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Karl Marx

Des souvenirs sur Karl Marx, rédigés par son gendre, qui fut aussi l’un de ses plus proches collaborateurs.
Paru dans Die Neue Zeit, IX Jhrg., 1890-1891, pp. 10-17, 37-42.

1

C’est en février 1865 que je vis Karl Marx pour la première fois. L’Internationale avait été fondée le 28 septembre 1864 au meeting de Saint-Martin’s Hall, et je venais de Paris pour l’informer des progrès de notre jeune association. M. Tolain, aujourd’hui sénateur de la République bourgeoise et l’un de ses représentants à la conférence de Berlin [1], m’avait donné une lettre de recommandation.

J’avais alors 24 ans. De toute ma vie, je n’oublierai l’impression que fit sur moi cette première rencontre. Marx était souffrant et travaillait au premier volume du Capital, qui ne parut que deux ans plus tard, en 1867. Il craignait de ne pouvoir mener son œuvre à bonne fin et accueillait toujours les jeunes avec sympathie, car, disait-il "il faut que je prépare ceux qui, après moi, continueront la propagande communiste".

Karl Marx est une des rares personnalités qui furent à même d’occuper une place de premier plan à la fois dans les sciences et dans l’activité publique ; il les liait de façon si intime qu’il est impossible de bien le comprendre si on sépare le savant du lutteur socialiste.

Tout en estimant que toute science doit être cultivée pour elle-même et qu’on ne doit jamais craindre les conclusions auxquelles la recherche scientifique peut aboutir il était d’avis que le savant, s’il ne veut pas déchoir, ne doit jamais cesser de participer activement à la vie publique, ne doit pas rester confiné dans son cabinet de travail ou dans son laboratoire comme un ver dans son fromage, sans se mêler à la vie, aux luttes sociales et politiques de ses contemporains.

"La science ne doit pas être un plaisir égoïste, disait Marx, ceux qui ont la chance de pouvoir se consacrer à des études scientifiques doivent être les premiers à mettre leurs connaissances au service de l’humanité". "Travailler pour l’humanité" était une de ses expressions favorites.

Il n’était pas venu au communisme pour des considérations sentimentales, quoiqu’il fût profondément sensible aux souffrances de la classe ouvrière, mais par l’étude de l’histoire et de l’économie politique. Il affirmait que tout esprit impartial, que n’influençaient pas des intérêts privés ou que n’aveuglaient pas des préjugés de classe, devait nécessairement arriver aux mêmes conclusions que lui.

Mais s’il étudiait le développement économique et politique de la société humaine sans idée préconçue, il n’écrivait que dans l’intention bien arrêtée de faire largement connaître le résultat de ses recherches et avec la ferme volonté de donner une base scientifique au mouvement socialiste qui, jusque-là, errait dans les brumes de l’utopie. Il ne se produisait en public que pour aider au triomphe de la classe ouvrière dont la mission historique est d’instaurer le communisme dès qu’elle aura pris en mains la direction politique et économique de la société...

Marx ne limita pas son activité au pays où il était né : "Je suis un citoyen du monde, disait-il, et je travaille là où je me trouve". Et, en effet, partout où le conduisirent les événements et les persécutions politiques, en France, en Belgique et en Angleterre, il prit une part des plus actives aux mouvements révolutionnaires qui s’y développaient. Mais ce n’est pas l’agitateur socialiste inlassable, incomparable, c’est le savant qui m’apparut tout d’abord dans ce cabinet de travail de Maitland Park Road, où les camarades affluaient de tous les coins du monde civilisé pour interroger le maître de la pensée socialiste. Cette pièce est devenue historique, et il faut la connaître pour pénétrer dans l’intimité de la vie intellectuelle de Marx.

Elle était située au premier étage et la large fenêtre par où la lumière entrait, abondante, donnait sur le parc. Des deux côtés de la cheminée et vis-à-vis de la fenêtre se trouvaient des rayons chargés de livres, en haut desquels des paquets de journaux et de manuscrits montaient jusqu’au plafond. Vis-à-vis de la cheminée et de l’un des côtés de la fenêtre, il y avait deux tables couvertes de papiers, de livres et de journaux. Au milieu de la pièce, à l’endroit le mieux éclairé, se trouvait une petite table de travail très simple, longue de trois pieds et large de deux, avec un fauteuil tout en bois. Un divan en cuir était placé entre le fauteuil et les rayons de livres, face à la fenêtre ; Marx s’y étendait de temps à autre pour se reposer. Sur la cheminée, des livres encore se mêlaient aux cigares, aux allumettes, aux boîtes à tabac, aux pèse-lettres, aux photographies de ses filles, de sa femme, de Wilhelm Wolff et de Friedrich Engels.

Marx était grand fumeur. "Le Capital ne me rapportera jamais ce que m’ont coûté les cigares que j’ai fumés en l’écrivant", me disait-il. Mais il était encore plus grand gaspilleur d’allumettes : il oubliait si souvent sa pipe ou son cigare, il devait si souvent les rallumer qu’il vidait les boîtes d’allumettes avec une rapidité incroyable.

Marx ne permettait à personne de mettre de l’ordre, ou plutôt du désordre, dans ses livres et ses papiers. Car leur désordre n’était qu’apparent : en réalité tout était à sa place, et il trouvait toujours sans peine le livre ou le cahier dont il avait besoin. Même au cours d’une conversation, il s’interrompait souvent pour montrer dans le livre un passage ou un chiffre qu’il venait de citer. Il ne faisait qu’un avec son cabinet de travail où livres et papiers lui obéissaient comme les membres de son corps.

Dans la façon de placer ses livres, il ne faisait aucun cas de la symétrie formelle : les in-quarto, les in-octavo et les brochures se pressaient les uns contre les autres. Il les rangeait non d’après leurs dimensions, mais d’après leur contenu ; ils étaient ses instruments de travail, et non des objets de luxe. "Ce sont mes esclaves. disait-il, et ils doivent me servir comme je l’entends". Il les maltraitait sans égard pour leur format, leur reliure, la beauté du papier ou de l’impression ; il cornait les pages, couvrait les marges de coups de crayon, soulignait tel ou tel passage ; il n’y faisait pas de notes, mais marquait d’un point d’exclamation ou d’interrogation les endroits où l’auteur passait la mesure. Son habitude de souligner lui permettait de retrouver aisément le passage cherché. Il lisait et relisait, à des années d’intervalle, ses cahiers de notes et les passages soulignés dans ses livres, pour les garder fidèlement dans sa mémoire, qui était d’une netteté et d’une précision extraordinaires. Il l’avait exercée dès sa jeunesse, selon le conseil de Hegel, en apprenant par cœur des vers dans des langues qu’il ignorait.

Il connaissait par cœur Henri Heine et Goethe, qu’il citait souvent dans sa conversation. Il lisait les poètes de toutes les littératures européennes. Tous les ans, il relisait Eschyle dans le texte grec original. Il admirait Eschyle et Shakespeare qu’il considérait comme les deux plus grands génies dramatiques qu’ait produits l’humanité. Il s’était livré à des études approfondies sur Shakespeare qui lui inspirait une admiration sans bornes et dont il connaissait tous les personnages, même les plus insignifiants. Toute la famille Marx professait un véritable culte pour le grand dramaturge anglais ; ses trois filles le savaient par cœur. Après 1848, voulant se perfectionner dans la connaissance de l’anglais qu’il lisait bien, il rechercha et classa toutes les expressions propres à Shakespeare ; il en fit autant pour une partie de l’œuvre polémique de William Cobbet, qu’il avait en très haute estime. Dante et Robert Burns étaient au nombre de ses poètes favoris, et il avait grand plaisir à écouter ses filles déclamer ou chanter les satires ou les poèmes d’amour du poète écossais.

Cuvier, travailleur infatigable et l’un des grands maîtres de la science, avait installé au Museum de Paris, dont il était le directeur, un certain nombre de cabinets de travail pour son usage personnel. Chacun d’eux, destiné à une occupation particulière, contenait les livres, instruments et matériel anatomique nécessaires. Quand il se sentait fatigué d’un travail, Cuvier passait dans un autre cabinet, s’y livrait à un autre genre d’étude. On prétend que ce simple changement d’occupations intellectuelles était un repos pour lui.

Marx était aussi infatigable que Cuvier, mais il n’avait pas les moyens de se faire installer plusieurs cabinets de travail. Pour se reposer, il arpentait sa chambre ; de la porte à la fenêtre, son passage était marqué sur le tapis usé jusqu’à la corde par une raie aussi nette qu’une piste dans une prairie.

De temps à autre, il s’étendait sur le divan et lisait un roman : il en lisait jusqu’à deux ou trois à la fois, allant de l’un à l’autre. Comme Darwin, il était grand liseur de romans. Il aimait surtout ceux du dix-huitième siècle, et particulièrement le Tom Jones de Fielding. Les auteurs modernes qu’il lisait le plus étaient Paul de Kock, Charles Lever, Alexandre Dumas père et Walter Scott dont il considérait l’Old Mortality comme une œuvre magistrale. Il avait une prédilection particulière pour les récits d’aventures et les contes amusants.

Il plaçait Cervantès et Balzac au-dessus de tous les autres romanciers. Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule. Et il avait une telle admiration pour Balzac qu’il se proposait d’écrire un ouvrage critique sur La Comédie humaine dès qu’il aurait terminé son œuvre économique. Balzac, l’historien de la société de son temps, fut aussi le créateur de types qui, à l’époque de Louis-Philippe, n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire et ne se développèrent complètement que sous Napoléon III, après la mort de l’écrivain. Marx lisait couramment toutes les langues européennes et en écrivait trois : l’allemand, le français et l’anglais, si bien que ceux qui possédaient ces langues en étaient étonnés. "Une langue étrangère est une arme dans les luttes de la vie", avait-il l’habitude de dire.

Il avait une grande facilité pour les langues et ses filles en héritèrent. A 50 ans, il entreprit l’étude du russe et, quoique cette langue n’eût aucun rapport étymologique avec les langues anciennes et modernes qu’il connaissait, il en savait assez au bout de six mois pour trouver plaisir à la lecture des poètes et écrivains russes qu’il aimait le plus : Pouchkine, Gogol et Chtchédrine. S’il entreprit l’étude du russe, ce fut pour pouvoir lire les documents rédigés par les commissions d’enquêtes officielles dont le gouvernement du tsar empêchait la divulgation à cause de leurs révélations terribles. Des amis dévoués les lui envoyaient, et il fut certainement le seul économiste d’Europe occidentale à pouvoir en prendre connaissance.

A part les poètes et les romanciers, Marx avait un moyen original de se distraire : les mathématiques, pour lesquelles il avait une prédilection toute particulière. L’algèbre lui apportait même un réconfort moral ; elle le soutint aux moments les plus douloureux de son existence mouvementée. Pendant la dernière maladie de sa femme, il lui fut impossible de s’occuper de ses travaux scientifiques ordinaires ; il ne pouvait sortir de l’état pénible où le mettaient les souffrances de sa compagne qu’en se plongeant dans les mathématiques. C’est pendant cette période de souffrances morales qu’il écrivit un ouvrage sur le calcul infinitésimal, ouvrage d’une grande valeur, assurent les mathématiciens qui le connaissent... Marx retrouvait dans les mathématiques supérieures le mouvement dialectique sous sa forme la plus logique et la plus simple. Une science, disait-il, n’est vraiment développée que quand elle peut utiliser les mathématiques.

Sa bibliothèque, qui comptait plus de mille volumes soigneusement rassemblés au cours d’une longue vie d’études ne lui suffisait pas : il fut pendant des années un hôte assidu du British Museum dont il appréciait fort le catalogue.

Ses adversaires eux-mêmes ont été obligés de reconnaître l’étendue et la profondeur de ses connaissances qui embrassaient non seulement son domaine propre, l’économie politique, mais aussi l’histoire, la philosophie et la littérature universelle.

Quoiqu’il se couchât à une heure très avancée de la nuit, il était toujours debout entre huit et neuf heures du matin ; il absorbait son café noir, parcourait les journaux et passait dans son cabinet de travail où il travaillait jusqu’à deux ou trois heures de la nuit. Il ne s’interrompait que pour prendre ses repas et faire, le soir, quand le temps le permettait, une promenade du côté de Hampstead Heath ; dans la journée, il dormait une heure ou deux sur son canapé. Pendant sa jeunesse, il lui arrivait de passer des nuits entières à travailler.

Pour lui, le travail était devenu une passion qui l’absorbait au point de lui faire oublier l’heure des repas. Souvent il fallait l’appeler à plusieurs reprises avant qu’il descendît dans la salle à manger, et il avait à peine avalé la dernière bouchée qu’il remontait dans son cabinet.

Il mangeait peu et s’efforçait de remédier à son manque d’appétit en usant de mets fortement épicés, tels que le jambon, le poisson fumé, le caviar et les cornichons ; son estomac payait fatalement pour sa formidable activité cérébrale.

Il sacrifiait tout le corps au cerveau : penser était sa plus grande jouissance. Je l’ai souvent entendu répéter le mot de Hegel, son maître de philosophie au temps de sa jeunesse : "Même la pensée criminelle d’un bandit est plus grande et plus noble que toutes les merveilles du ciel".

Il fallait une constitution vigoureuse pour mener ce mode de vie peu ordinaire et fournir ce travail intellectuel épuisant. Marx était en effet solidement bâti : d’une taille au-dessus de la moyenne, les épaules larges, la poitrine bien développée, il avait le corps bien proportionné, quoique le tronc fût un peu trop long par rapport aux jambes, ce qui est fréquent chez les Juifs. S’il avait fait de la gymnastique dans sa jeunesse, il serait devenu extrêmement fort. Le seul exercice physique qu’il pratiquait régulièrement était la marche ; il pouvait marcher ou gravir des collines pendant des heures, en bavardant et en fumant, sans ressentir la moindre fatigue. On peut affirmer que dans son cabinet il travaillait en marchant, ne s’asseyant que pour de courts moments, afin d’écrire ce que son cerveau avait élaboré tandis qu’il allait et venait dans la pièce. Même en conversant, il aimait marcher, s’arrêtant de temps en temps, quand la discussion s’animait ou que l’entretien prenait de l’importance.

Pendant des années, je l’ai accompagné dans ses promenades du soir à Hampstead Heath ; c’est au cours de ces marches à travers les prairies qu’il fit mon éducation économique. Il développait devant moi, sans peut-être le remarquer, tout le contenu du premier volume du Capital, au fur et à mesure qu’il l’écrivait.

Chaque fois, à peine rentré, je notais de mon mieux ce que je venais d’entendre ; au début, je devais fournir un très gros effort pour suivre le raisonnement de Marx, si complexe et profond. Malheureusement, j’ai perdu ces précieuses notes ; après la Commune, la police a pillé mes papiers à Paris et à Bordeaux.

Je regrette surtout la perte des notes écrites un soir où Marx m’avait exposé, avec cette richesse de preuves et de réflexions qui lui était particulière, sa théorie géniale du développement de la société humaine. J’avais l’impression qu’un voile s’était déchiré devant mes yeux. Pour la première fois. je sentais clairement la logique de l’histoire mondiale et pouvais ramener à leurs causes matérielles les phénomènes, si contradictoires en apparence, du développement de la société et de la pensée humaines. J’étais comme ébloui, et je conservai cette impression pendant des années.

Cette impression, les socialistes de Madrid [2] l’éprouvèrent eux aussi lorsque, avec mes faibles moyens, je développai devant eux cette théorie, la plus géniale des théories de Marx, et, sans aucun doute, une des plus géniales qu’ait jamais conçue un cerveau humain.

Le cerveau de Marx était armé d’une multitude de faits tirés de l’histoire et des sciences naturelles, ainsi que de théories philosophiques, de connaissances et d’observations amassées au cours d’un long travail intellectuel et dont il savait admirablement se servir. On pouvait l’interroger n’importe quand et sur n’importe quoi : on était sûr de recevoir la réponse la plus satisfaisante qu’on pût souhaiter, toujours accompagnée de réflexions philosophiques de portée générale. Son cerveau était comme un navire de guerre encore au port, mais sous pression, toujours prêt à partir dans n’importe quelle direction sur l’océan de la pensée.

Certes, le Capital révèle une intelligence d’une vigueur magnifique et d’un savoir extraordinaire, mais pour moi, comme pour tous ceux qui ont connu Marx de près, ni le Capital, ni aucun de ses autres écrits ne révèlent toute l’envergure de son génie et de son savoir. Il était très au-dessus de ses œuvres.

J’ai travaillé avec Marx ; je n’étais que le secrétaire à qui il dictait, mais j’ai ainsi eu l’occasion d’observer sa façon de penser et d’écrire. Le travail lui était à la fois facile et difficile : facile, parce que d’emblée les faits et les idées concernant le sujet à traiter se présentaient en foule à son esprit ; difficile précisément en raison de cette abondance qui compliquait et rendait plus longue l’exploration complète de ses idées.

Vico disait : "La chose n’est un corps que pour Dieu, qui sait tout ; pour les hommes qui ne voient que l’extérieur, ce n’est qu’une surface".

Marx saisissait les choses à la façon du Dieu de Vico ; il n’en voyait pas seulement la surface, il pénétrait à l’intérieur, en étudiait tous les éléments dans leurs actions et réactions réciproques, isolait chacun de ces éléments et suivait l’histoire de son développement. Puis il passait de la chose au milieu qui l’entourait, observait l’effet de celui-ci sur celle-là, et réciproquement. Il remontait à l’origine de l’objet, aux transformations, évolutions et révolutions qu’il avait subies, pour aboutir enfin à ses effets les plus éloignés. Il voyait non pas une chose isolée, un phénomène en soi sans rapport avec son milieu, mais un monde complexe en mouvement perpétuel.

Et il voulait exprimer toute la vie de ce monde, dans ses actions et réactions si variées et constamment changeantes. Les écrivains de l’école de Flaubert et de Goncourt se plaignent de la difficulté qu’il y a à rendre exactement ce que l’on voit, et cependant ce qu’ils veulent décrire, ce n’est que la surface, l’impression qu’ils ont des choses. Leur travail littéraire n’est qu’un jeu comparé à celui de Marx. Il fallait une puissance de pensée extraordinaire pour saisir la réalité, et un art non moins extraordinaire pour rendre ce qu’il voyait et ce qu’il voulait faire comprendre.

Jamais Marx n’était satisfait de son travail, toujours il y apportait des changements et toujours il trouvait que l’expression était inférieure à la conception...

Marx unissait les deux qualités du penseur génial. Il n’avait par son pareil pour dissocier un objet en ses divers éléments et pour le reconstruire ensuite magistralement dans tous ses détails et ses différentes formes de développement, et en découvrir la connexion interne. Sa démonstration ne s’appuyait pas sur des abstractions, ainsi que le lui ont reproché des économistes incapables de penser. Il n’employait pas la méthode des géomètres qui, après avoir pris leurs définitions dans le milieu environnant, font complètement abstraction de la réalité lorsqu’il s’agit d’en tirer les conséquences. On ne trouvera pas dans le Capital une définition unique, une formule unique, mais une série d’analyses de la plus grande finesse, rendant les nuances les plus subtiles et jusqu’aux moindres différences.

Marx commence par la constatation de ce fait évident que la richesse de la société où domine le mode de production capitaliste apparaît comme une immense accumulation de marchandises. La marchandise - fait concret, et non abstraction mathématique - est donc l’élément, la cellule de la richesse capitaliste. Marx prend la marchandise, la tourne et la retourne dans tous les sens, en met l’intérieur au jour, découvre les uns après les autres tous ses secrets, dont les économistes officiels n’avaient pas eu la moindre idée, bien qu’ils soient plus nombreux et plus profonds que les mystères de la religion catholique. Après avoir examiné la marchandise sous toutes ses faces, il découvre ses rapports avec les autres marchandises dans l’échange, et remonte ensuite à sa production et aux conditions historiques de cette production. Considérant les différentes formes de la marchandise, il montre comment elle passe de l’une à l’autre, comment l’une produit nécessairement l’autre. Le développement logique des phénomènes est présenté avec un art si parfait qu’on pourrait croire que Marx l’a imaginé, et cependant il est tiré de la réalité, c’est l’expression de la dialectique réelle de la marchandise. Marx travaillait toujours avec une conscience extrême.

Pour chaque fait, chaque chiffre qu’il donnait, il s’en référait aux meilleures autorités. Il ne se contentait pas de renseignements de seconde main, il allait toujours à la source, quelque effort que cela pût lui coûter. Et il était capable de courir à la bibliothèque du British Museum même pour vérifier un fait secondaire. Jamais ses critiques n’ont pu trouver chez lui la moindre inexactitude ou lui prouver que sa démonstration s’appuyait sur des faits ne résistant pas à un examen sérieux.

Cette habitude de remonter aux sources le conduisait à lire les auteurs les moins connus et qu’il est seul à citer. A voir la quantité de ces citations dans le Capital, on serait tenté de croire que l’auteur a pris plaisir à étaler son savoir. Mais il n’en est rien : "J’exerce la justice historique, disait Marx, j’accorde à chacun ce qui lui revient". Il croyait en effet devoir nommer l’écrivain qui avait été le premier à exprimer une idée, ou qui en avait trouvé l’expression la plus exacte, même si c’était un écrivain de peu d’importance et à peine connu.

Sa conscience littéraire était aussi sévère que sa conscience scientifique. Jamais il ne se serait appuyé sur un fait dont il n’était pas tout à fait sûr ; jamais non plus il ne se serait permis de traiter un sujet sans l’avoir étudié à fond. Il ne publiait rien qu’il n’eût remanié à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il eût trouvé la forme qui lui convenait le mieux. L’idée de donner au public une étude insuffisamment travaillée lui était insupportable. Montrer ses manuscrits avant d’y avoir mis la toute dernière main eût été pour lui un martyre. Ce sentiment était si fort qu’il eût préféré - il me le dit un jour - brûler ses manuscrits que de les laisser inachevés.

Sa méthode de travail lui imposait des tâches dont ses lecteurs peuvent difficilement se faire une idée. Ainsi, pour écrire les quelque vingt pages du Capital sur la législation anglaise relative à la protection du travail, il dut lire toute une bibliothèque de Livres bleus contenant les rapports des commissions d’enquête et des inspecteurs de fabriques d’Angleterre et d’Ecosse. Il les lut du commencement à la fin, comme le montrent les nombreux coups de crayon qu’il y donna. Il les mettait au nombre des documents les plus importants, les plus considérables pour l’étude du régime de production capitaliste, et il avait une si haute opinion de ceux qui les rédigèrent qu’il doutait qu’on pût trouver alors dans un autre pays d’Europe "des hommes aussi compétents, aussi impartiaux et aussi nets que les inspecteurs de fabriques d’Angleterre". Il leur a hautement exprimé sa reconnaissance dans la préface de son Capital.

Marx puisa une documentation considérable dans ces Livres bleus, que tant de membres de la Chambre des Communes comme de la Chambre des Lords, à qui ils étaient distribués, n’utilisaient que comme des cibles sur lesquelles on tire pour mesurer, au nombre de pages que la balle traverse, la force de percussion de l’arme. D’autres les rendaient au poids, et ils n’auraient pu faire mieux, car cela permit à Marx de les acheter à bon marché, chez un marchand de vieux papiers de Long Acre, où il allait de temps en temps passer en revue livres et paperasses. Le professeur Beesly a dit un jour que Marx est l’homme qui a le plus utilisé les enquêtes officielles d’Angleterre et les a fait connaître au monde. Le professeur Beesly ignorait sans doute qu’avant 1845 déjà Engels avait tiré des Livres bleus une riche documentation dont il se servit pour écrire son livre sur la situation des classes laborieuses en Angleterre.

2

Pour apprendre à connaître et à aimer le cœur qui battait sous l’enveloppe du savant, il fallait voir Marx au sein de sa famille quand il avait fermé ses livres et ses cahiers, et, le dimanche soir, au milieu de ses amis. Il était alors le plus agréable, le plus spirituel, le plus gai des compagnons. Il riait de tout cœur, et dans ses yeux noirs ombragés par d’épais sourcils, la joie et l’ironie moqueuse brillaient chaque fois qu’il entendait un bon mot ou une répartie bien envoyée.

C’était un père doux, tendre et indulgent. "Les enfants doivent faire l’éducation de leurs parents", avait-il coutume de dire. Jamais il n’a fait sentir à ses filles, qui l’aimaient follement, le poids de l’autorité paternelle. Il ne leur donnait jamais d’ordres, mais leur demandait comme un service ce qu’il désirait d’elles, ou les persuadait de ne pas faire ce qu’il ne voulait pas qu’elles fassent. Et cependant il était obéi comme peu de pères le furent. Ses filles voyaient en lui un ami, et se comportaient avec lui comme avec un camarade. Elles l’appelaient non pas "Père", mais "Maure", un surnom qu’on lui avait donné à cause de son teint foncé, de sa barbe et de ses cheveux d’un noir d’ébène. Par contre, dès avant 1848, les membres de la Ligue des communistes l’appelaient le "père Marx", bien qu’il n’eût pas encore atteint la trentaine.

Il jouait parfois pendant des heures avec ses filles. Celles-ci se rappellent encore les batailles navales et les incendies de flottes entières de bateaux en papier qu’il fabriquait pour elles et qu’il livrait ensuite aux flammes, pour leur plus grande joie, dans un cuvier.

Le dimanche, ses filles ne lui permettaient pas de travailler ; il était à elles pour toute la journée. Quand il faisait beau, toute la famille partait pour une grande promenade à travers champs. On s’arrêtait en route dans une auberge pour boire de la bière de gingembre et manger du pain et du fromage. Lorsque ses filles étaient encore petites, pour que le chemin leur parût moins long, il leur racontait des contes de fées qui n’en finissaient plus, contes qu’il inventait tout en marchant et dont il retardait ou précipitait le dénouement selon la longueur de la route qui restait à faire. Et les petites, en l’écoutant, oubliaient leur fatigue.

Marx possédait une imagination poétique d’une richesse incomparable ; ses premières œuvres littéraires furent des poésies. Madame Marx gardait soigneusement ces œuvres de jeunesse de son mari, mais ne les montrait à personne. Les parents de Marx avaient rêvé pour lui une carrière d’homme de lettres et de professeur. Ils estimèrent qu’il s’abaissait en se consacrant à l’agitation socialiste et en s’occupant d’économie politique, science qui n’était guère estimée, alors, en Allemagne.

Marx avait promis à ses filles d’écrire pour elles un drame sur les Gracques. Malheureusement, il ne put tenir parole ; il eût été intéressant de voir comment celui qu’on appelait le "chevalier de la lutte des classes" eût traité ce tragique et grandiose épisode de la lutte des classes dans le monde antique. Marx nourrissait une foule de projets qu’il ne put réaliser. Il se proposait, entre autres, d’écrire une logique et une histoire de la philosophie ;cettedernière avait été dans sa jeunesse son étude favorite. Il eût fallu vivre cent ans pour exécuter ses plans littéraires et pour donner au monde une partie des trésors que renfermait son cerveau.

Toute sa vie durant, sa femme fut pour lui une compagne au vrai sens, au sens complet du mot. Ils s’étaient connus enfants, avaient grandi ensemble. Marx n’avait pas plus de 17 ans lorsqu’ils se fiancèrent. Ils se marièrent en1843, aprèsavoir attendu sept ans et ne se quittèrent plus. Madame Marx est morte peu de temps avant son mari. Personne n’avait plus qu’elle le sentiment de l’égalité, bien qu’elle fût née et eût été élevée dans une famille d’aristocrates allemands. Pour elle, les différences et les classifications sociales n’existaient pas. Dans sa maison et à sa table elle recevait les ouvriers en costume de travail avec la même politesse, la même prévenance que s’il se fût agi de princes. Un grand nombre d’ouvriers de tous les pays ont joui de son aimable hospitalité et je suis convaincu qu’aucun d’eux ne s’est jamais douté que celle qui les recevait avec une si simple et si franche cordialité descendait, par les femmes, de la famille des ducs d’Argyll, et que son frère avait été ministre du roi de Prusse… Elle avait tout quitté pour suivre son Karl, et jamais, même aux jours de dénuement extrême, elle ne regretta ce qu’elle avait fait.

Elle avait un esprit enjoué et brillant. Les lettres qu’elle adressa à ses amis, écrites d’une plume légère, sont de vrais petits chefs-d’œuvre et témoignent d’un esprit vif et original. C’était une fête de recevoir une lettre de Madame Marx. Johann-Philipp Becker en a publié plusieurs. Heine, l’impitoyable satirique, craignait l’ironie de Marx, mais il avait une grande admiration pour l’intelligence fine et pénétrante de sa femme. A l’époque où les Marx vivaient à Paris, il fut un hôte assidu de la maison. Marx avait une si haute opinion de l’intelligence et de l’esprit critique de sa femme qu’il me disait en 1866 lui avoir toujours communiqué ses manuscrits et attaché une grande valeur à son jugement. C’est elle qui recopiait les manuscrits de son mari pour l’impression.

Madame Marx eut beaucoup d’enfants. Trois moururent en bas âge, pendant la période de privations que la famille traversa après la révolution de 1848, lorsque, réfugiée à Londres, elle vécut dans deux petites pièces de Dean Street, près de Soho Square. Je n’ai connu que les trois filles. Lorsque je fus introduit pour la première fois chez Marx, en 1865, la plus jeune, qui devint Madame Aveling, était une charmante enfant au caractère de garçon. Marx disait que sa femme s’était trompée de sexe en mettant au monde une fille. Les deux autres formaient le contraste le plus charmant et le plus harmonieux qu’on pût admirer. L’aînée, Madame Longuet, avait comme son père le teint hâlé qui indique la santé, les yeux sombres et les cheveux d’un noir de corbeau. Sa puînée, Madame Lafargue, était blonde et rose, son opulente chevelure frisée avait l’éclat de l’or ; on eût dit que le soleil couchant s’y était réfugié : elle ressemblait à sa mère.

La famille Marx comptait en outre un membre important : Mademoiselle Hélène Demuth. Issue d’une famille de paysans, elle était entrée toute jeune, presque enfant, au service de Madame Marx longtemps avant son mariage, et quand sa maîtresse s’était mariée, elle n’avait pas voulu la quitter. Elle s’était consacrée à la famille Marx avec un tel dévouement qu’elle s’en oubliait elle-même. Elle accompagna Madame Marx et son mari dans tous leurs voyages à travers l’Europe, les suivant lorsqu’ils étaient expulsés.

Elle était le bon génie de la maison, savait se tirer des situations les plus difficiles. C’est grâce à son esprit d’ordre et d’économie, à son ingéniosité que la famille ne manqua jamais du strict nécessaire. Elle s’entendait à tout : elle faisait la cuisine, s’occupait du ménage, habillait les enfants, coupait les vêtements qu’elle cousait avec l’aide de Madame Marx. Elle était à la fois l’économe et le majordome de la maison qu’elle conduisait. Les enfants l’aimaient comme une mère, et elle exerçait sur eux une autorité maternelle, parce qu’elle avait pour eux une affection toute maternelle. Madame Marx considérait Hélène comme une amie très proche et Marx lui témoignait une amitié toute particulière : il jouait aux échecs avec elle et il lui arrivait souvent de perdre la partie.

L’amour d’Hélène pour la famille Marx était aveugle : tout ce que les Marx faisaient était bien, et ne pouvait être que bien. Qui critiquait Marx avait affaire à elle. Elle prenait sous sa protection maternelle quiconque était admis dans l’intimité de la famille. Elle avait, pour ainsi dire, adopté toute la famille Marx. Mademoiselle Hélène a survécu à Marx et à sa femme. Et elle a reporté sur la maison d’Engels, qu’elle a connu dans sa jeunesse, l’affection qu’elle avait pour les Marx.

D’ailleurs, Engels était aussi de la famille. Les filles de Marx l’appelaient leur second père. il était l’alter ego de Marx. Pendant longtemps en Allemagne on ne sépara pas leurs deux noms que l’histoire réunira pour toujours. Marx et Engels ont réalisé, dans notre siècle, l’idéal de l’amitié que les poètes de l’antiquité ont dépeint. Dès leur jeunesse, ils se sont développés ensemble et parallèlement, ils ont vécu dans la plus intime communauté d’idées et de sentiments, participé à la même agitation révolutionnaire et travaillé ensemble tant qu’ils ont pu rester ensemble.

Et ils auraient sans doute mené cette activité commune toute leur vie si les événements ne les avaient pas séparés pendant près de vingt ans. Après l’échec de la révolution de 1848, Engels dut se rendre à Manchester, alors que Marx était obligé de rester à Londres.

Ils continuèrent cependant à avoir une vie intellectuelle commune, s’écrivant presque quotidiennement ce qu’ils pensaient des événements politiques et scientifiques du jour, se faisant part l’un à l’autre de leurs travaux. Dès qu’Engels put se libérer, il se hâta de quitter Manchester pour venir s’établir à Londres, à dix minutes seulement de la maison de son cher Marx. De 1870 jusqu’à la mort de son ami, il ne s’est pas passé un jour où les deux hommes ne se soient vus tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.

C’était une véritable fête pour les Marx quand, de Manchester, Engels leur annonçait sa venue. On parlait longtemps à l’avance de sa visite, et le jour de son arrivée Marx était tellement impatient qu’il ne pouvait travailler. Les deux amis passaient la nuit à fumer et à boire en se racontant tous les événements survenus depuis leur dernière rencontre.

Marx tenait à l’opinion d’Engels plus qu’à toute autre : il reconnaissait en lui un homme capable d’être son collaborateur. Engels était pour lui tout un public. Pour le persuader, pour le gagner à ses idées, aucun travail ne lui semblait trop long. Ainsi, je l’ai vu parcourir à nouveau des livres entiers afin de retrouver les faits dont il avait besoin pour modifier l’opinion d’Engels sur un point secondaire, que j’ai oublié depuis, de la croisade politique et religieuse des Albigeois [3]. Gagner l’adhésion d’Engels était un triomphe pour lui.

Il était fier d’Engels. Il m’énumérait avec satisfaction toutes les qualités morales et intellectuelles de son ami et me conduisit à Manchester exprès pour me le montrer.

Il était rempli d’admiration pour l’extraordinaire variété des connaissances scientifiques d’Engels et craignait sans cesse qu’il ne fût victime d’un accident. "Je tremble toujours, me disait-il, qu’il ne lui arrive malheur au cours de l’une de ces chasses à courre auxquelles il prend part avec passion, galopant à bride abattue à travers champs et franchissant tous les obstacles".

Marx était aussi bon ami que bon époux et bon père. Et il faut dire qu’il trouva dans sa femme et ses filles, dans Hélène et Engels, des êtres qui méritaient d’être aimés par un homme tel que lui.

3

Marx, qui avait commencé par être un des chefs de la bourgeoisie radicale, se vit abandonné dès que son opposition se fit résolue, et traité d’ennemi dès qu’il devint communiste. Après l’avoir insulté, calomnié, traqué et expulsé d’Allemagne, on organisa contre lui et contre ses travaux la conspiration du silence. Le 18-Brumaire [4], qui prouve que de tous les historiens et hommes politiques de l’année 1848, Marx fut le seul à comprendre les causes et à prévoir les conséquences du coup d’Etat du 2 décembre 1851, resta complètement ignoré. Pas un journal bourgeois ne le mentionna malgré son caractère d’actualité.

Misère de la philosophie, réponse à la Philosophie de la Misère de Proudhon, ainsi que la Critique de l’économie Politique [5] eurent le même sort. Mais l’Internationale et la parution du premier volume du Capital rompirent cette conspiration du silence qui avait duré près de quinze ans. Il n’était plus possible d’ignorer Marx. L’Internationale grandissait et remplissait le monde des échos de ses actions. Marx se tenait à l’arrière-plan, faisant agir les autres ; pourtant, bientôt, personne n’ignora plus qu’il était son maître à penser.

En Allemagne, le Parti social-démocrate avait été fondé et grandit bientôt au point de devenir une force avec qui Bismarck flirta avant de passer à la répression. Schweitzer, partisan de Lassalle, publia une série d’articles que Marx appréciait beaucoup et dans lesquels il faisait connaître le Capital au public ouvrier. Sur la proposition de Johann-Philipp Becker, le congrès de l’Internationale adopta une décision attirant l’attention des socialistes de tous les pays sur cet ouvrage qu’il appelait la Bible de la classe ouvrière Cette résolution fut adoptée au Congrès de la I° Internationale tenu à Bruxelles en septembre 1868. (N. R.).

Après l’insurrection du 18 mars 1871, où on voulut voir la main de l’Internationale, et après la défaite de la Commune, que le Conseil général de l’Internationale défendit contre la campagne de calomnies de la presse bourgeoise de tous les pays, le nom de Marx devint célèbre dans le monde entier.

On reconnut en lui le théoricien irréfutable du socialisme scientifique et l’organisateur du premier mouvement ouvrier international. Le Capital devint le manuel des socialistes de tous les pays : tous les journaux socialistes et ouvriers popularisèrent ses théories, et en Amérique, au cours d’une grande grève qui avait éclaté à New York, on en diffusa des passages sous forme de tracts pour encourager les ouvriers à la résistance et leur prouver que leurs revendications étaient justes.

Le Capital fut traduit dans les principales langues d’Europe : en russe, en français et en anglais ; on en publia des extraits en allemand, en italien, en français, en espagnol et en hollandais. Et chaque fois qu’en Europe ou en Amérique les adversaires de la théorie de Marx tentaient de réfuter ses thèses, les économistes socialistes trouvaient une réponse qui leur fermait la bouche. Aujourd’hui Le Capital est devenu réellement la Bible de la classe ouvrière, comme l’avait appelé le congrès de l’Internationale.

Mais la part active que Marx prenait au mouvement socialiste international lui laissait moins de temps pour ses travaux scientifiques. La mort de sa femme et de sa fille aînée, Madame Longuet, devait être funeste à ces derniers.

Un attachement profond liait étroitement Marx à sa femme dont la beauté avait fait sa joie et sa fierté, et dont la douceur et le dévouement avaient allégé sa vie mouvementée de socialiste révolutionnaire nécessairement en butte aux privations. La maladie qui emporta Madame Marx devait abréger les jours de son mari. Au cours de cette maladie longue et douloureuse, les veilles, les émotions, le manque d’air et d’exercice fatiguèrent l’esprit et le corps de Marx. Il contracta une bronchite qui faillit l’emporter.

Madame Marx mourut le 2 décembre 1881, en communiste et en matérialiste, ainsi qu’elle avait toujours vécu. La mort ne lui faisait pas peur. Lorsqu’elle sentit que la fin approchait, elle s’écria : "Karl, mes forces sont brisées".

Ce furent ses dernières paroles intelligibles. Elle fut enterrée, le 5 décembre, au cimetière d’Highgate, dans la section des "réprouvés" (unconsecrated ground, en terre profane). On n’annonça pas ses funérailles : c’était conforme aux habitudes de toute sa vie et de celle de Marx... Seuls quelques amis intimes l’accompagnèrent au lieu de son dernier repos... Avant de se séparer, Engels prononça un discours sur sa tombe.

Dès lors, la vie de Marx ne fut plus qu’une suite de souffrances physiques et morales qu’il supporta stoïquement, et qui s’aggravèrent encore lorsque, un an plus tard, sa fille aînée, Madame Longuet, mourut subitement. Il en fut brisé et ne s’en releva plus.

Il expira assis devant sa table de travail, le 14 mars 1883, dans sa 65° année.


[1] Convoquée par Guillaume II, elle avait pour objet "la protection du travail" (1890). (N. R.)

[2] Après la défaite de la Commune, Lafargue émigra en Espagne où il fut chargé par Marx et le Conseil général de la I° Internationale de combattre les anarchistes bakouninistes. (N. R.)

[3] La secte religieuse des Albigeois s’était répandue dans le Midi de la France, aux environs d’Albi. Le pape prêcha contre elle une croisade des seigneurs du Nord de la France. La guerre qui s’ensuivit dura de 1209 à 1229. Les Albigeois, qui s’attaquaient au faste des cérémonies catholiques et à la hiérarchie ecclésiastique, traduisaient sous une forme religieuse les protestations de la population commerçante et artisanale des villes du Midi contre la féodalité. Ils recueillirent l’adhésion de la noblesse du sud de la France, désireuse de sauvegarder ses privilèges, menacés par les féodaux du Nord et de séculariser les terres du clergé. (N. R.)

[4] Marx écrivit Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte de décembre 1851 à mars 1852. L’ouvrage parut en mai 1852. (N. R.)

[5] Publié en 1859. (N. R.)

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