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Ce texte est une version remaniée d’un article publié en 2017 par Sinistra Classe Rivoluzione, la section italienne de la Tendance Marxiste Internationale. Nous avons laissé la plupart des éléments de l’histoire du mouvement LGBT en Italie, car ils illustrent très bien le propos, mais nous avons parfois ajouté une courte remarque concernant la France. Par ailleurs, seules les données chiffrées sur la discrimination des homosexuels ont été mises à jour.


Ces dernières années, la lutte contre l’oppression sexiste et les discriminations basées sur l’orientation sexuelle a pris la forme de mobilisations massives dans de nombreux pays. C’est l’expression d’une colère – qui couvait de longue date – contre un système oppressif. Non content de nous contraindre à lutter chaque jour pour boucler les fins de mois, ce système entend aussi réglementer nos vies privées, interdire les relations homosexuelles et refuser aux personnes concernées le droit d’élever un enfant. Ce faisant, il rejette dans un ghetto social et législatif celles et ceux qui s’écartent du modèle de la « famille traditionnelle ».

Du fait de son caractère massif, le mouvement qui lutte contre ces oppressions a un potentiel révolutionnaire incontestable. Cependant, ceux qui le dirigent ont tendance à le réduire à une lutte purement « culturelle » et à limiter ses objectifs à quelques concessions compatibles avec le fonctionnement « normal » – c’est-à-dire oppressif – du capitalisme. Les théories qu’ils avancent peuvent sembler radicales, mais en réalité elles poussent la lutte LGBT dans une impasse. Comme nous le verrons plus loin, ces théories soumettent la lutte à une méthode idéaliste et « identitaire » qui la prive des moyens d’action efficaces pour transformer la réalité.

Pour vaincre, le mouvement LGBT doit impérativement adopter un point de vue de classe ; il doit lier la lutte contre l’oppression et pour l’égalité des droits civiques à la lutte générale pour des conditions de vie décentes et contre l’exploitation capitaliste. Dans le même temps, le mouvement ouvrier doit se saisir des luttes LGBT et liquider toutes les divisions artificielles érigées, par le passé, par les dirigeants de la gauche réformiste et des partis staliniens.

Nous espérons que cet article, écrit d’un point de vue marxiste, pourra servir de base de discussion et contribuer à lier la lutte contre les oppressions à la lutte pour le renversement du capitalisme.

Les discriminations et l’homophobie aujourd’hui

Aujourd’hui encore, l’homosexualité est officiellement illégale dans 69 pays. Dans 13 pays, elle est passible de la peine de mort. Dans les autres pays où elle est illégale, les peines peuvent aller de 15 ans de prison jusqu’à la perpétuité. En Arabie Saoudite, les homosexuels sont passibles de lapidation. D’autres pays recourent à des châtiments corporels tels que la flagellation. Les couples de même sexe ne peuvent se marier que dans 34 pays, et seulement 15 autres pays leur accordent des formes diverses d’union civile.

Même dans les pays où la législation offre une protection théorique, les discriminations officielles peuvent prendre d’autres formes. Aux Etats-Unis, plusieurs Etats ont adopté des « lois contre la promotion de l’homosexualité », qui par exemple interdisent aux enseignants d’aborder ce sujet dans les cours d’éducation sexuelle.

Ce n’est pas très différent de la croisade que les politiciens italiens de droite et les mouvements catholiques mènent contre l’enseignement de la « théorie du genre ». Ce faisant, ils encouragent les groupes d’extrême droite à agresser des homosexuels. C’est ce qui explique que le projet de loi créant un délit d’incitation à la haine et à la violence homophobes, et qui fait de l’homophobie une circonstance aggravante, traîne depuis 2014 dans les tiroirs des commissions parlementaires italiennes. Cette loi [qui n’a toujours pas été adoptée en 2023] est très insuffisante, mais elle offrirait un minimum de protection légale. Il est clair que le vote du décret Minniti, qui ordonne l’expulsion des migrants ayant survécu à la traversée de la Méditerranée, était plus urgent aux yeux de la bourgeoisie italienne !

Enfin, il y a toutes les discriminations subies au quotidien dans les écoles, sur les lieux de travail ou sur le marché immobilier, ainsi que la pression idéologique et sociale qui pèse constamment sur les personnes LGBT. Selon une étude de 2011 de l’ISTAT (Institut italien de statistique), seul un quart des travailleurs homosexuels osent évoquer leur orientation sexuelle au travail, de peur d’être harcelés ou licenciés. C’est particulièrement le cas dans les zones rurales. Selon un récent sondage, 68 % des habitants de l’Union Européenne reconnaissent qu’il existe des discriminations sur la base de l’orientation sexuelle. Selon un autre sondage, seuls 6 % des jeunes LGBT, en Italie, assument publiquement leur orientation sexuelle sur leur lieu d’étude, tandis que 39 % en parlent seulement à quelques proches. Ces données correspondent d’ailleurs à la moyenne dans les pays de l’UE.

Le fait que 94 % des jeunes LGBT préfèrent cacher leur orientation sexuelle, partiellement ou totalement, en dit long sur les souffrances causées par cette discrimination. Or celle-ci, bien sûr, ne s’arrête pas aux portes du domicile. La famille est souvent le premier lieu où elle se manifeste, parfois de façon violente : séquestration, passage à tabac ou viol « correctif ». Il n’est pas rare d’apprendre qu’un jeune s’est suicidé parce qu’il était homosexuel, dénouement tragique d’un calvaire psychologique infligé par sa famille et par la société en général.

Quelle famille « traditionnelle » ?

Toutes les campagnes homophobes se fondent, à des degrés divers, sur l’argument selon lequel l’homosexualité serait « contre-nature ». Cette idée est exprimée de la façon la plus grossière par les intégristes religieux, mais elle s’est aussi longtemps manifestée dans le monde « scientifique ». Au passage, c’est une preuve supplémentaire du fait que la science n’est pas à l’abri des influences de l’idéologie dominante.

La psychiatrie officielle a longtemps considéré l’homosexualité comme un état pathologique. C’est seulement en 1973 que l’Association Psychiatrique Américaine a remis en cause le classement de l’homosexualité comme maladie. L’Organisation Mondiale de la Santé n’a retiré l’homosexualité de la liste des maladies mentales qu’en 1990. En France, il a fallu attendre 1992 pour que la psychiatrie officielle fasse de même.

L’anthropologie, l’histoire et la littérature ont démontré que des comportements homosexuels ou transexuels n’ont pas cessé d’être présents dans les contextes historiques et géographiques les plus distants. On a par exemple des traces, parmi les peuples amérindiens, de personnes qualifiées de « double esprit » : il s’agissait d’hommes s’habillant et se comportant comme des femmes (ou vice versa). Ils étaient souvent impliqués dans des rites sacrés.

Il est bien établi que dans la cité grecque de Thèbes, au IVe siècle avant notre ère, un « bataillon sacré » avait été formé de 150 couples d’hommes, dont l’invincibilité au combat aurait été fondée sur le désir de chaque soldat de protéger son amant et d’apparaître vaillant à ses yeux, ce qui l’aurait encouragé à jeter toute son énergie dans chaque bataille. Il est également notoire qu’à Athènes et à Rome, les relations homosexuelles – entre hommes – étaient socialement et légalement reconnues.

Cela ne signifie pas qu’il régnait alors une idyllique liberté dans les rapports sexuels, comme l’imaginent ceux qui font une lecture superficielle de ces exemples historiques et cherchent dans le passé un « âge d’or de l’homosexualité », avant sa répression à l’époque moderne. Par exemple, dans les tous premiers temps de l’histoire d’Athènes, les relations homosexuelles masculines étaient strictement codifiées. Il s’agissait d’une relation pédérastique, c’est-à-dire d’une relation entre un citoyen libre adulte (généralement âgé de plus de 25 ans) et un adolescent libre (âgé de 12 à 17 ans), qui visait à assurer l’éducation du jeune homme vers l’âge adulte et le statut de citoyen libre, par opposition aux esclaves ou aux « métèques » (les étrangers).

Les rapports sexuels faisaient partie de cette relation pédagogique, héritée d’un ancien processus initiatique, dont les règles étaient strictement encadrées : l’adulte actif devait faire la cour et le jeune, passif et timide, se laisser courtiser, pour ne céder qu’une fois donnée la preuve du sérieux des intentions de son prétendant. Cette relation durait jusqu’à l’arrivée du jeune à l’âge adulte. Celui-ci devait ensuite passer par une période d’abstinence sexuelle, puis endosser l’autre rôle (celui de prétendant pédéraste), et ce jusqu’à son mariage avec une femme. Ce type de relation n’était pas autorisé avec les esclaves (ceux-ci n’ayant pas besoin d’être éduqués, puisqu’ils n’étaient pas destinés à devenir citoyens), ni entre adultes (au moins en théorie).

Ces relations étaient généralisées pour les citoyens avant le mariage. Quant aux femmes, elles étaient enfermées chez elles et exclues de la vie sociale. Les relations homosexuelles entre femmes étaient considérées comme répugnantes, mais existaient néanmoins, en particulier dans les écoles où les jeunes filles étaient éduquées avant d’être enfermées dans les gynécées de leurs maisons. Sappho, poétesse et enseignante bien connue, exprimait ouvertement son attirance pour les femmes. Au fil des siècles, l’affaiblissement de la division des rôles entre adolescents et adultes pédérastes, qui s’accompagna d’une diffusion des relations homosexuelles masculines, a entraîné une relative stigmatisation sociale de ce type de relations.

A Rome, la sexualité était censée manifester la domination masculine. Il était donc inadmissible qu’un citoyen libre assume un rôle « passif », même dans sa jeunesse. La lex Scantinia (qui date du IIIe ou du IIe siècle avant notre ère) punissait d’amendes de tels comportements. Les rapports sexuels entre hommes n’étaient permis qu’à condition que le partenaire soumis soit un esclave ou un prostitué. A l’époque impériale, sous l’influence hellénistique, des relations analogues à la pédérastie grecque se sont progressivement répandues. Avec l’affaiblissement relatif des normes sexuelles, des comportements passifs sont devenus plus répandus parmi les esclaves, les prostitués, mais aussi parmi les hommes libres – y compris chez des personnages éminents tels que César. A partir du IVe siècle de notre ère, la loi a commencé à restreindre drastiquement les rapports homosexuels, imposant en 342 la castration des homosexuels passifs, le bûcher pour les prostitués passifs (390), puis la peine de mort pour tous les passifs (438), et enfin pour toute forme d’homosexualité (533).

L’affirmation du christianisme comme religion dominante a joué un rôle décisif dans cette répression de l’homosexualité. L’Eglise a été la première à qualifier de « contre-nature » les rapports homosexuels, une idée qui s’est maintenue dans la morale religieuse jusqu’à nos jours. Cet argument était nouveau : jusqu’alors, la condamnation des relations homosexuelles ne se fondait pas sur leur caractère prétendument « contre-naturel », mais sur l’objectif de renforcer le rôle et de la stabilité de la famille « traditionnelle » dans la société, un argument souvent combiné avec la nécessité de faire croître la population. C’est l’empereur Justinien, au VIe siècle de notre ère, qui a introduit l’idée d’un châtiment divin des homosexuels. La répression de l’homosexualité allait de pair avec le principe de l’abstinence chrétienne, selon lequel les rapports sexuels ne sont légitimes que dans la mesure où ils visent à procréer, et qui réprime aussi les relations libres et adultères (qui étaient jusque-là acceptées – uniquement pour les hommes, bien sûr). [1]

Ces quelques éléments historiques permettent de tirer plusieurs conclusions. La première est que les comportements homosexuels et bisexuels sont présents aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire, comme le soulignent non seulement les pratiques sociales, mais surtout le fait que des limites aient été fixées pour tenter d’empêcher les relations homosexuelles non réglementées (par exemple entre citoyens adultes, ou entre femmes, en Grèce comme à Rome), c’est-à-dire précisément des relations qui ressemblent le plus à l’homosexualité au sens moderne du terme. Ces tentatives de réglementations se sont d’ailleurs répétées à de nombreuses reprises à travers l’histoire.

La seconde conclusion est que des normes sociales différentes se sont appliquées à la sexualité selon les époques, ce qui souligne la vacuité du concept de « famille traditionnelle », en particulier quand il s’agit de la famille monogamique, liée par des vœux de fidélité réciproque, comme elle existe aujourd’hui. Ce modèle ne s’est imposé qu’avec le christianisme. Même alors, il s’agissait d’ailleurs d’un idéal relativement abstrait. La réalité sociale était bien différente, car les hommes avaient accès à la prostitution et à l’adultère. Au cours de l’histoire, la famille a connu de nombreuses transformations, liées à l’évolution du contexte économique et social. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la famille élargie qui existait encore dans les campagnes européennes, au début du XXe siècle, à la famille « nucléaire » des salariés urbains actuels.

Troisième conclusion : ces normes n’ont jamais été synonymes de liberté affective ou sexuelle. Dans la Grèce antique, elles excluaient totalement les esclaves et les femmes. Seuls certains comportements étaient licites ; les autres étaient interdits. Par ailleurs, en Grèce, la pédérastie était une institution sociale qui ne tenait aucun compte de l’orientation sexuelle du jeune homme, qui pouvait donc vivre cette expérience dans un certain malaise.

En somme, toutes ces lois étaient des formes de contrôle de la vie affective, domestique et sexuelle. Elles prévoyaient des punitions pour les comportements illicites. Le partage entre ce qui était licite et ce qui ne l’était pas était déterminé par les structures de la société.

Sur cette base, on peut aussi affirmer que la répression des comportements homosexuels et bisexuels s’est développée à travers l’histoire humaine, de façon plus ou moins intense et stricte, dans le but de consolider des rapports familiaux déterminés, c’est-à-dire la famille monogame.

Comme l’expliquait Friedrich Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, et comme l’ont confirmé un grand nombre d’études anthropologiques récentes, la famille n’est pas une institution immuable ayant toujours existé dans l’histoire humaine. A l’époque des chasseurs-cueilleurs, la gestion de l’économie, de l’alimentation et des outils, comme l’éducation des enfants, se faisaient à l’échelle communautaire. Les femmes jouaient un rôle de premier plan et les filiations étaient matrilinéaires. C’est avec le développement de l’élevage et de l’agriculture, sur fond de concentration des moyens de production entre les mains des hommes, qu’est née l’oppression patriarcale, en même temps que les sociétés de classe. Le mariage monogamique est devenu la base de la nouvelle structure familiale. Son principal objectif était de garantir la transmission héréditaire des biens paternels. Telle fut la base matérielle de l’idée que les femmes et les enfants sont la propriété du père – idée qui est encore très répandue, de nos jours, et affecte la vie de milliards d’individus.

C’est dans ce cadre que l’oppression des femmes s’est développée, aboutissant à leur mise à l’écart de la société et au contrôle strict de leurs comportements sexuels, de façon à les réduire au rôle d’instruments de reproduction (confinées au foyer et à l’éducation des enfants). Cette oppression est devenue une composante structurelle des sociétés de classe et s’est maintenue à travers l’évolution des types de familles et de sociétés. 

Le degré de tolérance vis-à-vis des comportements sexuels qui sortent du cadre de la reproduction au sein de la famille monogamique dépend de la mesure dans laquelle ces comportements sont considérés comme une menace pour l’institution familiale. L’amour homosexuel féminin a ainsi subi une répression plus ou moins forte selon les époques historiques (nous n’en avons cité qu’une petite minorité).

Lutte des classes et émancipation des homosexuels

La lutte contre les discriminations sexuelles est donc liée à la lutte contre la société de classes dans son ensemble, et ce pour plusieurs raisons.

La première est que seule l’abolition de la société de classes peut poser les bases matérielles et donner l’impulsion culturelle requise pour que la famille monogame hétérosexuelle cesse d’être la seule forme de famille « légitime » et la cellule fondamentale de la société. En socialisant les tâches qui incombent aujourd’hui au foyer familial – surtout aux femmes (cuisine, ménage, éducation des enfants) – et en permettant à tous d’accéder à de vastes ressources matérielles et culturelles, le socialisme enlèvera graduellement tout caractère de nécessité matérielle aux relations interpersonnelles et domestiques, jusqu’à ce qu’elles se fondent uniquement sur des liens sentimentaux et sexuels librement constitués. Au passage, cela fera disparaître toute trace des normes oppressives et des discriminations qui existent aujourd’hui.

La seconde raison est que l’immense majorité des personnes LGBT sont des salariés, des jeunes, des travailleurs précaires ou des chômeurs, qui en plus d’être exploités sur leur lieu de travail, de devoir s’inquiéter continuellement de leurs revenus, de leur logement, etc., subissent une oppression liée à leur identité ou leur orientation sexuelle. Unir les luttes contre ces deux injustices est donc la chose la plus naturelle qui soit, surtout quand on considère que l’ennemi est le même. C’est d’autant plus vrai que, comme le racisme ou le sexisme, les préjugés homophobes sont aussi entretenus par la classe dirigeante pour diviser les travailleurs – par exemple, pour faire croire aux travailleurs hétérosexuels que, même s’ils peuvent être opprimés, ils restent tout de même « supérieurs » aux homosexuels (ce qui leur fait une belle jambe !). Le rôle joué par la droite et l’extrême-droite, dans ces manœuvres, est évident.

Prétendre que ces deux fronts de lutte doivent être séparés, c’est faire le jeu de l’ennemi de classe. Au sein du mouvement LGBT, ceux qui promeuvent cette séparation sont souvent des gens riches ne subissent aucune des difficultés matérielles que vivent les travailleurs et les jeunes LGBT. Ils réduisent la portée du mouvement à la formulation de quelques revendications adressées aux gouvernements – souvent sans succès. Ce fut le cas, par exemple, des mouvements dits « homophiles », dans les années 1950. Ceux-ci furent fortement critiqués par les mouvements de libération homosexuelle des années 1960-1970, qui ont adopté une ligne révolutionnaire – dans le sillage des intenses luttes des classes de cette période.

Ceci étant dit, il faut souligner qu’une bonne part de la responsabilité pour la division entre le mouvement LGBT et le mouvement ouvrier, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, repose sur les directions des Partis communistes. Sur la base de la dégénérescence stalinienne de ces partis, leurs dirigeants ont adopté des positions ouvertement homophobes. Puis, lorsqu’ils y ont renoncé, ce fut pour se rallier à une conception réformiste de la lutte pour les droits civiques, conformément au caractère réformiste de leur programme politique général.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Si la question de l’homosexualité est absente des travaux de Marx et Engels, plusieurs dirigeants de la vieille social-démocratie allemande [2] se sont publiquement opposés à toute forme de discrimination à l’égard des homosexuels – et notamment à la pénalisation de l’homosexualité dans la loi allemande. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle Magnus Hirschfeld a créé en Allemagne le « Comité scientifique humanitaire » pour revendiquer l’abrogation de l’article 175 du Code pénal allemand (prohibant l’homosexualité), sa pétition n’a reçu que le soutien des députés de la minorité sociale-démocrate, au Parlement. Par la suite, les travaux de Hirschfeld ont mené à l’ouverture de l’« Institut pour la recherche sexuelle », puis à l’organisation du premier Congrès pour la réforme sexuelle en 1921. Ces travaux représentaient la première tentative moderne d’obtenir la dépénalisation de l’homosexualité sur la base d’un débat scientifique. Imbu des préjugés de son temps, Hirschfeld considérait l’homosexualité comme une pathologie « mentale », mais il ne voyait en cela aucune raison de la pénaliser. L’article 175 n’en est pas moins resté en vigueur. L’écrasement du mouvement ouvrier par le nazisme, dans les années 30, a ouvert une période de réaction profonde et d’impitoyable persécution des homosexuels. L’Institut pour la recherche sexuelle a été parmi les premiers bâtiments saccagés par les jeunesses hitlériennes, qui ont brûlé tout le contenu de sa bibliothèque en place publique le 6 mai 1933. Les nazis ont ensuite aggravé les peines prévues par l’article 175, ce qui a mené à l’arrestation de 100 000 homosexuels, à 60 000 incarcérations, à des internements en hôpital psychiatrique et à des stérilisations forcées. Enfin, les homosexuels ont fait partie des personnes déportées dans les camps de concentration et d’extermination, au côté des Juifs, des socialistes, des communistes et des membres d’autres minorités.

La condition homosexuelle après la révolution d’Octobre

La révolution bolchevique de 1917, durant laquelle les travailleurs ont pris et conservé le pouvoir pour la première fois de l’histoire, a changé la vie de millions de personnes non seulement d’un point de vue économique et politique, mais aussi en ce qui concerne la famille. Le gouvernement soviétique a immédiatement proclamé l’égalité des droits des femmes et des hommes. Il a légalisé le divorce et l’avortement. Il a engagé une politique de développement des services sociaux pour tenter de créer les bases économiques de la libération des contraintes familiales : crèches, cantines publiques, laveries, hôpitaux, cinémas, théâtres, etc. Au même moment, avec l’abolition du Code pénal tsariste (qui punissait les homosexuels de longues peines de prison), l’homosexualité fut dépénalisée.

A l’époque, la position du parti bolchevique était la suivante : les comportements sexuels relèvent de la sphère privée, et donc ne doivent être ni sanctionnés, ni réglementés, tant qu’ils ne nuisent pas à autrui (comme dans les cas de contraintes ou de violences, par exemple). Dans le débat scientifique russe, comme dans tous les autres pays, l’homosexualité était encore considérée comme une maladie, mais cela ne justifiait aucune privation de droits. L’attitude du régime soviétique d’alors s’est manifestée par la participation d’un délégué soviétique au Congrès pour la réforme sexuelle de Hirschfeld, en 1921, ou encore par la nomination de Gueorgui Tchitcherine, qui était ouvertement homosexuel, au poste de Commissaire du peuple aux affaires étrangères, en 1918. Ceci n’avait aucun équivalent dans le reste du monde.

Dans la jeune Russie soviétique, la famille traditionnelle commença à se désagréger sous l’effet des transformations sociales : hommes et femmes étaient appelés à participer à la vie sociale ; les jeunes étaient libérés de l’autorité familiale, au moins en partie, et cherchaient de nouvelles formes de relations sociales (y compris amoureuses ou sexuelles), en particulier dans les collectifs de jeunesse. [3] Mais les transformations radicales que la révolution avait déclenchées, y compris dans la famille et les relations sexuelles, se sont rapidement trouvées confrontées aux difficultés liées à l’isolement de la révolution et aux énormes problèmes économiques qu’elle rencontrait. Les ressources matérielles étaient trop limitées pour développer une alternative à la famille traditionnelle : les services publics étaient souvent si indigents que les gens étaient contraints de se rabattre sur le foyer domestique. Dans le même temps, la déformation bureaucratique qui allait mener au stalinisme commençait à s’affirmer, et entrait en contradiction frontale avec les idées de Lénine, de Trotsky et de la révolution d’Octobre.

Ce phénomène a eu deux conséquences. D’une part, en l’absence des bases matérielles nécessaires permettant de développer des formes plus libres de relations familiales et affectives, la conception traditionnelle de la famille est revenue en force. Cette tendance a été puissamment encouragée par le régime stalinien, qui voyait dans le retour à la famille et la morale traditionnelles un élément de stabilité pour son régime. De son point de vue, cela permettait de renforcer le principe d’autorité – à travers l’autorité du chef de famille sur ses enfants. Le régime stalinien a donc activement soutenu ce « retour à la famille ».

Dans La Révolution trahie (1936), Trotsky écrivait : « La réhabilitation solennelle de la famille qui a lieu – coïncidence providentielle ! – en même temps que celle du rouble, résulte de l’insuffisance matérielle et culturelle de l’Etat. Au lieu de dire : "Nous avons été trop pauvres et trop incultes pour établir des relations socialistes entre les hommes, mais nos enfants et arrière-neveux le feront", les chefs du régime font recoller les pots cassés de la famille et imposent, sous la menace des pires rigueurs, le dogme de la famille, fondement sacré du socialisme triomphant. On mesure avec peine la profondeur de cette retraite ! »

Ce processus a également modifié l’attitude vis-à-vis de l’homosexualité. Au lieu de s’appuyer sur les travailleurs des villes, qui avaient le plus facilement abandonné leurs préjugés contre les homosexuels, le régime s’appuyait sur les éléments petits-bourgeois et sur les régions arriérées de l’Orient soviétique, où ces préjugés s’étaient largement maintenus (dès 1925, au Turkestan, une clause additionnelle prévoyant des peines contre les homosexuels a été ajoutée au Code pénal soviétique). En 1933-1934, l’homosexualité masculine a été de nouveau pénalisée et rendue passible de peines de prison. En 1935, le droit au divorce a été fortement limité, en même temps que les unions libres perdaient toute reconnaissance légale. L’année suivante, l’avortement était à son tour interdit. Si, pour reprendre la formule sarcastique de Trotsky, « le dogme de la famille » était devenu le « fondement sacré du socialisme triomphant », l’homosexualité, perçue comme une menace contre la famille, était devenue un « vice de bourgeois décadent ». Cette position homophobe contamina profondément les Partis communistes (staliniens) à l’échelle internationale, et empêcha le mouvement homosexuel de suivre la pente naturelle qui le menait à se lier au mouvement ouvrier.

De Stonewall au reflux du mouvement

Après la Seconde Guerre mondiale, la direction du mouvement homosexuel tomba aux mains de courants qui cherchaient à négocier avec les gouvernements des avancées timides en matière de droits, sans grand succès. Mais en 1969 le mouvement homosexuel émergea de nouveau – et, en un sens, pour la première fois – sous la forme d’un mouvement de masse, à New York, avec les émeutes de Stonewall. Dans la nuit du 28 au 29 juin, une énième descente de police dans un bar gay, le Stonewall Inn, déclencha deux jours d’affrontements impliquant un millier de personnes.

La révolte de Stonewall a transformé le mouvement homosexuel, jusqu’alors limité à de petits groupes ou à des cercles scientifiques. L’idée d’une anormalité de l’homosexualité fut balayée par l’affirmation d’une fierté (« pride »). Sous l’influence des grandes luttes sociales de la fin des années 60 et des années 70, le mouvement homosexuel vira nettement vers la gauche. Des groupes commencèrent à se proclamer « révolutionnaires », même si leurs bases théoriques étaient confuses et éclectiques.

Le « Gay Liberation Front » (GLF) fut fondé en juillet 1969, aux Etats-Unis, dans la foulée des émeutes de Stonewall. Il adopta des positions anticapitalistes et « tiers-mondistes » ; il apporta son soutien aux luttes du Black Panthers Party. Des organisations similaires furent fondées dans de nombreux pays : le « Gay Liberation Front » en Grande-Bretagne, qui regroupa des centaines de militants avant de se désintégrer, le « Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire » (FHAR) en France, ou encore le « Mouvement Homosexuel d’Action Révolutionnaire » (MHAR) en Belgique.

En Italie, le « Fronte Unitario Omosessuale Rivoluzionario Italiano » fut fondé en 1971. Son acronyme FUORI, qui signifie « dehors », est une référence au mot d’ordre du GLF américain : « sortons du placard » (« come out »). Comme les autres groupes, ses effectifs n’étaient pas massifs : une petite centaine de militants divisés en trois groupes (Turin, Milan et Rome), qui en outre avaient entre eux d’importantes divergences politiques. Au début, leur journal mensuel tirait à 8000 exemplaires.

Le 5 avril 1972, à Sanremo, le FUORI organisa une manifestation contre le Congrès international de Sexologie, qui avait mis à son ordre du jour une discussion sur les causes de l’homosexualité et les thérapies envisagées pour la « guérir ». Donnons une idée de la teneur de cette discussion : parmi les hypothèses thérapeutiques figurait l’administration de décharges électriques bénignes – mais douloureuses – associées à la vision d’hommes nus (mais pas à celle de femmes nues), ou encore l’ablation de certaines zones du tissu cérébral.

A l’extérieur du Congrès, des militants brandissaient des pancartes telles que : « Psychiatres, enfoncez vos électrodes dans vos propres cerveaux » ! Dans la salle du Congrès, Angelo Pezzana, membre du FUORI, prit la parole pour prononcer cette phrase restée célèbre : « Je suis homosexuel et heureux de l’être ». Cette manifestation a marqué un tournant dans le mouvement homosexuel italien. Elle a acté sa rupture avec les organisations modérées.

Le FUORI fit plusieurs tentatives notables pour se lier au mouvement ouvrier. Dans le numéro zéro du journal, le Comité de rédaction s’adressa « aux camarades [hétérosexuels] révolutionnaires » pour leur demander « d’être les premiers à comprendre la réalité des homosexuels », étant donné que « la répression sexuelle est la première, la plus perfide et la plus grave des méthodes d’asservissement à un quelconque système répressif ». « Nous sommes convaincus », écrivaient les militants du FUORI, « de la nécessité d’une révolution sexuelle, parallèle et intégrée à la révolution politique qui est à l’œuvre dans tous les pays ». [4]

Cette organisation était politiquement confuse et hétérogène, mais la situation économique et sociale l’avait poussée vers l’idée d’une transformation globale de la société. Si le mouvement ouvrier avait été doté d’une direction marxiste et révolutionnaire, il aurait pu proposer un programme unissant la lutte contre l’exploitation capitaliste à celle contre l’oppression homophobe. Or c’est le contraire qui s’est produit. Les dirigeants réformistes et staliniens ont répondu avec hostilité à l’appel du FUORI.

Le Parti Communiste Italien (PCI), qui n’avait jamais officiellement abordé cette question, publia en 1974 – dans sa revue Critica Marxista – un article de Luciano Gruppi qui défendait l’idée suivante : « C’est précisément la relation que nous voulons établir entre la société et la nature qui nous dit combien l’homosexualité, au contraire, brise cette relation et contredit un instinct fondamental de tout être vivant : celui de la continuité de l’espèce. Par conséquent, l’homosexualité appauvrit et altère profondément la personnalité de l’homme. Souvent née de la solitude, c’est aussi souvent dans la solitude qu’elle se conclut. » [5] On peut facilement imaginer le malaise qu’ont dû ressentir les travailleurs et les jeunes homosexuels à l’idée de militer dans un parti qui défendait une telle position. C’est l’assassinat de Pier Paolo Pasolini, en 1975, qui a ouvert un débat au sein du PCI. A la fin des années 1970, il a modifié sa position sur l’homosexualité, juste avant que la lutte des classes n’entame son reflux. Ce tournant du PCI ne s’opéra d’ailleurs que dans le cadre d’une orientation générale de plus en plus réformiste. 

Le processus fut semblable en France, à ceci près que la direction du PCF était encore plus homophobe que celle du PCI. Lors d’un meeting à la Mutualité, en 1972, Jacques Duclos, un dirigeant du Parti Communiste Français, apostropha des militants homosexuels qui venaient de prendre la parole en déclarant : « Comment vous, pédérastes, avez-vous le culot de venir nous poser des questions ? Allez vous faire soigner. Les femmes françaises sont saines ; le PCF est sain ; les hommes sont faits pour aimer les femmes. »

Du côté des organisations ultra-gauchistes, la situation n’était pas forcément meilleure. Quelques semaines après la manifestation de Sanremo, le 1er mai 1972, la section romaine du FUORI organisa, avec d’autres groupes, « une célébration de joie, contre le travail et pour la libération sexuelle », place du Campo de’ Fiori. Au beau milieu de cet événement, un groupe débarqua dont les membres « se sont présentés comme des militants de Potere Operaio [« Pouvoir Ouvrier », un groupe ultra-gauchiste d’une taille significative, à l’époque] et ont commencé à lancer des seaux d’eau sur les manifestants, en criant "les pédés hors du Campo de Fiori !" ». [6]

Au lieu d’offrir une perspective de lutte politique générale aux militants du mouvement homosexuel, qui aurait pu leur permettre de dépasser leur éclectisme théorique, le mouvement ouvrier les a rejetés. Ils ont donc fini par prendre d’autres voies. En 1974, le FUORI s’est dissout dans le Parti Radical, abandonnant au passage toute perspective révolutionnaire pour se limiter à la lutte pour les droits civiques dans le cadre de la société bourgeoise. Certains dirigeants du FUORI, dont Mario Mieli, ont alors rompu avec le mouvement pour se tourner vers la gauche extra-parlementaire, précisément au moment où celle-ci entrait dans une crise irréversible.

Dans le contexte de reflux qui a suivi la vague de luttes des années 70, les mouvements de libération homosexuelle se sont fragmentés et cantonnés à des campagnes de santé publique (en particulier avec l’apparition du SIDA dans les années 1980), de solidarité contre la violence homophobe, de lutte pour des protections légales contre les discriminations, puis enfin pour la reconnaissance des droits civiques. Malgré le caractère évidemment progressiste de ces luttes, cela marquait un retour à l’approche réformiste et conciliatrice des associations « homophiles » des années 1950, à ceci près que ce retour s’appuyait sur les conquêtes des luttes des années 1970, qui avaient définitivement affirmé la dignité et la fierté des homosexuels. La communauté scientifique a été contrainte d’en prendre acte dans les années suivantes et d’abandonner ses théories fumeuses sur le caractère prétendument « pathologique » de l’homosexualité, ce qui a contribué à sortir les luttes homosexuelles de leur relative marginalité.

« Nouvelles théories » ou impasses ?

Avec le reflux des mouvements de masse dans les décennies 1980 et 1990, un débat s’est ouvert, dans le monde universitaire, sur la question de l’identité de genre, qui a débouché sur une « théorie » queer. Ce terme date de 1990. La même année, Judith Butler publiait Trouble dans le genre, qui allait devenir l’une des références de la « théorie » queer.

Cette théorie rejette l’idée d’un ancrage objectif, matériel, de l’existence des genres, et même des sexes féminin et masculin. Les genres et les sexes seraient uniquement le produit d’une société hétéronormative, c’est-à-dire d’une société qui crée cette division binaire comme une norme (à travers un rapport de pouvoir), sur la base d’un « discours hétérosexualisant ». Cette thèse est le dernier anneau d’une chaîne qui part du féminisme séparatiste (« contre la société patriarcale, les femmes doivent s’opposer aux hommes »), passe par le séparatisme lesbien (« on ne lutte plus pour la femme, parce que « la femme » se définit par rapport aux hommes ; seule une lesbienne peut se rebeller contre la domination idéologique masculine ») et débouche sur la théorie queer (« toutes les identités de genre sont le fruit de la domination patriarcale hétérosexuelle, donc elles doivent toutes être rejetées »).

Aux yeux de tous ceux qui ne peuvent pas exprimer librement leur identité de genre ou leur orientation sexuelle, ces théorisations peuvent être séduisantes, car elles se présentent comme un rejet radical des contraintes et des pressions sociales. Le problème est que, dès qu’on les creuse un peu plus en profondeur, ces idées se révèlent être une impasse pour quiconque veut réellement transformer les choses.

Selon Butler, l’identité de genre est créée « performativement », c’est-à-dire par la répétition d’actes déterminés par les normes et le « discours » produits par la société. [7] C’est cette identité de genre artificielle qui induirait l’idée de deux sexes biologiques : masculin et féminin. Cette thèse se réclame de Michel Foucault : « Pour Foucault, le corps n’est "sexué" en aucun sens précis du terme avant d’être pris dans un discours qui donne corps à une certaine "idée" de sexe naturel ou essentiel. Le corps ne prend sens dans le discours qu’en situation de pouvoir. La sexualité est une organisation historiquement singulière du pouvoir, du discours, des corps et de l’affectivité. C’est à ce titre que Foucault considère que la sexualité produit "le sexe" comme un concept artificiel qui reproduit et dissimule en effet les relations de pouvoir responsables de sa genèse. » [8]

Ainsi, d’après Butler, homme et femme, mais aussi hétérosexuel, gay, lesbienne, bisexuel, seraient des catégories illusoires, produites par ce mécanisme. En effet, si le sexe biologique n’existe pas objectivement, les orientations sexuelles n’existent pas davantage.

Nous avons là un exemple classique de la façon dont une vérité partielle peut être déconnectée de la réalité, isolée et érigée en un discours qui ne mène nulle part. Il est parfaitement exact que la conscience d’une personne est fortement influencée par le contexte social dans lequel elle se développe. Néanmoins, pourquoi, sur la base de cette prémisse correcte, chercher à nier l’existence des sexes masculin et féminin, avec toutes les différences anatomiques et biologiques qui les caractérisent ? [9] Cette question prend une importance certaine dès lors qu’on passe du terrain des hypothèses académiques à celui des thérapies médicales, de la grossesse ou de l’allaitement. De plus, même si je déclare que ma conscience (et donc la façon dont je perçois mon identité de genre) est déterminée par les conditions sociales dans lesquelles je vis, cela rend-il ma conscience moins réelle ? Non : celle-ci reflète mes conditions d’existences réelles, naturelles et sociales, et évoluera en même temps que ces conditions.

Mais surtout, comment puis-je lutter pour la libération sexuelle sur la base de cette théorie ? C’est tout simplement impossible. Butler elle-même le reconnaît : « Donc, le pouvoir ne peut être ni annulé ni refusé, on ne peut que le redéployer. En effet, selon moi, la pratique gay et lesbienne devrait se concentrer normativement sur le redéploiement subversif et parodique du pouvoir, plutôt que sur le fantasme impossible de sa transcendance complète» [10] Autrement dit, il n’y aurait rien de mieux à faire que se livrer à des « parodies créatives », des caricatures des identités de genre, pour montrer qu’il s’agit de produits sociaux. Ce faisant, nous ouvririons la possibilité de « faire proliférer des configurations de genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l’hétérosexualité obligatoire. » [11]

La montagne accouche d’une souris postmoderne : je souligne l’oppression de genre, mais faute d’une analyse de classe de la société, je n’arrive pas à concevoir les causes de cette oppression, et j’élève donc l’oppression – ou plutôt, une seule facette de l’oppression, le pouvoir « hétérosexualisant » – au rang d’entité métaphysique dont tout dépend. Je n’ai plus alors la moindre idée de la façon dont on pourrait renverser cette entité oppressive. La seule forme de subversion qui me reste consiste à me réfugier dans une posture subjectiviste, et à nier la réalité en affirmant que chacun peut s’inventer la sienne, le tout sans changer quoi que ce soit en dehors de sa propre conscience.

Sans surprise, la classe dirigeante n’éprouve aucune crainte face à ces théories : elles n’ont rien à offrir en dehors d’un cercle de discussion académique. Celles et ceux qui ont à conquérir des droits dans le monde réel doivent s’armer d’une théorie et de formes de luttes plus efficaces.

Il faut dire un mot, en passant, du concept d’intersectionnalité, qui est très en vogue dans certains milieux militants. Pour faire simple, ce concept désigne le fait que diverses formes d’oppressions (basées sur le genre, la couleur de peau, l’origine nationale, la religion, la classe, l’orientation sexuelle, etc.) s’entrecroisent et se superposent. D’après les partisans de l’intersectionnalité, c’est de cet entrecroisement que viendrait la possibilité d’« alliances » entre les différentes catégories d’opprimés.

Butler elle-même signale que la nécessité de se détacher de la catégorie universelle de « femme » naît de « nombre de critiques de la part de femmes pour qui la catégorie "femme" était normative, exclusive, c’est-à-dire invoquée sans faire aucune mention des rapports de classe ou des privilèges raciaux. » [12] Effectivement : le sexisme n’est pas le même pour une travailleuse ou pour une bourgeoise. Et quand la lutte pour l’émancipation des femmes en vient à remettre en cause les privilèges de la classe dominante, le mouvement se fracture suivant une ligne de classe : les femmes bourgeoises s’en détachent pour défendre leurs privilèges de classe, quitte à rester soumises à leur mari (bourgeois) dans l’enceinte du foyer familial.

La même fracture apparaît dans le mouvement LGBT dès lors qu’il s’engage sur le terrain de la lutte économique (pour le logement, l’emploi, la santé, etc.), sans laquelle les droits civiques ne sont que des abstractions. Cela s’explique simplement : la contradiction entre les classes sociales est la contradiction fondamentale dans la société. C’est elle qui forme le cadre de la lutte. Par conséquent, seule la lutte des classes menée jusqu’au renversement du capitalisme peut ouvrir une perspective de victoire aux mouvements contre les différentes oppressions qui existent dans la société.

Si on renonce à l’idée que l’exploitation de classe est la contradiction fondamentale déterminant toutes les autres, comme le font les théoriciens intersectionnels, il ne nous reste plus qu’à tenter de créer des coalitions entre différents mouvements (LGBT, antiraciste, etc.) sous des formes et des équilibres variables selon les forces de chaque mouvement à tel ou tel moment.

Ces théories se sont imposées dans le contexte d’un reflux de la lutte des classes, c’est-à-dire lorsque la force sociale décisive – la classe ouvrière – était globalement passive. Ce reflux jetait le doute sur la possibilité même de renverser le capitalisme et les formes d’oppression qu’il entretient. Le retour en force de la lutte des classes, dans les années à venir, apportera une salutaire clarification, y compris sur le plan idéologique.

Les droits civiques et la crise du capitalisme

Depuis les années 2000, de nombreux pays ont adopté des lois contre les discriminations et ont concédé de nouveaux droits civiques, dont la reconnaissance du mariage homosexuel ou d’autres formes d’unions civiles. Ces importantes conquêtes n’ont pu être obtenues que grâce à la pression constante des militants homosexuels et au soutien grandissant dont ils bénéficient dans l’ensemble de la population. Le drapeau de l’égalité des droits civiques a été adopté non seulement par la gauche, mais aussi par certains secteurs de la bourgeoisie et leurs représentants politiques : l’Union Européenne célèbre la Journée mondiale contre l’homophobie, l’ONU vote des résolutions sur ce thème, et ainsi de suite.

Nous ne devons pas nourrir la moindre illusion en la matière. Ces gouvernements « libéraux » et autres secteurs soi-disant « progressistes » de la bourgeoisie soutiennent des dictatures qui condamnent à mort les gays et les lesbiennes. Par exemple, le gouvernement américain d’Obama, comme aujourd’hui celui de Trump, vendait des armes à l’Arabie Saoudite. Les grandes puissances européennes font de même. François Hollande se targue d’avoir légalisé le mariage homosexuel en France, mais il soutient le régime dictatorial d’Al-Sissi en Egypte, lequel non seulement arrête, assassine et torture les opposants politiques, mais a aussi lancé une campagne de répression féroce contre les homosexuels.

Par ailleurs, cette question peut être instrumentalisée – et la défense des droits LGBT devenir un prétexte pour justifier des politiques impérialistes. C’est le cas, par exemple, chez ceux qui justifient leur soutien à la politique impérialiste d’Israël par le fait qu’il s’agit du seul pays du Moyen-Orient à accorder l’égalité civique aux LGBT, comme si cela justifiait le bombardement des Palestiniens et la politique d’embargos à leur encontre. Aux Pays-Bas, le gouvernement a utilisé la question des LGBT pour restreindre l’immigration soi-disant « homophobe » : des « tests » sur les droits civiques ont même été organisés dans les ambassades néerlandaises. Faute d’une analyse de la situation générale et, surtout, faute d’un point de vue de classe, on peut très rapidement glisser vers une position complètement réactionnaire.

Du point de vue de la bourgeoisie, une posture « libérale » et la concession de droits civiques servent des objectifs à la fois économiques et politiques. Sur le plan économique, les personnes LGBT sont simplement un secteur du marché, et donc une entreprise « gay-friendly » peut gagner de nouveaux clients. Ikea n’a aucun problème à inclure des couples d’hommes dans les illustrations de son catalogue, car ce faisant elle vise des homosexuels qui ont les moyens de s’offrir une nouvelle cuisine. La même multinationale élabore aussi des publicités à l’attention des parents divorcés, pourvu que ceux-ci aient les moyens d’acheter le mobilier en double, afin que les chambres de leur enfant soient identiques. Par contre, les chômeurs homosexuels n’existent pas aux yeux d’Ikea, car ils ne sont pas solvables – une situation qu’ils partagent avec les chômeurs hétérosexuels.

Sur le front politique, une partie de la classe dirigeante cherche à désamorcer une source potentielle de mobilisations en concédant autant de droits civiques qu’il est possible de le faire sans toucher aux fondements du système capitaliste. En retour, elle attend des directions modérées du mouvement LGBT qu’elles lui apportent leur soutien. Pendant ce temps, la même fraction « progressiste » de la bourgeoisie poursuit ses politiques austéritaires, xénophobes et anti-ouvrières.

Face à la crise de la famille, et sous la pression de la base, ce secteur de la classe dirigeante est prêt à donner une reconnaissance légale aux couples homosexuels, mais dans le même temps elle les pousse à assumer les fonctions fondamentales de la famille dans la société capitaliste – et l’idéologie qui va avec. On assiste à la promotion du mariage homosexuel, mais à condition que celui-ci se conforme au modèle de la famille monogamique. Cela peut même déboucher sur une reproduction des rôles genrés au sein des couples homosexuels, y compris en matière de tâches domestiques et d’adaptation à la morale bourgeoise.

Est-ce que cela signifie-t-il que nous, marxistes, sous-estimons l’importance des droits civiques ? Absolument pas. Nous luttons pour la pleine reconnaissance et l’application intégrale des droits civiques, c’est-à-dire l’égalité complète des droits individuels et familiaux, indépendamment du genre et de l’orientation sexuelle. Cela comprend le droit au mariage et à l’adoption (ce dernier devrait d’ailleurs être étendu aux célibataires), ainsi que la possibilité d’adopter les enfants de son conjoint, y compris dans les couples homosexuels.

Néanmoins, nous devons avoir en vue le tableau général et ne jamais abandonner le point de vue de classe. Par exemple, nous sommes opposés à la légalisation de la gestation pour autrui (GPA), car sous le capitalisme, la GPA implique nécessairement la création d’un marché de femmes poussées par la contrainte économique à vendre leur corps et à subir une expérience traumatisante : traverser une grossesse pour être séparée immédiatement du nouveau-né, avec toutes les conséquences physiques et psychologiques que cela implique. Il est certain que dans certains cas, cela se fait « librement » et est vécu comme un « don », mais la réalité sociale prédominante n’en reste pas moins très différente de ces cas isolés.

Rappelons, au passage, que l’idée selon laquelle l’attachement affectif pour un enfant suppose nécessairement un lien de filiation biologique s’enracine, en dernière analyse, dans la vieille nécessité de transmettre la propriété privée au sein de la famille monogamique. Cette idée n’existait pas avant l’émergence de ce type de famille. Comme le disait un Amérindien à un missionnaire : « Vous, les blancs, n’éprouvez d’affection que pour vos enfants. Nous, nous aimons les enfants de tout le clan. Ils appartiennent à tous et nous prenons soin d’eux. Ils sont le sang de notre sang, la chair de notre chair. Nous sommes tous des pères et des mères pour eux. Les blancs sont des sauvages : ils n’aiment que leurs enfants. Si des enfants sont orphelins, des gens doivent être payés pour en prendre soin. Nous sommes étrangers à cette mentalité barbare» [13]

Révolution, libération

Nous luttons pour l’accès à tous les droits civiques et pour chaque pas en avant dans ce domaine, même sous le capitalisme. Mais nous devons garder à l’esprit qu’à tout moment, l’intensification de la lutte des classes peut mener la bourgeoisie à adopter une approche plus ouvertement réactionnaire, et à reprendre ce qu’elle a concédé précédemment. Si la lutte des classes ne les arrête pas, les Obama et les Macron ouvrent la voie aux Trump et aux Le Pen. Tant que le système capitaliste n’aura pas été renversé, chaque conquête sociale sera susceptible d’être remise en cause.

Là où l’égalité des droits civiques est acquise, doit-on se contenter du fait que les homosexuels sont exploités « à égalité » avec les hétérosexuels ? A quoi me servent mes droits civiques si je n’ai pas accès à un logement et à un travail, si les services de santé sont en crise, si je n’ai pas les moyens de payer mes soins ou ceux de mes proches, si je n’ai pas de titre de séjour ? A quoi me sert le droit de me marier si je dois sacrifier tout mon temps et toute mon énergie à enrichir un patron – au point d’être éreinté quand je rentre chez moi ?

Dès que les questions de la vie quotidienne sont posées, la division de classe au sein du mouvement LGBT devient évidente, parce que la vie quotidienne est très différente selon la classe à laquelle on appartient. On l’a vu clairement en Italie lors des mobilisations de 2016 pour le droit à l’union civile. La base du mouvement, en grande partie formée de jeunes, de travailleurs, de précaires et d’étudiants, s’est révélée bien plus radicale que sa direction. Pour celle-ci, le mouvement visait simplement à s’assurer que la loi soit adoptée, fût-ce partiellement. Aussi, lorsque le Parti Démocratique (PD) au pouvoir a retiré de la loi la possibilité d’adopter les enfants du conjoint, ainsi que plusieurs autres avancées, la direction du mouvement s’est contentée de ce « compromis ». La base du mouvement, elle, réclamait la poursuite des manifestations.

Cette division entre la base et la direction était évidente pour nos camarades qui sont intervenus dans le mouvement pour défendre la nécessité d’une lutte générale contre le gouvernement du PD, y compris sur les questions du travail, du logement et de la santé. La majorité des manifestants reprenait nos slogans avec enthousiasme, tandis que la direction – au sein de laquelle se trouvait parfois le PD lui-même, car il cherchait à montrer à quel point il se souciait des droits civiques – regardait ailleurs, embarrassée, et demandait aux manifestants de « ne pas exagérer ». Nous ne pouvons pas faire confiance à ces gens pour mener la lutte pour nos droits.

Dans ces rassemblements massifs pour l’égalité des droits civiques, tous les manifestants n’étaient pas des personnes LGBT. On y trouvait aussi un grand nombre d’hétérosexuels. Pour nombre de manifestants, la lutte pour les droits civiques était directement liée à la lutte pour le logement, pour l’emploi, pour l’accès à la santé. C’est cette unité qui peut nous mener à la victoire. Le mouvement LGBT doit adopter une ligne de classe et s’intégrer au mouvement ouvrier, qui lui-même doit se doter d’un programme révolutionnaire.

Nous devons renverser le capitalisme, exproprier la classe dirigeante, prendre en main les ressources productives et les utiliser d’une façon planifiée et harmonieuse, de façon à satisfaire les besoins et assurer l’épanouissement de tous. Le travail domestique doit être socialisé ; la prise en charge et l’éducation publiques des enfants doivent être de la meilleure qualité possible. Chacun doit avoir le droit à un logement. Le temps de travail doit être réduit afin que chacun ait du temps et de l’énergie à dédier à sa propre vie.

Sur de telles bases matérielles, nous pourrons rompre avec la morale familiale et sexuelle imposée par la bourgeoisie, jeter le patriarcat et l’homophobie dans les poubelles de l’histoire, et permettre à chacun de nous de vivre librement et pleinement sa vie sexuelle et amoureuse. Quelles formes et quels rapports familiaux émergeront alors, ce sera aux générations futures d’en décider.


[1] Lire entre autres textes sur le sujet : Eva Cantarella, Selon la nature, l’usage et la loi. La bisexualité dans le monde antique. Paris, La Découverte, 1991.

[2] A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le mot « social-démocrate » désignait les marxistes. Ce n’est qu’après 1914 et la trahison des dirigeants de la Seconde Internationale que la « social-démocratie » désigne l’aile droite du mouvement ouvrier, dont les « communistes » forment alors l’aile gauche.

[3] Sur cette tentative et son échec, lire Wilhelm Reich, « La lutte pour une "Nouvelle vie" dans l’Union soviétique » dans La révolution sexuelle (1936). Lire aussi Léon Trotsky, Les questions du mode de vie et le chapitre « La famille, la jeunesse, la culture » de La Révolution trahie.

[4] Cité dans Gianni Rossi Barilli, Il movimento gay in Italia, Feltrinelli, 1999, p.51-52

[5] Ibid., p.59

[6] Cité dans Fabio Giovannini, Comunisti e diversi : il PCI e la questione omosessuale, Edizioni Dedalo, 1980, p.72.

[7] « En d’autres termes, les actes, les gestes, les désirs exprimés et réalisés créent l’illusion d’un noyau interne et organisateur du genre, une illusion maintenue par le discours afin de réguler la sexualité dans le cadre obligatoire de l’hétérosexualité reproductive» (Judith Butler, Trouble dans le genre)

[8] Ibid.

[9] Cet article n’a pas pour ambition de détailler les origines de l’identité de genre. Nous nous limiterons à dire que, d’un point de vue matérialiste, l’identité de genre se développe nécessairement sur la base d’un mélange d’éléments biologiques, psychologiques et sociaux.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] M. F. Ashley Montagu, Marriage: Past and Present, a Debate Between Robert Briffault and Bronislaw Malinowski, Boston, Porter Sargent Publisher, 1956, p. 48.

 

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