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Pakistan

Le 18 octobre dernier, la ville de Karachi, au Pakistan, a connu la plus large mobilisation de masse depuis un quart de siècle : 1 million de personnes selon la police, et 3 millions selon la direction du PPP (Parti du Peuple Pakistanais).

Les gens étaient venus de tout le Pakistan pour accueillir la dirigeante du PPP, Benazir Bhutto, qui revenait de 8 ans d’exil volontaire. Cependant, il y avait bien plus que ce qu’en ont dit les médias bourgeois, dans cette monumentale manifestation d’accueil. Pour venir à Karachi, beaucoup ont fait plus de mille kilomètres dans des conditions très précaires, ont passé des nuits sans sommeil et puisé dans leurs maigres économies. Des milliers de bus et autres véhicules sont venus d’aussi loin que le Cachemire.

La motivation principale des gens était d’« être là », de faire partie d’un mouvement où ils pouvaient exprimer leurs souffrances, où ils pouvaient manifester leur détermination à lutter pour transformer la société qui gouverne leur existence.

Le canal à travers lequel les masses ont exprimé leur volonté est, une fois de plus, le Parti du Peuple Pakistanais. Et pour s’assurer qu’elle serait massivement accueillie, Benazir Bhutto a dû reprendre, dans ses dernières déclarations, le vieux slogan du PPP : « Roti, Kapra, Makan » : de la nourriture, des vêtements, un logement.

Ces événements confirment pleinement les perspectives élaborées de longue date par la Tendance Marxiste Internationale et sa section pakistanaise, The Struggle (La Lutte). Dès 1998, dans un meeting ouvrier, à Karachi, Alan Woods expliquait : « Quand elle reviendra au Pakistan, des millions de personnes accueilleront Benazir, malgré sa politique. »

Des décennies durant, Benazir Bhutto n’a cessé d’évoluer vers la droite. Elle a frayé avec l’impérialisme américain et cherché à convaincre l’Etat pakistanais et la classe dirigeante de son adhésion aux politiques pro-capitalistes. Avant de revenir au Pakistan, elle s’est efforcée de parvenir à un accord avec le régime de Musharraf. L’intelligentsia et les éléments petits-bourgeois qui dominent les médias annonçaient que ces négociations allaient ruiner la popularité de Benazir Bhutto. Mais les masses pakistanaises ne voient pas les choses ainsi.

Benazir a déjà été au pouvoir à deux reprises : en 1986 et 1993. Elle a chaque fois abandonné le peuple pour prouver sa fidélité à l’ordre établi. Elle a bien évidemment trempé dans la corruption qui est un élément organique de ce système. Mais contrairement à ce que s’imaginent l’intelligentsia et les médias pakistanais, la popularité de Benazir ne repose pas sur ses qualités de « femme d’Etat », son « habileté politique » ou son « aptitude à manœuvrer ». Elle repose sur l’héritage historique du PPP, qui a surgi à l’époque de la révolution de 1968-69.

Au cours de cette révolution, les travailleurs, la jeunesse et les paysans pauvres ont eu le pouvoir à portée de main. Du 6 novembre 1968 au 29 mars 1969, il y avait une situation de double pouvoir, dans le pays. S’il y avait eu un parti marxiste capable de prendre la tête du mouvement, il aurait pu se saisir du pouvoir à pas moins de cinq occasions.

Les travailleurs occupaient les usines, les étudiants contrôlaient les universités. Ils refusaient de payer leurs tickets de bus et de train. Les paysans pauvres occupaient les terres. Cependant, la majorité de la gauche pro-Moscou et pro-Pékin limitait la révolution au « stade démocratique », et dénonçait même le mouvement contre la dictature militaire d’Ayub Khan, un « ami » de la bureaucratie chinoise.

Zulfiqar Ali Bhutto, le père de Benazir, reconnut le caractère socialiste du mouvement, et en appela à la transformation socialiste de la société. Cette perspective et ce programme se connectaient parfaitement à la lutte des masses pakistanaises. Du jour au lendemain, le PPP est devenu le plus grand parti de l’histoire du Pakistan.

Cependant, même avec un programme socialiste relativement clair, la révolution de 1968-69 se solda par un échec. Il manquait le facteur subjectif : le parti révolutionnaire. Bhutto a mis en œuvre des réformes radicales dans l’agriculture, la santé, l’éducation – entre autres. Il a également nationalisé de larges sections du système bancaire et de l’industrie. Mais le capitalisme n’a pas été renversé. Or, il n’est pas possible de faire la moitié d’une révolution. Zulfiqar Ali Bhutto fut renversé par un coup d’Etat – soutenu par les Américains – puis fut pendu, en avril 1979, par la dictature du général Zia.

Cependant, l’héritage politique de cette révolution, dans la conscience du peuple pakistanais, n’a pas été liquidé. Telle est la principale raison du large soutien dont bénéficie toujours le PPP, malgré la politique de compromis de Benazir. L’un des principaux slogans de la manifestation du 18 octobre était : « Bhutto, tu es toujours vivant ! » Consciemment ou inconsciemment, le PPP est perçu comme le véhicule du changement. C’est la raison pour laquelle, au Pakistan, l’entrée des masses dans l’arène de la lutte politique doit nécessairement commencer sous la bannière du PPP. Et c’est d’ailleurs pour cela que d’importantes sections de l’Etat sont terrifiées par l’énorme soutien dont jouit le PPP, et ne font pas confiance à Benazir, malgré son engagement à sauvegarder le système capitaliste.

La classe dirigeante n’envisage de laisser Benazir Bhutto accéder au pouvoir que dans le but de faire dérailler un mouvement de masse imminent. Il en fut déjà ainsi par le passé. Cependant, l’Etat connaît aujourd’hui une crise sévère et des conflits internes ouverts. Dans ce contexte, il sera difficile de mettre en place un régime reposant sur une base de classe contradictoire, comme l’ont d’ailleurs montré les deux attentats à la bombe visant la caravane de Benazir, le 18 octobre, qui ont tué 139 personnes et en ont mutilé 500.

Le fondamentalisme islamique est essentiellement un phénomène sponsorisé par l’Etat, et qui se nourrit de la brutalité de la « guerre contre le terrorisme » menée par l’impérialisme américain. Son essor temporaire est surtout dû à l’effondrement de la gauche et au refus, de la part du PPP, de lutter contre les agressions impérialistes.

Qu’ils aient été commandités par une section de l’Etat ou par son Frankenstein – le fondamentalisme islamique –, les attentats du 18 octobre n’empêcheront pas le mouvement de se développer. Les dirigeants du PPP s’efforcent de calmer la colère du peuple, ulcéré par cet acte criminel. Mais sa vengeance s’exprimera, sur le plan électoral, par un large soutien à Benazir – et plus généralement dans l’orage révolutionnaire qui pointe à l’horizon.

Ces dernières années, les fondamentalistes ont plusieurs fois appelé à des « manifestations d’un million d’hommes » contre l’impérialisme américain – sans jamais parvenir à dépasser 5% de cet objectif. Aujourd’hui, l’alliance des fondamentalistes se disloque, ce qui est une autre expression des contradictions au sein de l’appareil d’Etat.

Lorsque le richissime ex-premier ministre Nawaz Sharif est revenu au Pakistan, le 10 septembre dernier, il n’y avait pas plus de 5000 personnes pour célébrer son retour, et ce malgré la large couverture médiatique et les fabuleuses sommes d’argent destinées à promouvoir son « énorme » popularité.

Le régime de Musharraf s’est facilement débarrassé de Nawaz Sharif. En fait, ce dernier serait depuis longtemps tombé dans l’oubli sans l’aide de Benazir, qui n’a cessé de le présenter comme un partenaire important dans sa lutte pour la « démocratie ». Le principal objectif de Benazir était alors de faire alliance avec la droite pour empêcher toute radicalisation, au sein du PPP, contre sa politique collaborationniste. La base sociale de Sharif est essentiellement petite-bourgeoise.

Les médias et les petits-bourgeois radicalisés trompètent que jamais le retour de Benazir et la manifestation d’accueil n’auraient été possibles sans l’accord passé entre la dirigeante du PPP et Musharraf. C’est une insulte aux innombrables opprimés qui ont bravé tant d’obstacles et de difficultés pour se rendre à Karachi. Certes, l’Etat n’a pas opposé de grande résistance à la manifestation. Certes, les dirigeants bourgeois et petit-bourgeois du PPP, qui pensent aux élections législatives, ont investi beaucoup d’argent pour affréter des bus et fabriquer d’immenses bannières. Mais de plus grandes sommes d’argent ont été investies, par le passé, pour les rassemblements de Musharraf et de la Ligue Musulmane – avec des résultats incomparables à l’immense mobilisation suscitée par le retour de Benazir.

La faible résistance du régime à la manifestation du 18 octobre s’explique également par la division de l’Etat sur cette question. Ils craignaient qu’une tentative d’empêcher aux millions de personnes d’envahir les rues ne provoque une explosion sociale incontrôlable. De fait, aucun obstacle ne peut empêcher une foule aussi gigantesque d’aller où elle veut.

L’administration américaine n’a pas obligé Musharraf et Benazir à négocier un gouvernement de coalition dans le seul but de renforcer la position du régime dans la guerre contre les Talibans. La principale crainte des stratèges les plus sérieux de l’impérialisme, c’est la possibilité d’un soulèvement des travailleurs pakistanais contre les privatisations et toutes les autres attaques contre la classe ouvrière. Dans le seul secteur des télécommunications, 29 000 travailleurs sont licenciés dans le cadre de la privatisation. La même politique est en cours dans d’autres secteurs de l’économie. L’idée, par conséquent, c’est de partager le pouvoir avec Benazir et de s’appuyer sur son autorité pour lancer ces attaques criminelles contre les travailleurs.

Ce ne sera pas facile. Nous ne sommes plus en 1988 ou en 1993. Encore une fois, les attentats du 18 octobre ont montré à quel point la situation de l’Etat et de la société s’est détériorée. Et les masses ne veulent pas de ce scénario. Elles voteront pour Benazir parce qu’il n’y a pas d’alternative à ce stade. Mais si elles ont attendu Benazir pendant 30 heures, parfois sans eau, sans nourriture et sans sommeil, et si certains ont marché pendant des kilomètres et des kilomètres pour atteindre Karachi – ce n’est certainement pas en faveur des privatisations, des dérégulations, de l’inflation, du chômage et de la pauvreté. Elles ne sont pas venues pour soutenir la corruption, la « démocratie » libérale, les politiques capitalistes et la soumission aux impérialistes.

Sur la base du capitalisme, Benazir ne pourra pas se stabiliser à la tête de l’Etat pakistanais. La crise du capitalisme pakistanais exacerbe la terreur et le fanatisme religieux. L’économie est en ruine, minée par des déficits budgétaires et commerciaux historiques. Le renchérissement du pétrole et la crise économique mondiale ne peuvent qu’aggraver la situation de l’économie pakistanaise.

La société s’enfonce dans un profond malaise. La poursuite des politiques en cours ne peut qu’aggraver les contradictions. D’un côté, le chaos et l’anarchie peuvent pousser le Pakistan dans le cauchemar de la barbarie, dont les éléments ont fait une effrayante apparition dans les zones frontalières avec l’Afghanistan. Cependant, la mobilisation du 18 octobre montre l’autre face du Pakistan.

Le 10 avril 1986, Benazir avait déjà fait un retour célébré par une manifestation de plus d’un million de personnes. Le 11 avril, elle reconnut qu’elle aurait pu facilement prendre le pouvoir, la veille, si elle l’avait voulu. Elle avait raison ! Mais elle refusa de s’engager dans la voie révolutionnaire. Elle fut portée au pouvoir à travers un compromis avec l’appareil d’Etat et la classe dirigeante. Elle doucha les espoirs du peuple et s’efforça de maintenir le statu quo. Lorsque le mouvement reflua, elle fut renversée.

De nouveau, en 1993, Benazir fut portée au pouvoir par la pression des masses. Mais une fois de plus, elle se mit au service du système capitaliste. Allons-nous revivre le même scénario ? Ce cercle vicieux se répètera-t-il indéfiniment ? Nous ne le pensons pas. La misère et les souffrances sont trop immenses. Les conditions de vie sont intolérables. Les masses ont supporté une longue période de réaction et d’oppression. Il leur a fallu d’énormes efforts pour reprendre l’initiative, le 18 octobre. L’unité de millions d’opprimés leur donne une grande confiance et le sens de leur force collective. Si, à nouveau, Benazir trahit les espoirs qu’elle a soulevés, la révolte ne sera pas dirigée par l’Etat ou la réaction. L’opposition viendra de ceux-là mêmes qui ont fait un accueil triomphal à Benazir.

Aucune force réactionnaire, au Pakistan, n’aurait pu mobiliser autant de monde. Le peuple opprimé s’est mis en mouvement pour réclamer un changement. Il l’a fait à travers le PPP, conformément à ce qui constitue sa tradition politique depuis plus de trois générations. Si cela échoue, il n’ira pas, la prochaine fois, à l’aéroport de Karachi. Il occupera les usines, prendra le contrôle du réseau ferroviaire, des télécommunications et de l’industrie électrique. Il expropriera les impérialistes et les grands propriétaires terriens – comme en 1968-69, mais à un niveau plus élevé.

L’accord entre Musharraf et Benazir est très instable. Même s’ils s’efforcent d’agir conformément au scénario de Washington, c’est un chemin semé d’embûches. N’importe quel événement peut faire s’écrouler tout l’édifice – à commencer par un attentat terroriste. Mais même si cette alliance fragile passe le cap des élections et prend la forme d’un nouveau régime, ses chances de survie sont faibles, tant sont nombreux les périls intérieurs et extérieurs. Un soulèvement de masse la balayerait d’un seul coup. Les turbulences économiques et les convulsions sociales sont trop importantes pour l’attelage contradictoire concocté par l’administration américaine.

La classe ouvrière pakistanaise va prendre son destin en main et transformer la société. Une fois de plus, les événements ont confirmé les perspectives et la stratégie des marxistes du PPP. Leurs tâches historiques sont posées d’une façon plus concrète que jamais. La mobilisation du 18 octobre, à Karachi, a clairement montré ce que veut le peuple : la fin de l’exploitation, de la misère, de la maladie et de l’esclavage. Les marxistes y ont défendu l’alternative socialiste et révolutionnaire. L’expérience de la période à venir poussera de larges sections de la population sur la voie révolutionnaire. La tâche des marxistes est de les mener à la victoire – c’est-à-dire à la victoire de la révolution socialiste.

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