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Bush père et fils

La politique est la science des perspectives. Sans perspectives correctes, il est impossible de conduire un travail révolutionnaire fructueux. La situation mondiale confirme entièrement la ligne générale des perspectives élaborées dans nos précédents documents sur les perspectives mondiales. Il faudrait sans doute corriger tel ou tel détail, mais notre analyse fondamentale de la période actuelle a été confirmée par la marche des évènements. Cela devrait renforcer notre confiance en nous-mêmes et dans les idées du marxisme.

Il y a une ironie suprême dans le fait que tant de gens ont abandonné le marxisme - explicitement ou implicitement - au moment où l’histoire en confirme de façon lumineuse les idées fondamentales. Les capitalistes, les réformistes, les staliniens et les sectes n’ont pas la moindre idée du processus en cours à l’échelle internationale. Ce n’est pas par hasard que toutes les autres tendances sont plongées dans une confusion, un pessimisme et un scepticisme profonds. Les stratèges de la bourgeoisie - en particulier aux Etats-Unis - n’ont pas de véritables perspectives. Pour reprendre une formule de Trotsky, ils foncent vers l’abîme les yeux fermés.

Nous sommes entrés dans la période la plus turbulente de l’histoire mondiale. Les fondations du système subissent un choc après l’autre. La situation internationale se caractérise par une extrême instabilité, qui reflète l’impasse du système capitaliste à l’échelle mondiale. Le monde est frappé par une épidémie de conflits, de guerres et de terrorisme. Les tendances contre-révolutionnaires de l’actuelle situation mondiale sont évidentes. Elles sont l’expression d’un système socio-économique qui a épuisé sa fonction historique, qui s’est transformé en un obstacle au progrès de l’humanité, mais qui cependant lutte pour sa survie. Tous ceux qui étudient l’histoire connaissent ce phénomène. La période du déclin de l’empire romain, en particulier, présente de nombreuses analogies avec notre époque.

Cependant, l’agonie du système capitaliste donne inévitablement naissance à son opposé. Sous la surface, des tendances révolutionnaires sont en maturation. La situation mondiale est grosse de développements révolutionnaires. Il y a, partout, une énorme fermentation. A différents rythmes, de différentes manières, cela se reflètera dans la conscience des masses et se manifestera par toutes sortes de crises et d’explosions sociales et politiques.

S’il existait des organisations de masse, dotées d’une politique révolutionnaire claire et d’une autorité aux yeux de la classe ouvrière, ou tout au moins de son avant-garde, le processus serait plus court et moins convulsif. Le prix à payer, en terme de morts et souffrances, serait incomparablement moins lourd. Mais il n’existe rien, aujourd’hui, qui s’apparente à l’Internationale Communiste de l’époque où elle était un authentique instrument révolutionnaire sous la direction de Lénine et Trotsky. Le problème central, c’est que le caractère réformiste des organisations de masse - communistes, socialistes et syndicales - qui ont été créées par la classe ouvrière dans le but de transformer la société, constitue un obstacle sur son chemin. Comme l’écrivait Léon Trotsky, la crise de l’humanité peut se ramener à la crise de la direction de la classe ouvrière.

Cependant, l’absence du facteur subjectif - le parti révolutionnaire et sa direction - ne signifie pas que des révolutions ne sont pas à l’ordre du jour. Cela signifie seulement que les crises se développeront sur une longue période et seront extrêmement convulsives. La classe capitaliste peut parvenir à « résoudre » temporairement ces crises, sur le plan économique, au prix de placer son poids sur les épaules des masses et d’intensifier l’exploitation et le pillage de la planète. Il y aura des pauses temporaires dans la lutte des classes, qui seront comme des périodes de paix fragile au milieu d’une guerre. Mais aucun équilibre authentique et durable ne pourra être restauré. Chaque pause, dans la lutte des classes, ne sera que le prélude à de nouvelles explosions.

L’instabilité existe à tous les niveaux : économique, social, politique, diplomatique et militaire. Cela s’exprime dans une très grande nervosité des capitalistes, à l’échelle internationale. L’économie mondiale est extrêmement volatile. Les violentes oscillations du cours du pétrole sont un symptôme de cette instabilité, en même temps qu’un reflet des convulsions politiques et militaires au Moyen-Orient. Trois ans après l’aventure de Bush en Irak, l’échelle et l’intensité de la résistance continuent de croître. Cependant, la nervosité de la classe capitaliste repose sur une autre perspective, beaucoup plus sérieuse.

Les différentes périodes historiques

Comme le disait Lénine, la politique est de l’économie concentrée. Cependant, il n’est pas pour autant possible de réduire la politique à l’économie. Le cycle économique a une importance considérable. En dernière analyse, il est décisif - mais seulement en dernière analyse. Dans sa préface de 1924 aux Cinq premières années de l’Internationale Communiste, Trotsky faisait référence de la façon suivante à la situation en Allemagne :

« Aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes forcés de suivre attentivement les fluctuations de la conjoncture commerciale et industrielle en Allemagne, et la façon dont elles se répercutent sur le niveau de vie de l’ouvrier allemand.

« C’est l’économie qui décide, mais seulement en dernière analyse. Les processus politico-psychologiques qui ont actuellement cours dans la classe ouvrière allemande, et qui ont leur logique propre, ont une signification plus directe. »

Le marxisme n’a rien à voir avec le déterminisme économique, lequel attache une importance quasi-exclusive à la question du cycle économique. Ce qu’il faut comprendre, en premier lieu, c’est que la nature et les effets du cycle économique diffèrent selon les stades du développement du capitalisme. Les phases de croissance qui accompagnaient l’ascension historique du capitalisme sont très différentes de celles qui ont lieu dans le contexte du déclin sénile de ce même système.

Il y a des phases de l’ascension du capitalisme pendant lesquelles les « booms » sont de longue durée et les récessions courtes et peu profondes. C’était le cas pendant les quelques vingt années qui ont précédé la première guerre mondiale, ou encore dans la période qui a suivi la seconde guerre mondiale. Ces périodes se caractérisent par le plein emploi (ou presque), une élévation du niveau de vie des masses et une atténuation de la lutte des classes. Ce sont les périodes classiques du réformisme. Elles induisent une psychologie particulière, qui affecte non seulement la classe dirigeante et ses idéologues, mais aussi les rangs des classes moyennes et de la classe ouvrière elle-même. Elles s’accompagnent d’un sentiment général de confiance, de l’idée que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, qu’aujourd’hui est mieux qu’hier, et que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Dans de telles périodes, la tendance révolutionnaire est forcément faible et isolée.

La période qui a suivi la deuxième guerre mondiale a montré - peut-être pour la dernière fois - ce dont le système capitaliste était capable. Au Japon, en Amérique du Nord et dans les pays développés d’Europe, la croissance économique s’accompagnait du plein emploi et d’une augmentation du niveau de vie. C’était une période de réformes et de concessions, qui, dans les pays capitalistes avancés, induisait une améliorations des conditions de vie des masses et une atténuation de la lutte des classes - bien que la situation fût entièrement différente dans le monde sous-développé.

Entre 1948 et 1973, la croissance annuelle de l’économie mondiale (en dollar fixe de 1990) était de 5%. De même, le commerce mondial augmentait rapidement, stimulant le développement des forces productives. Sur la même période, la croissance annuelle des exportations de marchandises, à l’échelle mondiale, était de 7,4%, cependant que la croissance des exportations manufacturières atteignait 9,8%. Cette période prolongée d’expansion capitaliste a durée jusqu’en 1974, qui a vu la première récession mondiale sérieuse depuis 1948.

Cependant, depuis lors, le système capitaliste n’est pas parvenu à retrouver une dynamique semblable. Quels que soient les indices considérés - croissance, rentabilité, productivité, taux d’emploi, etc. - les résultats sont en général moins bons. Entre 1973 et 1998, la croissance annuelle moyenne de l’économie mondiale était de 2,9%. Quant au commerce mondial, la croissance moyenne des exportations de marchandises entre 1973 et 1998 était de 4,7%, et celle des exportations manufacturières de 5,9%. Entre 1990 et 1998, les chiffres correspondants étaient, respectivement, de 6,5% et 6,7% (données de l’OMC).

Dans la période de l’après-guerre, la croissance du commerce international était le moteur le plus important de l’économie mondiale. Mais ces dernières années, le commerce mondial a connu un ralentissement. En 2000, il a cru de 10%, mais il n’a cru que d’1,5% en 2001, de 2% en 2002 et d’un peu plus de 3% en 2003.

Les pressions du capitalisme

Dans les conditions de l’ascension du capitalisme, le réformisme était le trait dominant du mouvement ouvrier. Les pressions du capitalisme pesaient sur le mouvement à partir de ses sommets, conditionnant la dégénérescence réformiste des partis de masse (« communistes » comme socio-démocrates). L’illusion régnait que le capitalisme avait résolu ses problèmes et que la révolution était une chose du passé. Dans ces conditions, la tendance authentiquement marxiste était réduite à une minorité pour toute une période historique.

Aujourd’hui, la situation a complètement changé. Le capitalisme montre tous les signes d’un déclin sénile. Il a perdu son équilibre et ne parvient pas à le retrouver. Comme nous le disions dans nos précédentes Perspectives Mondiales, toute tentative de restaurer l’équilibre économique a pour conséquence inévitable de détruire l’équilibre politique et social. On peut désormais l’observer dans le monde entier.

La croissance économique actuelle repose sur des fondements peu solides. Le monde entier dépend des Etats-Unis - et, dans une moindre mesure, de la Chine. Mais la croissance fiévreuse de l’économie chinoise est insoutenable, et prépare une grave crise de surproduction. L’économie américaine se caractérise par un endettement sans précédent, à tous les niveaux. Dans n’importe quel autre pays, une telle situation aurait déjà provoqué une récession. Ce qui permet à l’économie américaine de continuer sur cette voie, c’est le fait qu’elle est la plus grande et la plus prospère au monde. Mais cela ne peut pas durer indéfiniment.

Le caractère de la croissance actuelle n’a rien de comparable aux phases de croissances du passé. Elle ne détermine pas une amélioration des niveaux de vie. Au contraire, elle repose sur une intensification générale de l’exploitation, sur des économies d’échelle et une augmentation du temps de travail et des cadences. Telle est la situation même dans les pays capitalistes avancés. Aux Etats-Unis, l’actuelle génération sera la première, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à ne pas connaître pas une amélioration de son niveau de vie. Les attaques contre les retraites sont un phénomène général. Dans les faits, les capitalistes nous disent : « travaillez jusqu’à la mort ». C’est un retour à la mentalité du capitalisme du XIXe siècle. Le masque riant du réformisme est tombé, laissant voir la face hideuse du capitalisme et cette loi de la jungle connue sous le nom « d’économie de libre marché ».

Partout, on constate un énorme accroissement des inégalités. Les riches sont d’une richesse obscène, cependant que des couches toujours plus larges de la société - y compris dans les pays les plus riches - tombent dans la pauvreté absolue. C’est là une conséquence du processus de concentration du capital que Marx avait anticipé. Les réformistes prétendaient que c’était une chose du passé. Mais la concentration du pouvoir et des richesses entre quelques mains n’a jamais été aussi extrême. Les prédictions de Marx se sont réalisées dans ce qui peut être décrit comme des conditions de laboratoires.

Cela créé graduellement une humeur de mécontentement et de remise en cause du système, en particulier dans la jeunesse. C’est vrai aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, et cela s’est reflété dans les mobilisations « altermondialistes » massives, ainsi que dans les énormes manifestations contre la guerre en Irak. Ce sont les premiers symptômes d’une tendance révolutionnaire en formation dans la jeunesse. Et sur cette situation générale plane la menace d’une nouvelle récession mondiale.

Exception faite de la Chine, les taux de croissance des pays capitalistes avancés sont extrêmement modestes. Il est vrai que les Etats-Unis sont parvenus à 3% de croissance. Mais comme nous allons le montrer, l’économie américaine souffre de sérieux déséquilibres, et il n’est pas certain qu’elle puisse assurer très longtemps de tels taux de croissance. De son côté, le taux de croissance de l’Union Européenne est d’à peine 1,8% (et plutôt, en fait, d’1,5%). En Italie, la croissance est de 0,2%. Et ils appellent cela une « reprise » !

Le parasitisme de la bourgeoisie

Marx soulignait que l’idéal des capitalistes était de « faire de l’argent avec de l’argent », ce qu’il exprimait par la formule « M-M1 ». Alors que, par le passé, la bourgeoisie développait les moyens de production et, de ce fait, jouait un rôle relativement progressiste, ce n’est désormais plus le cas. Les capitalistes cherchent de plus en plus à faire de l’argent par le biais d’activités spéculatives, en s’exemptant de la pénible nécessité de produire. Exception faite de la Chine, où il y a eu un énorme développement des forces productives, les capitalistes n’investissent plus autant dans la production que par le passé. Les chiffres de l’Investissement Direct à l’Etranger (IDE), pour la période de 1999 à 2003, sont les suivants :

1999 : 1080 milliards de dollars

2000 : 1380 milliards de dollars

2001 : 817 milliards de dollars

2002 : 678 milliards de dollars

2003 : 559 milliards de dollars

Ces chiffres montrent que l’IDE a chuté de 41% en 2001, puis de 17% en 2002 et d’à nouveau 17% en 2003. En outre, en 2003, les chiffres de l’IDE aux Etats-Unis indiquent une chute de 53% - la plus importante en 12 ans. En Europe Centrale et de l’Est, l’IDE a chuté de 30%, en Europe de 20% et au Japon de 35%. La Chine est l’exception : l’IDE y a beaucoup progressé. Dans son rapport de septembre 2005, le FMI a prévenu que « malgré la forte croissance des profits des entreprises, le niveau de l’investissement a été faible, en général. » Le même rapport en appelle à un changement de stratégie : « Jusqu’alors, la croissance mondiale a reposé sur un accroissement de la consommation ; il est temps, désormais, de passer d’une croissance basée sur la consommation à une croissance basée sur l’investissement. »

Dans leur course aux profits faciles, les capitalistes se sont engagés dans une orgie d’acquisitions, qui se soldent presque toujours par des fermetures, des restructurations et des « plans sociaux ». Dans les premiers mois de 2005, les acquisitions ont augmenté de 40%, pour une valeur totale de 1657 milliards de dollars. Le FMI parle d’ « économies d’échelle permettant de réduire les coûts fixes », et, non sans euphémisme, de « destruction créative ». En réalité, cela n’a rien de créatif. Il s’agit d’une sorte de Luddisme moderne [1] - à ceci près qu’aux premiers temps du capitalisme industriel, c’était les ouvriers qui détruisaient les machines, alors qu’aujourd’hui ce sont les capitalistes eux-mêmes.

Même là où les capitalistes font de gros profits, ils n’investissent pas dans le développement des forces productives de leur propre pays. Dans un article soigneusement enfoui dans les dernières pages de son édition du 25 février, The Economist explique : « Aujourd’hui, dans des pays comme l’Allemagne, dont l’économie stagne, les profits augmentent. Et presque partout, même lorsque les profits ont augmenté en flèche, le revenu réel des travailleurs a stagné, voire régressé. [...] En Europe, les entreprises dégagent de beaux profits [...]. Au cours des deux dernières années, le rendement des actions des plus grandes entreprises a grimpé de plus de 100% en Allemagne, de 50% en France, de 70% au Japon - et de 35% aux Etats-Unis, malgré le fait que le PIB de l’économie américaine a crû plus rapidement que les autres. [...]

« Deuxièmement - et c’est le plus inquiétant -, le succès des entreprises ne garantit plus la prospérité des économies nationales, ou plus précisément des travailleurs du pays. De gros profits sont supposés encourager les entreprises à investir davantage, à augmenter les salaires [!] et à embaucher. Or, bien que la part des profits, dans le revenu national des économies du G7, frôle des niveaux historiques, l’investissement a été exceptionnellement faible au cours de ces dernières années. Comparé aux précédentes périodes de reprise économique, les entreprises ont rechigné à augmenter l’embauche ou les salaires. Aux Etats-Unis, la part des profits dans la croissance du revenu national est la plus importante depuis 1945, en période de reprise. » [nous soulignons]

Au lieu de développer les moyens de production, les capitalistes se sont engagés dans un carnaval de destruction à l’échelle mondiale. Des centaines de milliers d’emplois industriels sont détruits, dont un grand nombre sont remplacés par des emplois dans le secteur parasitaire des « services ». Les travailleurs qui conservent leur emploi doivent travailleur plus longtemps, dans de moins bonnes conditions et, souvent, pour un moindre salaire. Le patronat s’est lancé dans une offensive sauvage pour accroître les profits au détriment des salariés. Il s’agit d’un phénomène universel.

Prenons quelques exemples. Au cours de ces deniers mois, Telsar, le leader des télécoms en Australie, a supprimé 12 000 emplois, cependant que Deutsche Telekom en supprimait 19 000. L’entreprise pharmaceutique Merck a annoncé un plan de suppression de 7000 emplois dans les trois ans à venir. Volkswagen a prévenu que 20 000 emplois feraient les frais de son plan de restructuration. France Télecom parle de supprimer 17 000 emplois au cours de trois prochaines années. Et ainsi de suite. La force de travail subit des attaques à répétition. Les salariés sont exaspérés. Grèves et protestations diverses sont à l’ordre du jour, comme on le voit déjà, non seulement chez Général Motors, mais aussi dans les transports new-yorkais. Les travailleurs de Boeing ont également fait grève contre la remise en cause de leur convention collective. D’autres suivront.

Voilà le seul type de « boom » auquel on peut s’attendre dans la période actuelle. La question se pose : que se passera- t-il dans un contexte de récession ? Or il est clair qu’une sérieuse récession se prépare. Il est impossible de prévoir avec précision quand elle adviendra. L’économie n’a jamais été une science exacte, et elle ne le sera jamais. Au mieux peut-elle établir des tendances générales. Mais là n’est pas la question. Les effets de la crise du capitalisme se font sentir dès à présent. Les capitalistes s’efforcent d’accroître la plus-value aux dépens des travailleurs. On voit cela partout. Dans tous les pays, la part des revenus du travail dans la richesse nationale est en déclin, alors que la part des profits augmente.

Les capitalistes ont maintenu leurs profits, d’une part en accroissant l’exploitation relative et absolue, d’autre part en intensifiant leur participation sur le marché mondial, c’est-à-dire en renforçant la division internationale du travail (ce qu’ils appellent la « globalisation »). Cela les a temporairement aidé. C’est notamment ce qui explique que les deux récessions mondiales, depuis 1987, ont été relativement faibles, comparées aux quatre récessions des 18 années précédentes. Mais en économie, le passé n’est pas une indication de l’avenir. Le fait que les deux dernières récessions aient été relativement faibles ne signifie pas qu’il en sera de même pour la prochaine. Tout indique, au contraire, que d’énormes contradictions préparent le terrain d’une sérieuse crise.

Les économistes bourgeois les plus sérieux font le parallèle entre la situation actuelle et le début des années 70, lorsque la montée du cours du pétrole (également consécutive à une aventure militaire au Moyen-Orient) a provoqué la première véritable récession mondiale depuis la deuxième guerre mondiale. Contrairement à ce qu’expliquaient de vulgaires économistes, l’augmentation du prix du pétrole n’était pas la cause de la récession, mais simplement la « goûte qui fait déborder le vase », ou encore le catalyseur, qui a porté jusqu’à un point critique des tendances qui s’étaient développées sur toute une période.

L’économie américaine

Pendant des décennies, les contradictions se sont accumulées. Aux Etats-Unis, il ne reste plus grand-chose du soi-disant « rêve américain » - devenir riche en travaillant dur. En ce début de XXIe siècle, pour des millions de gens, le capitalisme américain n’est pas un rêve, mais un cauchemar. Son vrai visage est apparu lors de l’ouragan Katrina. Dans le pays le plus riche du monde, l’existence d’une couche de la population embourbée dans la pauvreté avait été soigneusement cachée. Il a fallu un accident comme Katrina pour révéler le cœur pourrissant du capitalisme américain. Le reste du monde en a été choqué, mais en réalité, une situation similaire se développe partout, comme l’a montré la révolte des banlieues, en France.

Pour prévenir une récession - dont elle craint les conséquences politiques et sociales - la classe dirigeante américaine a agi de manière irresponsable, d’un point de vue capitaliste. Les Républicains, qui étaient jusqu’alors les partisans d’une politique économique reposant sur des finances solides, un budget équilibré et un dollar fort, ont rejeté toute prudence et se comportent comme des libertins avinés jouant à la roulette les bijoux de famille. En conséquence, on a assisté à un accroissement massif du crédit et à un développement inédit de l’endettement des entreprises, de l’Etat et des ménages. Aucun autre pays ne pourrait se permettre cela : le FMI aurait tôt fait de lui demander des mesures d’austérité. Les Etats-Unis n’en sont épargnés que par leur statut de première puissance mondiale. Mais même pour la première puissance mondiale, cette situation ne peut durer indéfiniment.

Marx expliquait que les capitalistes pouvaient retarder l’avènement d’une crise au moyen du crédit. Ce dernier permet d’étendre le marché au-delà de ses limites naturelles. Mais tôt ou tard, cela se transforme en son contraire. La dette doit être payée - avec des intérêts. Ainsi, le crédit permet d’accroître le marché à court terme, mais au prix d’une sérieuse réduction du marché à long terme. Alan Greenspan, qui était l’un des principaux architectes de cette politique, a pris sa retraite. The Economist du 15 octobre 2005 pose la question : « Quel homme sensé voudrait prendre sa place ? » Les raisons de ce scepticisme résident dans les graves déséquilibres de l’économie américaine. Greenspan laisse à son successeur le soin de régler la question du déficit budgétaire abyssal (le « déficit Greenspan »).

L’économie américaine repose sur une montagne de dettes. Or, tôt ou tard, les montagnes connaissent des avalanches. Tous les économistes sérieux reconnaissent que les Etats-Unis constituent ce qu’ils appellent une « bulle économique ». Pire encore : l’inflation commence de nouveau à repartir. Cela pose la menace d’une augmentation des taux d’intérêts. Mais l’un des facteurs principaux de la croissance prolongée, aux Etats-Unis, c’était le niveau historiquement bas des taux d’intérêts (dont Greenspan est partiellement responsable). Cela a eu pour effet d’accroître le crédit - c’est-à-dire de préparer une grave crise.

Greenspan a créé une situation telle qu’une série d’augmentations des taux d’intérêts s’est avérée nécessaire. Au cours des douze derniers mois, la FED a augmenté ses taux d’intérêts à huit reprises. Mais, comme on dit, c’était « trop peu et trop tard ». Cela n’a en rien contribué à réduire la bulle spéculative ou l’inflation, qui a atteint 5% en 2005 - le taux le plus élevé depuis 1991. Les taux d’intérêts à court terme, aux Etats-Unis, sont désormais plus élevés qu’en Europe. L’économie américaine continue d’attirer de l’argent malgré les déficits colossaux. Mais tôt ou tard, les taux d’intérêts élevés vont miner la croissance de la consommation américaine. Cela aura de sérieux effets sur l’économie mondiale. Les capitalistes européens parlent déjà d’augmenter les taux d’intérêts, et ce alors que la croissance de l’économie européenne est très faible.

Les déséquilibres de l’économie américaine peuvent se lire dans les grandes fluctuations du dollar. Comme nous l’avions prévu, le dollar a fortement chuté. Comment pouvait-il en être autrement, étant donné que le déficit de la balance des paiements des Etats-Unis s’élève à quelques 800 milliards de dollars ? Ce qui est plus surprenant, c’est que, par la suite, le dollar est reparti à la hausse. Au cours des derniers mois, il a gagné 3,5% par rapport à un large panier de devises mondiales, et même 14% par rapport à l’euro. Cependant, cette situation n’est pas tenable. Elle ne reflète pas la force de l’économie américaine, mais plutôt la faiblesse de l’économie européenne. Elle peut s’inverser à tout moment, avec une fuite massive de devises étrangères et une nouvelle chute du dollar. Les capitalistes sont extrêmement nerveux. N’importe quel choc, comme une augmentation soudaine du cours du pétrole, pourrait entraîner des ventes massives sur les marchés boursiers mondiaux, et provoquer une panique.

Tôt ou tard, la vie réelle prendra le pas sur les fantaisies spéculatives et crèvera la « bulle » qui s’exprime dans la surévaluation des valeurs immobilières et boursières. Dans les circonstances actuelles, un éclatement de la bulle spéculative aura de sérieuses conséquences sur l’économie réelle. Surtout, elle provoquera une chute brutale du marché immobilier. Or, dans la mesure où la construction et les activités qui en dépendent sont l’un des principaux éléments de la croissance américaine - en même temps qu’une consommation basée sur le crédit -, cela mènerait à une profonde crise de l’économie réelle et à une spirale descendante qu’il sera difficile de contrôler.

En Europe et aux Etats-Unis, on constate déjà des manifestations de surproduction dans les secteurs de l’automobile et des téléphones portables, dont dépendent nombreuses autres industries. Toutes les firmes automobiles américaines sont en crise. General Motors est au bord de la faillite. Ford et Daimler-Chrysler ne se portent pas beaucoup mieux. Delphi, le plus grand équipementier automobile américain, a déposé le bilan. Toutes les grandes firmes automobiles américaines se sont furieusement lancées dans une politique de baisse des prix. En septembre 2005, les ventes d’automobiles ont chuté de 20% par rapport à septembre 2004. Les ventes de General Mortors ont, elles, chuté de 24%. Puis, avec la baisse des prix, les ventes ont de nouveau augmenté, mais les profits sont en baisse. Ce n’est pas là le signe d’un « boom ». De tels phénomènes sont normalement associés aux récessions.

Aujourd’hui, une grande partie de l’activité économique n’est pas productive, mais simplement spéculative, comme on le voit avec l’envolée des marchés boursiers, les fusions-acquisitions et la bulle immobilière. Cela ne bénéficie pas à l’économie et ne créé pas un atome de richesse. Il s’agit d’une sorte de monstrueuse sangsue qui extraie les richesses créées par la classe ouvrière pour les drainer dans les poches des parasites. Lorsque la dernière bulle spéculative s’est effondrée, les capitalistes ont juré qu’ils ne renouvelleraient jamais l’expérience. Exactement comme celui qui, après une soirée trop arrosée, se réveille avec la gueule de bois, ils s’écriaient : « Plus jamais ça ! Je retiendrai la leçon ! » Mais la suite des événements a montré qu’ils n’ont strictement rien retenu.

Bien sûr, il y a toujours un élément spéculatif dans tout cycle de croissance. Le boom spéculatif du secteur immobilier a joué un grand rôle dans la croissance qui a précédé le crash de 1929. Avant cela, il y a eu la bulle des « mers du sud », au XVIIIe siècle, et avant encore, au XVIIe siècle, le scandale des tulipes hollandaises. Mais la bulle actuelle est la plus grande de toute l’histoire, y compris celle qui a précédé la crise de 1929. La classe capitaliste s’en mordra les doigts. Elle prépare les éléments d’une crise sérieuse. Les chiffres de la croissance des prix de l’immobilier, entre 1997 et 2005, sont les suivants :

Afrique du Sud : + 244%

Espagne : + 145%

Grande-Bretagne : + 154%

Irlande : + 192%

Italie : + 69%

France : + 57%

Belgique : + 71%

Etats-Unis : + 73%

Allemagne : - 0,2%

Bien que l’augmentation des prix de l’immobilier ait été plus faible, aux Etats-Unis, que dans d’autres pays, ce secteur rentre pour une large part dans la croissance du PIB américain au cours de ces cinq dernières années. Pour donner une idée de l’ampleur du problème, la bulle boursière des années 20 représentait l’équivalent de 55% du PIB total des Etats-Unis. Or, au cours des cinq dernières années, la consommation et le logement n’ont représenté pas moins de 90% de la croissance du PIB. Plus de 40% des emplois créés dans le privé, depuis 2001, sont liés au secteur immobilier. Cette situation inquiète au plus haut point les économistes bourgeois sérieux.

Le problème peut être formulé simplement. Au cours de la dernière période, il y a eu une immense extension du crédit et de l’endettement. Telle est la base de la croissance de la consommation aux Etats-Unis. Le propriétaire d’un logement peut s’endetter au-delà de la valeur de sa maison. De cette façon, le capitalisme américain a étendu le marché au-delà de ses limites naturelles. Mais il y a un petit problème : la dette doit être remboursée, et les prix de l’immobilier (comme celui des actions) peuvent monter ou descendre - mais ladette est fixe. Tôt ou tard, il faudra solder les comptes. L’actuelle orgie spéculative, comme toutes les autres bulles de l’histoire, débouchera inévitablement sur une crise.

Encore une fois, une crise du marché immobilier affectera durement l’économie réelle. Ces dernières années, une grande part de l’activité économique américaine était connectée, d’une façon ou d’une autre, à l’industrie de la construction. Une chute brutale du marché immobilier affectera directement ce secteur, qui est le principal moteur de la croissance actuelle. Mais les effets indirects d’une crise de l’immobilier seront encore plus importants. La compression du crédit affectera la consommation. Le haut niveau de l’endettement des ménages, qui a jusqu’alors permis de soutenir la croissance, aura pour effet de sévèrement contracter le marché et d’aggraver la crise, lorsqu’elle interviendra. Et plus le « moment de vérité » sera retardé, plus profonde sera la récession.

Comme dans toute récession, les facteurs qui, pendant la reprise, poussaient l’économie en avant, auront l’effet inverse. La cause devient effet, et inversement. Les conséquences s’en feront rapidement sentir sur le marché mondial, précisément du fait de la mondialisation. Lorsque la consommation américaine ralentira, où la Chine vendra-t-elle ses marchandises ? Et lorsque l’économie chinoise ralentira, toute l’Asie en sera affectée, car la Chine y est désormais le principal marché.

Les tendances protectionnistes

Contrairement aux préjugés des économistes bourgeois, la mondialisation n’est pas inscrite dans le marbre. Elle peut faire marche arrière, exactement comme elle a fait marche arrière par le passé. Avant la première guerre mondiale, la mondialisation était un fait majeur. Dans certains domaines, elle était même plus importante qu’aujourd’hui, comme par exemple dans les domaines du marché du travail et de l’immigration. Cependant, la mondialisation a été démantelée dans la période entre les deux guerres. La crise s’est transformée en une profonde dépression, caractérisée par une politique de guerre protectionniste, de dévaluations compétitives, etc.

Dans les faits, le protectionnisme est une tentative d’exporter le chômage. Dans le contexte d’une profonde récession, avec un chômage élevé, les principales puissances capitalistes s’efforceront de régler leurs problèmes au détriment des autres. Les tensions qui existent, dès à présent, entre l’Europe et les Etats-Unis, ou entre les Etats-Unis et la Chine, s’exacerberont. Toute la fragile structure du commerce international sera soumise à d’énormes pressions, posant les bases de politiques protectionnistes et de guerres commerciales. Cela découle de la situation actuelle.

Les capitalistes s’imaginaient que la mondialisation avait résolu leurs problèmes. Ils pensaient avoir découvert quelque chose d’entièrement nouveau. En fait, cela n’avait rien de nouveau. Dans le 3ème volume du Capital, Marx expliquait comment le développement du commerce mondial pouvait temporairement prévenir une crise - tout en préparant les éléments d’une crise plus grande. Au cours des deux dernières décennies, les capitalistes ont développé le marché mondial à des niveaux sans précédents. Cela a indiscutablement aidé le système capitaliste, et a permis de limiter l’ampleur des dernières récessions. Mais l’émergence de la Chine comme grande puissance économique prépare de nouvelles contradictions à l’échelle mondiale.

L’entrée de la Chine - plus d’1 milliard de personnes - dans le marché capitaliste mondial, n’est clairement pas un fait secondaire. La Chine a joué le rôle que les capitalistes avaient d’abord réservé à la Russie. Elle leur a fourni une vaste arène pour exporter leurs capitaux et marchandises, pour réaliser des investissements et conquérir de nouveaux marchés. En d’autres termes, ils considéraient seulement la Chine comme un marché, sans vraiment comprendre les implications à long terme de son émergence économique (les capitalistes ont tendance à ne pas penser au long terme). En investissant massivement en Chine, ils ont créé un puissant rival économique, qui est désormais en situation de les concurrencer sur le marché mondial.

Avec sa main d’œuvre à bas prix, son industrie moderne et son haut niveau de productivité, la Chine est devenue une force majeure sur le marché mondial. L’énorme augmentation des exportations de textile chinois en Europe a provoqué un conflit sérieux entre la Chine et l’Union Européenne. Finalement, ils sont parvenus à un fragile compromis. Mais le problème n’a pas été réglé. L’exportation de chaussures en UE a augmenté de 300% entre janvier et octobre 2005, comparée à la même période en 2004. L’exigence de quotas à l’importation, en particulier de la part de l’Italie, s’intensifiera encore. Et le problème ne se limite pas au secteur textile. La Chine a dépassé les Etats-Unis dans les exportations de biens de haute technologie. En 2004, elle a exporté 180 milliards de biens de haute technologie, ce qui a provoqué un tollé, en particulier de la part des capitalistes américains. Les idées protectionnistes gagnent du terrain au sein du Congrès américain, alimentées par des congressistes dont la position est menacée par le chômage qui se développe dans leur Etat. Charles Schumer, le représentant le plus véhément de cette tendance, a proposé de taxer les importations chinoises à hauteur de 27,5%. Cette proposition a été rejetée, mais elle montre dans quelle direction vont les choses.

D’un point de vue marxiste, le développement massif de l’industrie chinoise est une réalité progressiste, car elle renforce la puissance de la classe ouvrière du pays. Tant que l’économie se développera, offrant tout au moins la perspective d’un progrès, les masses seront prêtes à tolérer les grands sacrifices qu’on leur impose. Mais un simple ralentissement de l’économie suffira à faire remonter toutes les contradictions à la surface. D’après les statistiques officielles, le nombre de manifestations de masse, en Chine, est passé de 10 000 en 1994 à 74 000 en 2004. Bien que demeurant minuscules, au regard de la population globale, ces chiffres indiquent la maturation révolutionnaire en cours dans le pays. La lutte des classes, en Chine, peut exploser au moment où on s’y attend le moins.

La croissance spectaculaire de l’économie chinoise a ses limites. Ce qui se prépare, c’est une crise de surproduction, au cours de laquelle tous les facteurs qui ont stimulé la croissance mondiale, dans un cycle apparemment sans fin, auront l’effet inverse. Le mouvement en direction du capitalisme et l’abandon de l’économie planifiée préparent les éléments d’une crise de surproduction massive. Ainsi, alors que la Chine a permis d’atténuer les deux dernières récessions mondiales, elle risque à l’avenir de jouer le rôle inverse. Les capitalistes occidentaux considéraient jusqu’alors la Chine comme un immense marché. Mais il n’est pas besoin d’être un génie pour comprendre que si on construit des usines en Chine, elles produiront et exporteront massivement. C’est déjà ce qui se passe, et cela inquiète de plus en plus les capitalistes américains.

Les plus petits marchés font désormais l’objet d’une lutte féroce. Cela hypothèque l’avenir du marché mondial et mine le processus de sa libéralisation. C’est ce qui explique l’échec des sommets de l’OMC : à Seattle, puis à Cancun. Les mêmes tendances protectionnistes ont pu être observés dans le cycle de négociation de Doha. Ici, on voit l’hypocrisie complète de la démagogie sur le « libre commerce ». Au nom du « libre commerce », les grandes puissances capitalistes européennes, japonaise et américaine ont forcé les petites économies d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine à ouvrir leurs marchés. En conséquence, les industries nationales des pays sous-développés ont été décimées, et des nations entières ont été plongées dans un endettement dont elles ne voient pas l’issue. Mais lorsque les pays pauvres demandent le libre commerce dans l’agriculture, ce qui leur permettrait d’exporter davantage leurs produits agricoles sur les marchés américain, européen et japonais, on leur ferme brutalement la porte au nez.

Les négociations de Doha sont censées se terminer en juin 2006, date à laquelle expire le mandat du Congrès américain pour ce cycle. Cependant, aucun progrès n’a été réalisé. Ils se chamaillent comme des paysans médiévaux dans une foire à chevaux. Le point d’achoppement principal porte sur l’agriculture. Bien que cela ne représente que 3% de la production mondiale et moins de 10% du marché mondial, ce secteur constitue néanmoins 60 % de l’enjeu financier des négociations de Doha. Mais les Etats-Unis, le Japon et particulièrement l’Union Européenne ne sont pas disposés à faire des concessions sérieuses. Tous défendent d’abord les intérêts de leurs grands agriculteurs. Les Etats-Unis subventionnent ses agriculteurs à hauteur de 19,1 milliards d’euros, et l’Union Européenne à hauteur de 75 milliards !

La croissance du protectionnisme peut se lire dans l’augmentation du nombre d’accords bilatéraux et régionaux. En 2004, il y a eu 206 accords de ce type, contre seulement 89 en 1995. Ces accords bilatéraux, dont les Etats-Unis furent les principaux promoteurs, sont une tentative de court-circuiter l’OMC, que Washington considère comme hostile à ses intérêts. Mais d’autres pays suivent les Etats-Unis dans cette voie. Ainsi en Asie, où la Chine et dix autres pays du sud-est asiatique préparent un accord de libre échange qui concernera 1,8 milliards de consommateurs. L’objectif - qui ne sera probablement pas atteint - est de ramener les taxes douanières à zéro, en 2010, pour la plupart des produits. Il est clair que la Chine revendique l’hégémonie économique en Asie, ce qui mènera inévitablement à un conflit direct avec les Etats-Unis - conflit dont les implications seront non seulement économiques, mais également militaires.

L’Europe

La question la plus importante, sur laquelle nous devons concentrer notre attention, c’est celle des effets politiques et sociaux de la crise du capitalisme - la façon dont elle s’exprime dans la psychologie politique des masses. A cet égard, les évènements de ces douze derniers mois ont été riches d’enseignements. Des crises politiques sérieuses se développent dans un pays après l’autre. Partout, on assiste aux débuts d’une mobilisation des masses. Outre les explosions de la jeunesse française, il y a eu de grandes grèves dans toute une série de pays. Il y a une accélération du processus de radicalisation. Nous assistons au réveil de la classe ouvrière à l’échelle internationale.

Du point de vue de la lutte des classes, une grave récession n’est pas nécessairement une bonne chose. Le développement soudain du chômage de masse peut avoir pour effet de paralyser temporairement la classe ouvrière. Cela traumatise les travailleurs pendant un temps, bien que cela puisse mener, par la suite, à des occupations d’usine, et que les masses soient poussées à tirer des conclusions politiques radicales. Par contre, la situation actuelle - avant la récession - agit comme un stimulant de la lutte des classes. Il y a une faible croissance, mais accompagnée d’un chômage de masse organique, persistant et élevé. C’est une croissance aux dépens des salariés, qui repose sur une pression sans merci, des fermetures, des licenciements, du chômage, un accroissement des cadences, des attaques contre les retraites, etc.

Cette recrudescence de la lutte des classes est particulièrement claire en Europe. Le capitalisme européen est dans une situation de déclin à long terme, ce qui se reflète dans une faible croissance et des taux de chômage élevés. Le projet d’intégration européenne s’embourbe. Le conflit entre la France et la Grande-Bretagne sur le budget, tout comme la débâcle de la constitution européenne, en sont des symptômes.

L’ambition de créer une Union Européenne dominant le continent jusqu’aux frontières de l’ex-Union Soviétique a créé de nouvelles contradictions. L’Europe de l’Est se tient loin derrière le reste de l’Union. En Pologne, le taux de chômage officiel est de 18% - mais en réalité, il est encore plus élevé. Pour ces pays, l’entrée dans l’UE ne va rien régler, cependant qu’elle constituera un poids pour l’UE elle-même. L’agriculture des pays comme la Pologne et la Hongrie est vaste et arriérée, et ne pourra pas être facilement intégrée dans l’UE, dont la Politique Agricole Commune (PAC) absorbe déjà de grandes sommes d’argent, pèse sur le budget européen et exacerbe les conflits entre la France et ses « partenaires ».

Le conflit entre la Grande Bretagne et la France, à propos du budget, est centré sur deux questions : la « ristourne » britannique et la PAC, cette dernière accordant de généreuses subventions à la France. L’intensité du conflit illustre les contradictions sous-jacentes entre les différents pays de l’UE, et ruine le mythe de la « solidarité européenne ». Loin d’aller vers un « super-Etat européen », le processus d’intégration européenne a marqué un arrêt, et un processus de marche arrière est engagé. Bien sûr, les capitalistes européens ne peuvent accepter la désintégration de l’UE, et ils feront tout pour maintenir l’euro. Mais dores et déjà, les termes originaux du Traité de Maastricht ont été jetés aux oubliettes.

Ayant perdu son statut de grande puissance mondiale, la Grande Bretagne est réduite au rang de pays de seconde zone. Son déclin est bien illustré par sa prétendue « relation spéciale » avec les Etats-Unis. La soumission servile de Blair vis-à-vis de Bush, dans tous les domaines, montre l’impuissance complète de la Grande Bretagne, qui a perdu une grande partie de sa base industrielle. Blair et Brown avaient l’habitude de venter le succès économique de la Grande Bretagne, et l’économie de marché sur laquelle reposait ce succès. Mais tout cela s’est évaporé. Désormais, la croissance de l’économie britannique n’est pas supérieure à 1,5% - le taux le plus bas depuis 12 ans. Le conflit avec la France s’est mal terminé. Blair a été contraint de faire une concession humiliante sur la question du budget européen, alors que Chirac n’a rien concédé. Du fait de la stagnation économique et du taux de chômage élevé, il y aura de nombreux autres conflits entre les différents Etats de l’UE.

Comme nous l’avions prévu, la tentative d’adopter une monnaie commune n’a fait qu’aggraver la crise économique. C’est particulièrement clair dans le cas de l’Italie. L’Italie est aujourd’hui l’homme malade de l’Europe. La crise y est extrêmement sérieuse. Par le passé, les capitalistes italiens se sortaient de crises en procédant à une dévaluation de la lire et en laissant filer les déficits budgétaires. Aujourd’hui, avec l’euro, ce n’est plus possible. La classe dirigeante italienne doit placer tout le poids de la crise sur les épaules de la classe ouvrière. Cela a provoqué toute une série de grèves générales qui ont complètement miné le gouvernement Berlusconi. Les capitalistes n’ont d’autres choix que d’envoyer les travailleurs à l’école de Prodi. Et ce sera une très dure école.

Il y a quelques mois, The Economist publiait un article expliquant que pour remettre sur pied l’économie italienne, il faudrait licencier 500 000 salariés du secteur industriel et diminuer les salaires de 30%. Voilà les plans de la classe capitaliste. Cela montre quelles pressions s’exerceront sur le gouvernement de centre-gauche. Il sera poussé à lancer de nouvelles attaques contre le salariat. Mais il subira aussi des pressions du mouvement ouvrier pour qu’il mette en œuvre une politique conforme aux intérêts du salariat. Cela déterminera le développement d’une opposition dans les rangs du Parti Communiste (PRC) et de DS, ouvrant de grandes possibilités à l’aile gauche et à la tendance marxiste, qui a déjà réalisé d’importants progrès.

L’Italie est désormais au premier rang de la lutte des classes en Europe. Mais la France et l’Allemagne - deux pays clés de l’UE - ne sont pas loin derrière. Dans ces deux pays, il y a une crise politique profonde. Le résultat du référendum sur la Constitution européenne, en France, était un véritable tremblement de terre. Il ne s’agissait pas seulement d’un vote contre la Constitution ou contre Chirac. C’était une protestation contre la situation générale, un vote contre l’ensemble de l’establishment politique.

La révolte des banlieues françaises était une manifestation des contradictions qui se sont accumulées, dans la société française, depuis de nombreuses années. Elle reflétait la colère brûlante de cette partie de la jeunesse à laquelle le système actuel n’offre aucun avenir. Son sentiment d’aliénation a plusieurs causes : la pauvreté, la discrimination, le racisme et la violence policière. Mais en dernière analyse, c’est une expression du fait que, dans la période actuelle, malgré la (faible) croissance, le chômage reste très élevé. En France, d’après les statistiques officielles (qui sous-estiment la situation réelle), il y a près de 10% de chômeurs. Mais pour la jeunesse, le taux de chômage est de 20%, et de 40% pour la jeunesse d’origine nord-africaine.

L’embrasement des banlieues françaises était un acte de désespoir contre la désintégration sociale et des conditions de vie et de logement inhumaines. Les capitalistes poussent des cris d’horreur face à ces violentes manifestations de mécontentement. Mais qui en est responsable ? En premier lieu, ce sont les capitalistes eux-mêmes, leurs représentants politiques et les forces de police. Mais les dirigeants réformistes des partis et syndicats ouvriers portent une part de responsabilité, car ils ont été incapables de donner une expression politique et organisée au mécontentement de cette jeunesse.

Les représentants de la classe dirigeante arrivent souvent aux mêmes conclusions que les marxistes. Après les émeutes de novembre dernier, Chirac a dit : « Il y a un profond malaise, en France. » C’est indiscutable - mais ce n’est pas seulement vrai de la France. En Allemagne, il y a plus de 4 millions de chômeurs et un déficit budgétaire de 32 milliards d’euros. En conséquence, l’Allemagne traverse la plus grave crise de son histoire depuis la deuxième guerre mondiale. Ironiquement, c’est précisément à ce moment que la CDU est entrée dans un gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates. Angela Merkel était très heureuse de devenir Chancelière - mais elle ne tardera pas à le regretter.

Merkel aime se présenter comme une « réformiste », par quoi il faut comprendre qu’elle défend une politique brutale de contre-réformes et de coupes budgétaires. Les capitalistes allemands ne sont plus en mesure de faire des concessions et des réformes, comme ils l’ont fait par le passé. En fait, ils ne peuvent même pas tolérer les réformes passées. Mais lors des dernières élections, les gens ont justement voté contre les « réformes » à la Merkel. Les bases d’une intensification de la lutte des classes et d’une polarisation croissante sont donc posées. La scission du SPD était une anticipation de ce processus, qui n’en est qu’à ses débuts.

La situation actuelle, en Allemagne, présente déjà certaines ressemblances avec l’époque turbulente de la République de Weimar. Et partout, on assiste au même processus. Récemment, il y a eu deux grèves générales en Belgique. En Grèce, il y a également eu deux importantes grèves générales - dont une, en décembre 2005, contre le gouvernement de droite. Presque au même moment, en Irlande, une manifestation rassemblait 100 000 personnes, à Dublin, pour soutenir des marins et contre une remise en cause du système de retraites.

En Espagne, le gouvernement d’Aznar a été renversé par un mouvement de masse aux caractéristiques quasi-insurrectionnelles. Cela illustre le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière espagnole, potentiel qui est profondément enraciné dans de grandes traditions. Les capitalistes espagnols ne peuvent tolérer le gouvernement Zapatero, et mobilisent les forces de la réaction dans la rue. De leur côté, les travailleurs et les étudiants ont fait grève et manifesté pour presser le gouvernement à satisfaire leurs revendications. L’Eglise et même des sections de l’appareil militaire sont impliquées dans une conspiration pour renverser le gouvernement démocratiquement élu. Il y a, là aussi, des analogies frappantes avec les années 30, et notamment la polarisation massive vers la droite et vers la gauche. Et les mêmes symptômes se développent, à différents rythmes, dans tous les autres pays européens.

La crise politique n’est pas confinée à l’Europe. Nous la voyons aussi en Israël, au Canada, au Pakistan, au Nigeria, en Thaïlande, aux Philippines et dans de nombreux autres pays, y compris les Etats-Unis. La cause immédiate de la crise varie largement : elle peut être économique, mais aussi militaire, ou encore liée à un scandale politique, un acte terroriste, etc. Il peut y avoir de nombreuses autres causes directes, mais en dernière analyse, la cause fondamentale est la même. Hegel faisait remarquer que la nécessité s’exprime à travers l’accident. L’accumulation lente et presque imperceptible du mécontentement arrive à un point où elle doit trouver une expression.

En Australie, la droite a largement remporté les dernières élections, avec une majorité dans les deux chambres parlementaires. Cela faisait suite à une période de croissance au cours de laquelle l’économie australienne a crû, en moyenne, de 5% par an. Et pourtant, la classe dirigeante a exercé de fortes pressions sur le gouvernement conservateur pour qu’il lance des contre-réformes brutales. En réaction, il y a eu des manifestations de masse dans toutes les grandes villes du pays, mobilisant un total de 500 000 personnes. Cela s’est produit dans un pays où il n’y avait pas eu, depuis longtemps, de mouvement significatif de la classe ouvrière. Cependant, les travailleurs australiens ont immédiatement réagi aux attaques contre leur niveau de vie.

Ainsi, la crise se manifeste partout. Si ce n’était le cas que dans tel ou tel pays, on pourrait penser qu’il s’agit simplement d’un phénomène accidentel. Mais ce n’est pas juste dans tel ou tel pays. Tout montre qu’il s’agit d’une tendance générale. Nous sommes entrés, à l’échelle mondiale, dans une période complètement nouvelle. Cette période ne ressemblera pas aux années 60 ou 50, mais beaucoup plus aux turbulentes années 30 : ce sera une période de guerres, de révolutions et de contre-révolutions.

>> Perspectives Mondiales 2006 - Deuxième partie >>


[1] Le « Luddisme », du nom de l’ouvrier britannique Ned Ludd, est un mouvement des ouvrier tondeurs britanniques qui, en 1811 et 1812, s’en prirent aux métiers à tisser, pour protester contre les bouleversements sociaux induits par l’introduction de ces machines.

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