénu. Et avec le recul et les connaissances que donnent les événements passés, on peut également dire qu’il était condamné à l’échec. Mais ce serait injuste et partial parce que Sabline n’était pas un utopiste. Bien que son plan fût risqué, il s’appuyait sur une sobre compréhension de la situation. Le mécontentement des masses à l’égard du régime bureaucratique était évident. Quelques années auparavant avait eu lieu une insurrection des travailleurs de la ville de Novotcherkassk, insurrection qui fut brutalement réprimée par le régime. L’enthousiasme avec lequel l’équipage - y compris une partie des officiers - ont appuyé le projet de Sabline démontre qu’il comprenait bien l’état d’esprit de ces masses. Mais pour que l’insurrection fût un succès, il était nécessaire d’unir marins et travailleurs dans la lutte. Sabline le comprenait parfaitement et c’est pour cela qu’il voulait aller à Léningrad pour s’adresser à la population civile.

Tout aurait été était plus facile s’il avait existé un authentique parti révolutionnaire. Mais où Sabline aurait-il pu trouver un tel parti ? Son expérience personnelle dans le « Parti communiste d’Union soviétique » avait suffi pour le convaincre qu’il n’avait rien de communiste, qu’il était un instrument de plus de l’Etat bureaucratique, un club de laquais et d’arrivistes. Ce n’est pas par hasard qu’il ne voulait pas en appeler au Parti « communiste » mais bien directement à la classe ouvrière d’URSS. L’Etat totalitaire, avec ses milliers d’espions et d’agents provocateurs, étendait ses tentacules dans chaque usine, université et quartier. Si Sabline a pu aller aussi loin, c’est parce qu’il était un officier politique, théoriquement l’un des chiens de garde du régime. Sa position lui donnait la possibilité d’organiser et de préparer un plan secret, et c’est sans doute à cela qu’il faisait référence lorsqu’il parlait de « détruire la machine de l’intérieur ».

Aurait-il dû attendre la création d’une organisation léniniste clandestine, parmi les marins, qui se serait liée aux ouvriers des entreprises ? Théoriquement, sans doute. Mais Sabline connaissait bien les énormes difficultés auxquelles était confronté un tel projet. A n’importe quel moment, il pouvait être dénoncé au KGB. Et il avait entre les mains une occasion unique d’agir. Sabline n’était pas un fou, il avait calculé les risques et son échec lui a coûté la vie. Et malgré toutes ses imperfections, cet acte d’héroïsme personnel est infiniment supérieur à ce sourire de mépris des pharisiens qui ne voulaient que sauver leur peau et qui ne bougeaient jamais le petit doigt pour la cause du peuple soviétique.

La réaction de l’équipage fut hautement significative. Trotsky disait que les forces armées sont toujours le reflet fidèle des tendances existant au sein de la société. La composition de base de la marine, majoritairement des jeunes issus de la classe ouvrière, était un fidèle reflet de l’atmosphère au sein de la classe ouvrière soviétique de l’époque. Sa fidélité au socialisme et aux idéaux d’Octobre nourrissait son hostilité à l’égard de l’arbitraire bureaucratique. Les mêmes dirigeants qui prononçaient de beaux discours sur la « construction du communisme » en URSS vivaient comme des princes et des millionnaires, tandis que les conditions de vie de la grande majorité des citoyens soviétiques empiraient.

L’existence d’inégalités sociales sans cesse croissantes soulignait le fait que, loin de se diriger vers le socialisme, l’URSS s’en éloignait. Les événements l’ont par la suite confirmé. La même bureaucratie parasitaire qui parlait hypocritement au nom du « socialisme » et du « communisme » a plus tard mené à bien la destruction de l’économie planifiée et la restauration du capitalisme. La seule chose qui aurait permis d’éviter ce scénario était le renversement de la bureaucratie par une révolution politique restaurant le pouvoir de la classe ouvrière. C’est cela que voulait tenter Sabline.

Qu’une révolution politique contre la bureaucratie était possible, c’est ce que démontrent les événements que nous décrivons ici. Le fait qu’une bonne partie des officiers de La Sentinelle se soient rangés dans le camp de la rébellion est un symptôme d’une grande importance. Il démontre, en miniature, le processus qui aurait pu se développer en URSS dans le cas où les travailleurs auraient repris leur destinée en main. Même une partie de la bureaucratie serait alors passée dans le camp des travailleurs. Mais il n’est pas surprenant qu’une autre partie des officiers se soient refusés à appuyer la mutinerie. Dans toute grève, il y a des « jaunes », mais il faut souligner qu’il n’y en eut pas un seul parmi les membres de l’équipage, et que seule une poignée d’officiers se sont opposés à la rébellion.

L’opposition de ces quelques officiers allait jouer un rôle funeste, notamment en alertant les autorités. Avant que La Sentinelle ne lève l’ancre de Riga, un jeune officier a pu sauter par-dessus bord pour donner l’alerte dans le port, ce qui a provoqué un court moment de flottement parmi les mutins. Mais Sabline a décidé de poursuivre, appuyé par la ferme volonté des jeunes matelots à aller jusqu’au bout de la rébellion : « Nous avons commencé ceci, nous devons le terminer ». Le navire a alors quitté Riga dans la nuit du 9 novembre, en mettant le cap sur Léningrad.

Avant de quitter Riga, Valery a écrit une lettre à sa femme dans laquelle il expliquait pourquoi il avait décidé de tenter le tout pour le tout. Sabline avait une femme et un fils. C’était un officier de la marine, né dans une famille soviétique privilégiée et avec une brillante carrière devant lui. Mais Sabline était avant tout un révolutionnaire et il n’a pas hésité à risquer sa carrière militaire, sa famille, sa liberté et sa vie pour la cause à laquelle il croyait fermement :

« Pourquoi je fais cela ? Par amour de la vie. Pas dans le sens que lui donne la bourgeoisie bien pensante, mais pour la vie joyeuse et véritable, source d’inspiration et de joie pour tous les gens honnêtes. Je suis convaincu que notre nation, tout comme il y a 58 ans - en 1917 -, retrouvera sa conscience révolutionnaire et fera en sorte que le communisme règne dans notre société. »

Quelle grandeur d’esprit dans ces quelques lignes ! Quel contraste avec la lâcheté et la mesquinerie des cyniques professionnels du genre de Sadikov !

Oleg Maksimenko - un matelot de La Sentinelle - se souvient que, peu avant de lever l’ancre, il régnait une atmosphère étrange et silencieuse à bord. Un moment d’extrême tension, comme lorsqu’un athlète se prépare à l’action. En entendant le signal annonçant le départ, toute l’énergie accumulée s’est alors libérée : « Nous courrions tous d’un endroit à l’autre comme des lunatiques ». « J’étais confus », reconnaît l’opérateur radio. « Je me sentais comme un aveugle lancé sur un champ de mines ». Mais, très vite, cette confusion laisse place à l’enthousiasme d’hommes qui se sont libérés du joug de l’esclavage pour devenir des êtres libres. Maksimenko se souvient : « Le navire gagnait en vitesse et notre impression de saut vers l’inconnu gagnait tout autant en puissance. Il régnait un sentiment de liberté. Nous ressentions unbien-être particulier, comme si nos cœurs allaient s’envoler. » Au cours des 6 heures qui suivirent, toutes sortes de sentiments contradictoires ont affecté l’équipage, ce qui reflétait la montée et la chute rapide de leurs espoirs et de leurs angoisses.

Les dangers auxquels les mutins s’exposaient allaient très vite devenir évidents. « J’ai regardé au-dehors et j’ai vu un navire entrer dans le port » se souvient toujours Maksimenko. « J’ai pensé qu’il allait nous couper la route. La Sentinelle a alors brusquement viré à tribord et j’ai failli passer par dessus bord. Je crois qu’on a viré de 45 degrés. L’autre bateau continuait à nous poursuivre. Mais tout à coup, il a viré à bâbord. » L’équipage a pu de nouveau respirer. La Sentinelle avait quitté Riga !

Sabline avait écrit le discours qu’il voulait adresser au peuple russe, mais au lieu d’attendre l’arrivée à Léningrad, il l’a transmis peu après avoir quitté Riga. A peine le port derrière lui, Sabline avait donné l’ordre d’émettre le discours sur des longueurs d’onde qui pouvaient être captées par les simples citoyens du pays. Chacune des lignes de ce discours était imprégnée d’ardeur révolutionnaire :

« Je m’adresse à ceux qui portent notre passé révolutionnaire dans leur cœur, à ceux qui pensent de manière critique et non cynique à notre présent et au futur de notre peuple. Notre acte est purement politique. Les authentiques traîtres sont ceux qui tentent de nous arrêter. En cas d’agression militaire contre notre pays, nous le défendrons avec loyauté. Mais pour l’instant nous avons un autre objectif : élever la voix de la vérité ».

Mais Sabline ignorait que l’opérateur radio n’avait pas osé émettre le texte en clair et l’avait diffusé dans un langage codé, seulement compréhensible par la hiérarchie navale. C’est ainsi que la voix de Sabline n’a jamais atteint la classe ouvrière, à laquelle elle s’adressait.

Le Kremlin contre-attaque

A Riga, les autorités prirent tout d’abord l’évènement avec incrédulité. Elles tardaient à réagir - sans doute partiellement du fait du mal au crâne que leur avaient laissés les festivités de la veille. Mais elles se sont très vite rendues compte que quelque chose de sérieux était en train de se produire. Un officier de haut rang, indigné, raconte que « jamais une telle chose n’était arrivée. Ils avaient pris un bateau et ne voulaient pas traiter avec nous, mais seulement avec Moscou. Et en plus, c’était un officier qui dirigeait la mutinerie ! ». Sabline reçut les ordres directs du Commandant en chef de la Marine : « Stoppez le navire et retournez immédiatement au port ». Mais Sabline refusa. Le navire continuait sa route.

Au milieu de la nuit, le chef soviétique Léonide Brejnev fut réveillé et informé de la situation. Le Politburo au complet suivait de près la rébellion. Il n’est pas difficile d’imaginer l’ambiance qui régnait parmi les hommes du Kremlin. Etait-ce une désertion ? Ou le début d’une révolte généralisée ? A quatre heures du matin, le Commandant de la Flotte de la Baltique reçut comme ordre direct de Brejnev de retrouver La Sentinelle, de l’arrêter ou de le couler.

Treize navires fortement armés des gardes-côtes furent envoyés à la poursuite de La Sentinelle, le 9 novembre. Le commandant de ces navires, qui avait reçu l’ordre de l’arrêter ou de le couler, était perplexe, car il ne connaissait pas les intentions des mutins. Allaient-ils se diriger vers Léningrad ou tenteraient-ils de fuir en Suède ? Léningrad n’est qu’à 300 milles de Riga, mais, par mer, la route est deux fois plus longue. Le Golfe de Riga est infranchissable par le nord, où il est fermé par les îles estoniennes de Saaremaa et de Hiiumaa. Un navire qui veut atteindre Léningrad à partir de Riga doit donc mettre le cap à l’ouest, vers le Gotland, puis au nord-est vers Stockholm et enfin à l’est vers le Golfe de Finlande. Il est impossible de savoir si un bateau va à Léningrad ou en Suède tant qu’il n’a pas atteint la Baltique, où les deux routes se séparent.

Un des navires garde-côte localisa La Sentinelle à l’aube ; ce dernier semblait se diriger vers Stockholm. Le KGB a alors envoyé un message radio au bateau dans l’intention de diviser l’équipage : s’ils arrêtaient immédiatement le navire et libéraient le commandant, ils seraient tous pardonnés. Il est naturel qu’à ce moment-là un doute ait surgi chez certains mutins. Mais la majorité est restée déterminée à continuer. La Sentinelle a donc maintenu son cap et envoyé un message aux gardes-côtes : « Camarades ! Nous ne sommes pas des traîtres à la patrie. Nous n’allons pas à l’étranger ». Rendus encore plus perplexes par ce message, les poursuivants ont hésité. C’est à ce moment que sont apparus les avions soviétiques.

L’aviation de la Flotte de la Baltique avait également comme ordre de couler La Sentinelle si nécessaire. Une escadrille a survolé le navire et déployé ses missiles. Le Commandant de la Flotte leur a donné l’ordre fatal : « Faites feu ! ». Il s’est alors produit une brève pause et, en se rendant compte des implications psychologiques de ses paroles, ce commandant a demandé aux pilotes s’ils avaient bien compris le sens de ses ordres. « Ordres compris » fut la réponse laconique du chef d’escadrille. Une minute s’écoula, puis une autre minute, qui sembla une éternité. Il apparut alors clairement au commandant que les avions passaient et repassaient au-dessus de La Sentinelle sans tirer leurs missiles.

Les pilotes s’étaient refusés à tirer sur leurs camarades. Il semblait que la mutinerie de La Sentinelle allait s’étendre. Le fait que les pilotes se soient refusés à tirer et aient défié un ordre direct de leur commandant a dû donner quelques sueurs froides aux maîtres du Kremlin. La panique éclata. L’Etat-major augmenta la pression afin que l’on agisse immédiatement contre les rebelles. Les cris et les malédictions s’étendaient par les ondes. Le ministre de la Défense, Grechko, était furieux : « Qu’est ce qui se passe ? » hurla-t-il au téléphone : « Obéissez immédiatement aux ordres ! ».

Une seconde escadrille fut alors envoyée, avec des pilotes que l’on avait convaincu d’obéir aux ordres d’attaquer La Sentinelle. Finalement, la peur des officiers et l’obéissance militaire aveugle ont surmonté les réticences naturelles des pilotes à ouvrir le feu sur un de leurs navires. «  Lorsque des avions sont réapparus, tout à changé » se souvient l’un des mutins. « Si nous ne nous arrêtions pas, ils allaient nous bombarder ». Deux chasseurs sont apparus. A bord de La Sentinelle, personne ne parlait ; les hommes regardaient fixement le ciel et attendaient. Le bruit des armes s’est fait entendre. Pendant un bref instant, quelques hommes d’équipage ont pensé qu’il s’agissait d’une attaque de l’OTAN. Ils ont vu alors tomber une bombe dans la mer devant eux. Une explosion énorme se fit entendre et la coque du navire vibra de la proue à la poupe. Le navire faisait de terribles embardées et s’est mis à décrire des cercles. Les mutins comprirent alors que tout était terminé.

Les chasseurs avaient lancé leurs bombes sur l’avant et l’arrière du bateau. La situation était désespérée. Le navire endommagé, la résolution des hommes était ébranlée. Paniqués, quelques membres de l’équipage ont libéré le capitaine Poutorny. Ce dernier a pris un pistolet et a couru sur le pont, où il a ouvert le feu sur Sabline, qui à ce moment là était sans arme et n’offrait pas de résistance. Sabline fut blessé à la jambe. Le capitaine a alors téléphoné au garde-côte et hurlé à toute voix : « Halte au feu, j’ai le contrôle du bateau ». Moins de six heures après le départ de Riga, la mutinerie était terminée. A six heures du matin, La Sentinellefut occupé par des parachutistes et des hommes du KGB. Léningrad était encore à 400 milles.

Les parachutistes étaient arrivés à bord avec des armes automatiques. Ils ont plaqué les mutins contre les cloisons et les ont laissé ainsi de sept heures du matin jusqu’à six heures de l’après-midi. Les gardes qui les surveillaient avaient reçu l’ordre de tirer au moindre mouvement. En revenant à Riga, un officier demanda à Sacha Shein ce que tout le monde voulait savoir : « Pourquoi avez-vous fait cela ? Tu as rompu ton serment ». Shein répondit spontanément : « Regarde comment nous vivons. Quelle sorte de vie est-ce cela ? Crois-tu réellement que les gens doivent vivre ainsi ? Tout est un énorme mensonge ». L’officier n’a pas répondu, mais Shein était convaincu qu’il était d’accord et sympathisait même avec lui.

A Riga, le KGB commença l’enquête. Tout l’équipage de La Sentinelle fut arrêté, y compris ceux qui s’étaient opposé à la mutinerie. Tous devaient garder le silence car à Riga on commençait déjà à parler du « second Potemkine » et cela représentait un danger mortel pour la bureaucratie. Les autorités ne voulaient pas que les informations sur la rébellion soient diffusées. Pour l’opinion publique, la version officielle fut qu’il y avait eu une tentative de désertion. Tandis qu’ils attendaient anxieusement que l’on statue sur leur sort, les prisonniers ont conservé une attitude de défi et de courage. Pour les tranquilliser, et avec l’humour caractéristique des marins, l’un d’entre eux - qui venait de Sibérie - expliqua aux autres qu’un voyage en Sibérie ne leur ferait pas de mal, car le paysage y était merveilleux.

Sabline, Shein et 14 autres marins furent envoyés dans la fameuse prison moscovite de Lefortovo. On assigna à Sabline l’un des plus grands spécialistes des interrogatoires du KGB. Les hommes du Kremlin étaient prêts à tout pour savoir ce qui se cachait derrière la rébellion. Existait-il une organisation clandestine ? Qui la dirigeait ? Sacha Shein était un véritable révolutionnaire. Lorsqu’on lui demanda quel rôle il avait joué dans la mutinerie, il répondit avec courage qu’il avait joué un rôle actif du début à la fin.

Pour tenter de diviser les rebelles, les simples marins furent séparés des « leaders ». Dans le plus pur style de l’Inquisition, le KGB leur demanda d’écrire tout ce qu’ils se rappelaient sur les événements. Les geôliers leur dirent : « prenez tout votre temps, même si cela doit durer des mois ». Pendant quatre longs mois, ils ont maintenu isolés les jeunes marins - qui avaient en majorité 19 ou 20 ans - sans aucun contact avec l’extérieur et sans leur donner la moindre idée du châtiment qu’ils allaient subir. Ils furent finalement emmenés devant un tribunal spécial formé par des officiers de haut rang. Le tribunal avait été composé de façon à les intimider et les impressionner : « il y avait plus d’amiraux et de généraux que je ne pouvais en compter ».

Un à un, les jeunes marins étaient amenés et interrogés. Ils n’étaient pas des marxistes expérimentés. Ce n’étaient que de jeunes travailleurs. Battus, isolés et sans perspectives, la majorité a déclaré ne rien savoir. L’un des jeunes marins déclara même qu’ « il ne le ferait plus jamais ». A quoi l’un des généraux répliqua ironiquement : « Tu veux dire que tu tenteras autre chose ? ». Les autres généraux s’en amusèrent. Ces rires sur des lèvres de généraux rassurèrent les soldats. « Vous voyez, ils rigolent. Cela prouve que ce sont des êtres humains. Ils savent que nous sommes jeunes et vont nous pardonner. » Mais le pardon ne faisait pas partie du vocabulaire de la bureaucratie stalinienne. Ces jeunes marins avaient la naïveté et l’inexpérience de leur âge. Ils ne connaissaient pas le mot de Shakespeare : « Il y a des poignards dans le sourire de l’homme ».

Sabline marchait encore avec des béquilles lorsque commença son interrogatoire. Il avait rapidement convaincu les interrogateurs que la désertion n’avait pas fait partie de ses plans. Mais le KGB n’a jamais admis publiquement cette vérité. Que des officiers de haut rang se retournent contre le système était quelque chose d’inconnu pour eux. Le procès de Sabline et de Shein n’eut lieu que neuf mois plus tard. Au cours de cette période, les interrogatoires étaient quotidiens. C’est seulement lorsque les interrogateurs furent convaincus qu’il n’existait aucune organisation derrière la rébellion qu’ils se sont décidé à frapper les principaux « meneurs », Sabline et Shein. Les autres furent libérés - bien qu’ils subirent par la suite les représailles du régime et en restèrent marqués pour le reste de leur vie. Mais à Sabline, c’est le plus grand des châtiments qui fut réservé.

La littérature n’aurait jamais pu imaginer un scénario aussi dramatique pour un procès. Sabline a affronté le jugement, enregistré par caméra, avec un héroïsme exemplaire. Sacha Shein se souvient que lorsqu’il s’est retrouvé face à face avec son camarade, « Sabline m’a regardé avec un regard pénétrant, comme s’il voulait voir le fond de mon âme. C’était comme s’il me demandait : " tu es toujours en train de lutter ou t’es tu rendu ? " ». Sabline fut déclaré coupable de trahison à la patrie. Mais le régime gardait encore une terrible surprise pour cet ennemi indompté. Bien que ce crime était normalement puni par quinze années de prison, l’intention du Kremlin était toute autre. Un ennemi aussi dangereux ne pouvait continuer à vivre et Brejnev décida personnellement de le mener devant un peloton d’exécution. Les juges du régime n’ont fait que répéter un verdict qui avait été décidé ailleurs. Tout le procès n’était qu’une farce.

Lorsque la sentence fut prononcée, un frisson a parcouru les assistants dans la salle de jugement. Sabline ignorait tout de cette fin. Même ses interrogateurs ne connaissaient par les ordres du Kremlin. Les juges ont lu la sentence, ont ramassé rapidement leurs papiers et ont quitté précipitamment la salle. Sabline les regarda fixement. Il semblait leur dire : « Que pensez-vous que vous êtes en train de faire ? ». Les journées de prison et d’interrogatoires avaient physiquement affaibli Valery. Il dû s’appuyer sur un garde pour éviter de s’écrouler. Shein fut condamné à 8 années de prison. Ce fut la dernière fois qu’il vit Valery Sabline.

Sabline fut exécuté quelques semaines après son jugement, mais on n’informa sa famille que huit mois plus tard. Ce fut un officier local du KGB qui leur annonça la « nouvelle », l’un de ces typiques professionnels cyniques qui existent dans tous les régimes - démocratique ou fasciste, capitaliste ou « socialiste » - et qui n’ont pour seul plaisir que d’accomplir les plus basses besognes au profit de leur carrière. Avec un sourire radieux, cette créature du régime annonçait en outre qu’« étant donné que vous n’avez pas fait, avant 6 mois, de demandes concernant les effets personnels de l’exécuté, ces derniers ont été détruits, y compris les lettres et les manuscrits. Vous n’avez pas à vous plaindre. » Tout avait été fait « selon la loi ».

Sabline est enterré dans un lieu inconnu. Aujourd’hui, personne ne sait où se trouve son corps. Sa famille ne peut honorer sa mémoire que sur un monument dédié aux prisonniers politiques.

Un héros de notre temps

La bureaucratie avait réussi à écraser une dangereuse rébellion. Mais il ne suffisait pas de mettre en déroute les révolutionnaires, il était également nécessaire d’effacer la moindre de leur trace et de noircir leur mémoire. C’est pour cela qu’ils ont inventé la calomnie selon laquelle l’équipage de La Sentinelle voulait déserter à l’Ouest. Au cours des 15 années suivantes, ils ont recouvert de saletés la mémoire de Sabline. Valery Sabline, un communiste convaincu et un patriote soviétique, fut étiqueté déserteur et traître à l’Union Soviétique. Les faits authentiques n’ont été mis en lumière qu’après 1990, lors des derniers jours d’agonie d’un régime corrompu et dégénéré qui finit par miner et détruire de l’intérieur l’Union Soviétique.

Nikolaï Tcherkassine explique pourquoi le régime a présenté la révolte comme une désertion : « Ce qui convenait bien aux autorités était de présenter Sabline comme un renégat, un déserteur, quelqu’un qui voulait fuir à l’Ouest pour des raisons économiques. C’était une explication appropriée parce qu’elle réduisait la portée et la signification de cet événement : ce ne fut pas une mutinerie, ni une révolte, mais simplement une vulgaire action criminelle ».

Aujourd’hui, en Russie, on connaît l’histoire de Sabline. En 1996, sa réhabilitation publique a été demandée. Mais en Occident, le livre A la poursuite d’Octobre Rouge, de Tom Clancy, est un best-seller, et son héros, le déserteur Marko Ramius - interprété dans le film par Sean Connery - jouit d’une grande popularité. Mais Valery Sabline, avec sa foi dans la victoire de la révolution, reste toujours oublié.

L’équipage qui avait suivi Sabline a reçu différents châtiments, bien qu’aucun ne fût emprisonné (Clancy se trompe en évoquant 26 exécutions). Le radio-opérateur de La Sentinelle regarde leur passé : « Nos carrières ruinées, nous avons tous perdus nos emplois. Notre amour de la mer, notre passion à défendre la patrie : tout était terminé ». Mais malgré tout, la mémoire de la rébellion éveille toujours en eux des sentiments de fierté. Vingt-cinq années après les événements, les survivants de l’équipage de La Sentinelle se réunissent pour commémorer la mutinerie. Il n’y a nulle trace de remords ni d’excuses. « Nous sommes fiers de ce nous avons fait ». Et Sabline ? « C’était un héros, il devrait recevoir une médaille ». Sacha Shein : « Toute société a besoin d’esprits nobles car, sans eux, aucune société ne peut évoluer. Sabline faisait partie de ces esprits nobles. »

Le documentaire diffusé par Chanel 4 est un merveilleux document. Bien entendu, il a ses défauts. Il n’a pas été réalisé par des marxistes et c’est pourquoi il souffre d’un manque de compréhension de la signification politique des événements. Tout est traité d’un point de vue fondamentalement humaniste, ce qui est valable jusqu’à un certain point, mais reste insuffisant. Si Sabline avait vécu pour le voir, il aurait sans doute été honoré, mais aurait été très critique sur les conclusions de l’émission, qui présente la mutinerie de La Sentinelle comme un fait héroïque désespéré, une sorte de curiosité historique, à l’image de Sabline lui-même. « Y compris après sa mort », conclut le documentaire, « Sabline reste une énigme : un communiste loyal qui a osé se soulever contre l’Etat ».

Mais pour toute personne qui connaît l’histoire de l’URSS, il n’y a ici aucune énigme. Sabline n’était pas un individu isolé et unique, comme le présente le documentaire. Il appartient à cette galerie de héros du mouvement révolutionnaire russe qui ont lutté et donné leur vie pour sauver les traditions d’Octobre, qui ont lutté à mort contre la bureaucratie stalinienne. Les hommes et les femmes qui avaient commencé cette lutte furent, dans les années 20, les militants de l’Opposition de Gauche, dirigée par Trotsky. Ils sont morts par milliers, fauchés à la mitrailleuse dans les camps de concentration de Staline ou tués d’une balle dans la nuque, ou encore sous la torture dans les caves du GPU (ex-KGB).

Sabline ne fut pas non plus le cas unique d’un communiste de haut rang disposé à lutter contre la tyrannie stalinienne et à défendre une politique léniniste. Même au sein de la GPU de Staline, il existait des communistes pleins d’abnégation, disposés à donner leur vie pour la révolution. En 1937, Ignace Reiss, un officier de haut rang du GPU, s’est ouvertement prononcé en faveur de Trotsky et d’une révolution politique contre Staline, le fossoyeur de la Révolution d’Octobre. De même que Valery Sabline, la bureaucratie a assassiné Ignace Reiss. Et pour chacun de ces héros dont nous connaissons le nom et l’histoire, il y a des centaines et des milliers d’autres qui n’ont ni nom ni tombe.

Dans les jours précédant son exécution, dans l’obscurité de la nuit et au bord de l’abîme, les geôliers ont permis à Sabline d’écrire une dernière lettre à son fils unique. Ce furent les dernières paroles que Sabline a adressées au monde avant qu’on n’étouffe à jamais sa voix. Ces paroles, pleines d’optimisme et de confiance dans le futur de l’humanité, sont sa dernière volonté. Elles résonnent comme un appel pour les générations futures :

« Aie confiance dans le fait que l’histoire jugera les événements et que tu n’auras jamais à rougir de ce qu’à fait ton père. Surtout, ne devient jamais une de ces personnes qui ne font que critiquer mais qui ne vont pas jusqu’au bout de leurs actions. Ces personnes sont hypocrites et lâches car elles n’ont pas la force de concilier leurs idées et leurs actes. Je te souhaite d’avoir beaucoup de courage. Préserve fermement en toi la conviction que la vie est merveilleuse. Soit positif et sache que, toujours, la révolution triomphera ».

Aujourd’hui, alors que le régime stalinien a été remplacé par un régime capitaliste encore plus monstrueux, l’oppression des masses russes est mille fois plus dure qu’en 1975. Du fond de cette souffrance, un nouvel esprit est en train de naître : un esprit de révolte contre l’ordre existant - et qui prend comme point de référence les glorieuses traditions révolutionnaires de la Russie passée. La jeunesse et les travailleurs russes trouveront leur inspiration - aux côtés des plus grands héros des révolutions de 1905 et 1917 - dans la vie et l’exemple de Valery Sabline, de ce héros et de ce martyr de la classe ouvrière russe.

Les ennemis du communisme ont essayé de liquider sa mémoire en jetant ses cendres au vent et en couvrant son nom de mensonges et de calomnies. Aujourd’hui, ceux qui ont osé mettre à mort un courageux et sincère défenseur des traditions d’Octobre ont détruit l’URSS et se sont ralliés au capitalisme. La tâche de finir le travail commencé par Sabline et ses camarades il y a 25 ans repose sur les épaules des travailleurs, des soldats et des jeunes de Russie. Que la nouvelle génération lave et célèbre la mémoire d’un homme qui a donné toute sa vie à la plus grande des causes – celle de la révolution socialiste.

Septembre 2000

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