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Rosa Luxemburg fut une brillante militante et théoricienne du marxisme révolutionnaire. Elle a joué un rôle clé dans la lutte contre la dégénérescence opportuniste de la social-démocratie allemande [1], ainsi que dans la fondation du Parti Communiste allemand (KPD). Cependant, après son assassinat, certains de ses écrits ont été utilisés – par des adversaires du marxisme – pour donner une fausse interprétation de ses idées. Aujourd’hui encore, des réformistes, des anarchistes et des libéraux se revendiquent d’un « luxemburgisme » fictif, dont ils font une arme contre les idées et les méthodes du bolchevisme.

Spontanéité et direction

Ils prétendent notamment que Rosa Luxemburg aurait opposé la « spontanéité des masses » à la conception « léniniste » du parti révolutionnaire. Pour ce faire, ils commencent par caricaturer le parti bolchevik, qu’ils présentent comme un parti monolithique, sans démocratie interne, et qui cherchait à imposer sa volonté aux masses. En réalité, ce parti reposait sur une grande liberté de discussion, qui visait à trancher démocratiquement les questions de programme, de méthode et de tactique – et à construire un parti discipliné, capable de renverser le capitalisme. Quant à son attitude face aux mobilisations des masses, nous allons voir en quoi elle consistait réellement.

Quelles étaient les véritables positions de Rosa Luxemburg sur la « spontanéité » des masses – et sur le rapport entre l’activité des masses et celle du parti ? Sa brochure Grève de masse, parti et syndicat (1906) est souvent citée, à tort, comme une preuve de son opposition aux bolcheviks et de son rejet de la nécessité d’une direction révolutionnaire. A l’époque, une vague de grèves balayait l’Allemagne, dans le prolongement de la Révolution russe de 1905. Or, il y avait en Allemagne de puissants syndicats et un parti socialiste de masse, le SPD (ce qu’il n’y avait pas en Russie). Rosa Luxemburg et l’aile révolutionnaire du SPD soutenaient ces grèves et exigeaient que le parti y intervienne, mais les dirigeants opportunistes du parti adoptaient une attitude passive – voire méprisante – envers ce mouvement spontané, qu’ils jugeaient « prématuré ». Selon eux, seules les luttes planifiées par le parti avaient une chance de réussir ; les autres étaient « vouées à l’échec ».

Luxemburg polémiquait contre cette position des dirigeants du SPD, contre leur refus de mener une lutte révolutionnaire. Elle ne niait pas la nécessité d’une direction. Au contraire, elle insistait pour que le SPD joue un rôle politique dirigeant dans la vague de grèves. Comme elle l’écrivait : « Il est hors du pouvoir de la social-démocratie de déterminer à l’avance l’occasion et le moment où se déclencheront les grèves de masse en Allemagne, parce qu’il est hors de son pouvoir de faire naître des situations historiques au moyen de simples résolutions de congrès. Mais ce qui est en son pouvoir et ce qui est de son devoir, c’est de préciser l’orientation politique de ces luttes lorsqu’elles se produisent et de la traduire par une tactique résolue et conséquente. » [2]

Quant aux bolcheviks et à Lénine, ils partageaient cette position générale de Rosa Luxemburg. Lénine insistait régulièrement sur le fait que les révolutionnaires ne doivent pas lancer des ultimatums aux masses, mais gagner les masses lorsqu’elles se mettent en mouvement. Par exemple, c’est la stratégie qu’il développe dans ses Thèses d’avril, en 1917 : il faut « expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques. »

Ainsi, Luxemburg et Lénine étaient d’accord sur le fait que le rôle du parti n’est pas d’imposer un plan préétabli aux masses. Celles-ci se mettent en mouvement à leur propre rythme, et le rôle des révolutionnaires est d’intervenir dans ces mobilisations pour y apporter un programme et une direction, ce que Luxemburg désigne comme une « orientation politique ».

Certes, il y avait des différences entre les positions de Lénine et de Luxemburg. Mais ces différences ne portaient pas sur la nécessité, pour une révolution, de se doter d’une organisation et d’une direction. Dans son livre sur Rosa Luxemburg, notre camarade Marie Frederiksen explique : « Une divergence apparaît lors du congrès de 1907 du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR) (…) Luxemburg y critique les bolcheviks, qui auraient accordé trop d’importance aux aspects techniques de l’insurrection lors de la révolution de 1905. Selon elle, ils auraient dû se concentrer sur l’apport d’une direction politique au mouvement. (…) Sur la base de son expérience dans le SPD, Luxemburg considère l’insistance sur les aspects pratiques de l’organisation comme la marque d’une direction conservatrice, qui tend à freiner le mouvement des masses. (…) Elle en vient à considérer que les aspects techniques, pratiques, de l’organisation sont en eux-mêmes négatifs, et que le mouvement des masses réglera de lui-même les problèmes techniques de l’organisation et de la direction. » [3]

Il est clair que Luxemburg ne nie pas la nécessité d’une direction politique, pas plus que Lénine ne rejette la spontanéité des masses. Leur divergence porte sur l’importance que les révolutionnaires doivent accorder aux aspects pratiques de cette intervention politique dans les luttes de masse.

Sur cette question, l’histoire donna tort à Luxemburg. La révolution d’Octobre 1917 prouva que c’est précisément l’existence du parti bolchevik, avec ses cadres disciplinés, politiquement éduqués, attentifs aux questions « techniques » et « pratiques », qui a permis aux ouvriers russes de prendre le pouvoir. D’ailleurs, pendant la dernière période de sa vie, Rosa Luxemburg en est arrivée précisément à ces conclusions : elle s’est attelée à la construction d’un parti semblable au parti bolchevik, le KPD. En exagérant ses divergences avec Lénine sur cette question, les « héritiers » de Rosa Luxemburg veulent faire oublier les conclusions auxquelles elle est elle-même parvenue.

Bolchevisme et menchevisme

Selon une autre idée largement diffusée, Rosa Luxemburg se serait opposée aux « méthodes dictatoriales » du léninisme. Ce mythe s’appuie principalement sur l’un de ses écrits de 1904 : Questions d’organisation de la social-démocratie russe. Elle y critique Lénine et les bolcheviks ; elle leur reproche des tendances à « l’ultra-centralisme » et au « blanquisme », c’est-à-dire à l’idée qu’il serait possible d’organiser une révolution socialiste sous le contrôle total d’un petit groupe secret de dirigeants révolutionnaires.

Cette critique de Luxemburg reposait essentiellement sur des informations mensongères fournies par les mencheviks, ainsi que sur certaines formulations du livre de Lénine, Que faire ?, dont lui-même reconnut plus tard qu’elles étaient exagérées. D’ailleurs, l’hostilité de Luxemburg aux bolcheviks ne dura pas. Dès 1906, elle publia un article pour les défendre contre ces mêmes accusations de « blanquisme » – et pour critiquer l’opportunisme des mencheviks : « Si aujourd’hui les camarades bolcheviks parlent de dictature du prolétariat, ils ne lui ont jamais donné l’ancienne signification blanquiste (...). Au contraire, ils ont affirmé que l’actuelle révolution peut trouver son terme quand le prolétariat, toute la classe révolutionnaire, se sera emparée de la machine d’Etat. (...) Aujourd’hui, il s’agit de savoir si c’est, à l’heure actuelle, la tactique que recommandent le camarade Plekhanov et avec lui les camarades mencheviks qui est juste, une tactique qui vise à travailler le plus possible avec la Douma, avec les éléments qui y sont représentés, ou au contraire la tactique que nous appliquons tout comme les camarades bolcheviks, une tactique qui s’appuie sur le principe que le centre de gravité est situé en dehors de la Douma, dans l’apparition active des masses populaires révolutionnaires. » [4]

Un an plus tard, dans un discours qu’elle prononce lors du cinquième Congrès du POSDR, auquel participent les bolcheviks et les mencheviks, elle défend à nouveau les bolcheviks, cette fois-ci contre des accusations de « rigidité » et d’« étroitesse » sur les questions d’organisation : « (...) ces caractéristiques désagréables (...) représentent la mentalité typique de ce courant du socialisme qui est contraint de défendre les principes fondamentaux de l’indépendance politique du prolétariat face à un courant hostile, lui aussi puissant. La rigidité est la forme que prend nécessairement une aile de la tactique social-démocrate lorsque l’autre aile est une gelée informe qui rampe dans toutes les directions sous la pression des événements. » [5]

Contrairement à ce qu’affirment aujourd’hui ses prétendus « héritiers », Luxemburg se tenait fermement aux côtés des bolcheviks dans la lutte pour la défense de « l’indépendance politique du prolétariat » – contre le réformisme et l’opportunisme des mencheviks.

La Révolution russe

Un autre texte de Rosa Luxemburg est souvent cité pour appuyer l’idée qu’elle était hostile à la révolution d’Octobre et aux bolcheviks. Il s’agit de La Révolution russe, rédigé en 1918. Le fait est qu’elle y formule plusieurs critiques sévères de l’action des bolcheviks pendant la révolution de 1917. Mais ceux qui mobilisent ce texte contre le bolchevisme « oublient » – une fois de plus – de le replacer dans son contexte. Luxemburg a écrit ce texte lorsqu’elle était en prison, et n’avait accès qu’à des informations très parcellaires sur la situation en Russie.

Lorsqu’elle fut libérée de prison par la Révolution allemande de novembre 1918, elle refusa de publier ce document, précisément parce qu’elle le jugeait erroné sur plusieurs points. Ce texte fut malgré tout publié, plusieurs années après sa mort, à l’initiative de Paul Levi, qui était son ancien avocat. Paul Levi venait d’être exclu de l’Internationale Communiste pour en avoir sévèrement violé la discipline. En publiant ce texte de Luxemburg, il cherchait à justifier son ralliement au réformisme social-démocrate.

En outre, ce texte de Luxemburg était une critique constructive, « entre camarades ». Par-delà ses critiques, Luxemburg y affirme son soutien à la révolution d’Octobre et aux bolcheviks. Elle écrit notamment : « Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international. »

Enfin, Rosa Luxemburg était consciente du fait que les défaillances du régime soviétique russe n’étaient pas le fruit des idées ou de la volonté de Lénine et Trotsky, mais la conséquence de l’isolement de la révolution russe. C’est ce qu’elle affirme explicitement dans ce texte : « Tout ce qui se passe en Russie s’explique parfaitement : c’est une chaîne inévitable de causes et d’effets dont les points de départ et d’arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l’occupation de la Russie par l’impérialisme allemand. Ce serait exiger de Lénine et de ses amis une chose surhumaine que de leur demander encore, dans des conditions pareilles, de créer, par une sorte de magie, la plus belle des démocraties, la dictature du prolétariat la plus exemplaire et une économie socialiste florissante. Par leur attitude résolument révolutionnaire, leur énergie sans exemple et leur fidélité inébranlable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’il était possible de faire dans des conditions si terriblement difficiles. »

Quant à ses propres critiques, elle en relativise elle-même l’importance pour se placer, encore une fois, aux côtés des bolcheviks, contre les réformistes qui les attaquent : « Ce qui importe, c’est de distinguer dans la politique des bolcheviks l’essentiel de l’accessoire, la substance de l’accident. Aujourd’hui, alors que nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puissent s’écrier avec Hutten : “J’ai osé !”

« C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au “bolchevisme”. »

L’Assemblée constituante

Dans le même texte de 1918 (La Révolution russe), Rosa Luxemburg critique la dissolution de l’Assemblée constituante russe par les bolcheviks, en janvier 1918. Pour les « disciples » de Luxemburg, c’est l’occasion de rallier le chœur de tous ceux – réformistes, libéraux, etc. – qui s’appuient sur cette dissolution pour accuser les bolcheviks d’avoir été des « ennemis de la démocratie ».

Cependant, il faut commencer par rappeler que, jusqu’en 1917, les bolcheviks ont soutenu la revendication d’une Assemblée constituante, c’est-à-dire d’un parlement bourgeois, car avant la Révolution russe, un tel parlement aurait marqué un énorme progrès par rapport au despotisme tsariste. Mais lorsqu’elle fut dissoute (après la révolution d’Octobre), l’Assemblée constituante ne représentait plus les masses de Russie, qui s’étaient déjà dotées d’une forme supérieure de gouvernement : les soviets. Placée sous le contrôle permanent des masses, la démocratie ouvrière des soviets était infiniment plus démocratique que le plus démocratique des parlements bourgeois – en particulier dans une époque révolutionnaire, lorsque l’opinion des masses évolue très rapidement.

Représentante du passé, l’Assemblée constituante russe est devenue, dès son ouverture, le point de ralliement de tous les éléments contre-révolutionnaires. En la dissolvant, les bolcheviks n’ont pas réprimé « la démocratie » ; ils ont, au contraire, défendu la démocratie ouvrière incarnée par les soviets. Ce processus est d’ailleurs clairement démontré par l’évolution ultérieure des membres de l’Assemblée constituante. Une partie d’entre eux a tenté de la maintenir malgré sa dissolution, et ce faisant s’est immédiatement placée sous la protection des généraux « blancs » (contre-révolutionnaires), auxquels ils ont accordé leur patronage et les pleins pouvoirs pour mener la guerre civile contre la révolution.

Des réformistes affirment que Luxemburg défendait le parlementarisme bourgeois contre le pouvoir soviétique, au nom d’une « démocratie » abstraite, se situant au-dessus des classes sociales. C’est complètement faux. Rappelons les faits. En novembre 1918, la Révolution allemande a renversé l’Empire du Kaiser, mis fin à la guerre de 14-18 et placé les dirigeants réformistes au pouvoir, en Allemagne. Ces derniers préparaient l’élection d’une « Assemblée nationale », semblable à l’Assemblée constituante de Russie. Ils l’opposaient aux conseils d’ouvriers et de soldats qui s’étaient formés dans le cours de la révolution allemande. Alors, quelques mois après avoir achevé La Révolution russe et pris la décision de ne pas le publier, Rosa Luxemburg écrivit un article intitulé « L’Assemblée nationale », dans lequel on peut lire : « L’Assemblée Nationale est un héritage suranné des révolutions bourgeoises, une cosse vide, un résidu du temps des illusions petites-bourgeoises sur le “peuple uni”, sur la “liberté, égalité, fraternité” de l’Etat bourgeois. Celui qui, aujourd’hui, recourt à l’Assemblée Nationale, celui-là veut, consciemment ou inconsciemment, faire reculer la révolution jusqu’au stade historique des révolutions bourgeoises ; c’est un agent camouflé de la bourgeoisie, ou un idéologue inconscient de la petite-bourgeoisie. »

Est-ce que, soudainement, Rosa Luxemburg s’est mise en tête de détruire « la démocratie » ? Pas du tout ! Comme Lénine et Trotsky en Russie, elle défendait les véritables organes de la démocratie ouvrière – les conseils ouvriers – contre la confusion et la régression que représentait le mot d’ordre d’« Assemblée nationale ». Ici aussi, l’expérience pratique de la révolution a fait évoluer Rosa Luxemburg vers les mêmes positions que les bolcheviks.

Contrairement au portrait qu’en brossent ses « disciples », Rosa Luxemburg n’était pas une « spontanéiste » à moitié anarchiste ; elle n’était pas une adversaire résolue du bolchevisme. Elle était une marxiste révolutionnaire conséquente, qui a consacré sa vie au mouvement ouvrier et ses derniers mois à la construction d’un Parti Communiste, dans l’espoir de mener la révolution allemande à la victoire. Tel est le véritable héritage de Rosa Luxemburg, que nous revendiquons pleinement !


[1] Avant la Révolution russe de 1917, les marxistes se désignaient eux-mêmes comme « sociaux-démocrates ». Après la Première Guerre mondiale, seuls les réformistes ont conservé cette appellation.

[2] Grève de masse, parti et syndicat (1906)

[3Marie Frederiksen, The Revolutionary Legacy of Rosa Luxemburg, Wellred Books, 2022

[4] « Blanquisme et social-démocratie », 1906

[5] « Deux discours au cinquième Congrès du POSDR », 1907

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