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Les relations internationales

Le nouveau visage de la guerre

Il y a tout juste cent ans, Kropotkine écrivait que la guerre était la "condition normale" de l’Europe. Et pourtant,
pendant une longue période — près d’un demi-siècle — la réalité a semblé démentir cette désolante perspective. Dans la foulée de la deuxième guerre mondiale, le capitalisme mondial a connu une période de forte croissance économique. Cette croissance, conjuguée avec le partage du monde entre l’impérialisme américain et l’URSS, constituait la base objective d’une relative stabilité des relations entre les classes et entre les États nationaux. La soi-disant "paix" des cinquante années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale s’explique par l’équilibre de la terreur entre la puissance du stalinisme russe d’une part, et celle de l’impérialisme américain de l’autre. C’est cette lutte entre deux systèmes sociaux mutuellement antagoniques que l’on appela "guerre froide". Aujourd’hui, cet équilibre a été renversé.

Les deux camps avaient divisé le monde le monde entier en blocs et en zones d’influences apparemment immuables. A l’époque, l’agression contre la Yougoslavie ou le bombardement de l’Irak auraient été hors de question. De tels événements auraient signifié une guerre entre l’Union Soviétique et les États-Unis. Or, une telle guerre était précisément impossible pendant un demi-siècle, pour des raisons anticipées par Friedrich Engels il y a plus de cent ans. En effet, vers la fin de sa vie, Engels avait postulé que les moyens de destruction accumulés par les puissances européennes avaient atteint un niveau qui rendait improbable une nouvelle guerre européenne. A son époque, l’idée de Engels n’était pas valable, comme l’a démontré le grand carnage de 1914-1918. Par contre, elle l’était pour la deuxième moitié du vingtième siècle. Au cours de cette période "paisible", aucune des contradictions fondamentales entre les intérêts des différents camps de domination internationale n’était résolue. Bien au contraire. D’énormes contradictions s’accumulaient, comme en témoigne la folle course aux armements qui dévorait une part importante des richesses. La question est de savoir pourquoi ces contradictions n’ont pas mené à une guerre entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Jusqu’à la révolution française, les armées permanentes n’existaient pas. Les États monarchiques du 18ème siècle entretenaient de petites armées professionnelles. La révolution française bouleversa cette situation. Avant la révolution française, il n’était pas rare de voir des généraux de camps opposés conclure un "accord de gentilhomme" et décider à l’amiable de qui avait "gagné", évitant ainsi d’engager la bataille. C’est que la guerre était alors une affaire très coûteuse ! Cette pratique fut compromise, d’abord par la guerre révolutionnaire d’indépendance en Amérique du Nord, lorsque les milices coloniales ont refusé, pour reprendre l’expression d’Engels, de danser le menuet militaire avec les forces de la couronne anglaise. Mais elle fut définitivement détruite par la révolution française, qui, pour la première fois, présenta à l’Europe réactionnaire et féodale le spectacle d’un peuple révolutionnaire en armes.

De brillants généraux révolutionnaires comme Lazare Carnot développèrent des tactiques et des méthodes entièrement nouvelles, notamment la "levée en masse", mobilisant un peuple tout entier capable de l’emporter sur tout ce qu’il trouve sur son chemin. Bismarck retint cela de la révolution française. Déjà en 1807 Hardenberg écrit au roi de Prusse : "Nous devons faire d’en haut ce que les Français ont fait d’en bas." Les Prussiens se sont inspirés de l’idée d’un "peuple en armes" de Carnot, mais en la mettant au service d’un militarisme réactionnaire. La machine militaire prussienne emporta une série de victoires spectaculaires. Ceci permit au junker conservateur Bismarck de réaliser l’unification allemande, une tâche historiquement progressiste, même si elle était accomplie d’une façon réactionnaire, c’est-à-dire sous la domination de la Prusse aristocratique et bureaucratique.

Dès les années 1890, l’État prussien, depuis toujours de caractère militariste, était devenu un monstre énorme, consacrant à l’armement d’immenses sommes. Les Français, entre autres, ont naturellement suivi cette tendance. L’Europe toute entière se transformait alors en un immense camp militaire. Se rendant compte de l’accroissement des moyens militaires de l’Allemagne et des autres puissances, ainsi que du développement des nouveaux moyens de destruction, Engels en conclua que l’effondrement des États pourrait bien en être la conséquence. Il pensa également qu’une nouvelle guerre européenne était devenue fort improbable. Le cours ultérieur de l’histoire donna tort à Engels sur ce point. Les antagonismes entre l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche-Hongrie menèrent à la première guerre mondiale, dont la mèche fut allumée dans les Balkans. Cette guerre causa la mort d’au moins dix millions de personnes et a réduit l’Europe à un tas de ruines. La deuxième guerre mondiale, quant à elle, fit 55 millions de morts et a bien failli mener à la destruction de la civilisation humaine. Cependant, même si Engels se trompait à son époque, en estimant que la guerre y était devenue trop coûteuse, ses arguments sont valables aujourd’hui. Ce que décrivait Engels concernant les dépenses d’armement et le militarisme n’a rien de comparable à la situation actuelle. Ces temps-ci, les dépenses annuelles d’armement, à l’échelle mondiale, dépassent
les mille milliards de dollars.

Ce fut une période de "paix", du moins en ce qui concerne les grandes puissances. Pour la majeure partie de la terre, la paix est restée un rêve hors de portée. Ces 50 dernières années, le monde n’a connu que 17 jours de paix. Sans cesse des guerres se déroulaient quelque part dans le monde, généralement dans les pays sous-développés. Il y a eu de longues guerres de libération au Kenya, en Algérie, en Angola, au Mozambique et ailleurs. Il y a eu des guerres importantes menées par des "intermédiaires", comme la guerre au Nicaragua ou en Afghanistan. Il y a eu, entre autres, la guerre de Corée et celle du Vietnam, la guerre du Golfe, et finalement la guerre au Kosovo, qui fut la première guerre européenne depuis cinquante ans. La guerre au Kosovo constitue un tournant décisif qui aura toutes sortes de répercussions bien au-delà des questions qui se posent immédiatement dans les Balkans. La question de la guerre se pose de manière concrète. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de guerres entre les grandes puissances depuis cinquante ans ? Pourquoi, malgré toutes les contradictions criantes, n’y a-t-il pas eu de guerres entre la Russie et les États-Unis ? La réponse est évidente. Avec le développement des armes nucléaires, la nature même de la guerre a changé. La classe capitaliste ne part pas en guerre pour assouvir des envies de sensations fortes, ou par patriotisme, ou pour sauver les Kosovars, ou pour sauver la Belgique, ou pour un quelconque objectif de cet ordre. Elle fait la guerre en vue du profit, pour des marchés, pour des matières premières et pour des zones d’influence. Les capitalistes ne font pas non plus la guerre pour tuer des gens. Le but des guerres capitalistes est de conquérir des marchés, pas d’exterminer des populations entières. Or justement, une guerre nucléaire aurait abouti à la destruction, au minimum, de la Russie et des États-Unis. Ceci n’a aucun sens du point de vue du capitalisme. Ceci dit, certains généraux insensés se sont livrés à des calculs arithmétiques afin de prouver que même si une guerre nucléaire devait tuer quelques dizaines de millions d’Américains, ce n’était pas si grave puisque les États-Unis en sortiraient vainqueur ; un point de vue que l’establishment américain n’a pas pris au sérieux et qui ne fait que confirmer l’appréciation portée par le président Truman sur les capacités intellectuelles des chefs militaires américains, lorsqu’il disait que la guerre était une affaire beaucoup trop grave pour être confiée aux généraux.

Comparées aux sommes d’argent consacrées de nos jours aux armements, les dépenses militaires de Bismarck ou même de Hitler sont des pacotilles. Après la chute du mur de Berlin, on a beaucoup entendu parler en Occident des "dividendes de la paix". La perspective avancée était celle d’un nouvel ordre mondial grâce auquel les hommes allaient pouvoir jouir d’une longue période de paix et de prospérité sous l’aile protectrice des États-Unis, la seule super-puissance mondiale. Dans les faits, il en a été autrement. L’encre du discours de Georges Bush n’était pas encore sèche quand la guerre du Golfe a éclaté. Et maintenant, au Kosovo, nous venons de vivre la première guerre sur le sol européen depuis 1945.

Loin de se désarmer, les États-Unis continuent à s’armer jusqu’aux dents. Aux États-Unis, 804 dollars par habitant et par an sont dépensés en armement. La France occupe la deuxième place du palmarès, avec une dépense annuelle de 642 dollars par habitant. En Grande-Bretagne, un pays qui, malgré la perte définitive de son importance économique et industrielle, aime faire semblant de figurer encore parmi les grandes puissances, le chiffre correspondant est de 484 dollars, une somme absurde pour un pays qui a été relégué depuis longtemps aux derniers rangs des grandes puissances mondiales. Pendant la guerre du Kosovo, Tony Blair s’est comporté comme le représentant d’une super-puissance. Mais sa tentative d’imiter Churchill n’a trompé personne. Étant donnés les doutes et les hésitations des autres alliés européens, Clinton était enclin à brosser son ami de Londres dans le sens du poil et, du moins pour le moment, à conforter ses illusions de grandeur. D’autres, aux États-Unis, n’y voyaient rien d’amusant. Ils murmuraient que les Britanniques, avec leurs cris perçants en faveur de la "guerre à outrance", voulaient en fait se battre jusqu’à la dernière goutte de sang américain. Car, dans l’éventualité d’une intervention terrestre, c’eut été aux Américains, et non aux Britanniques ou aux Français, d’assurer le plus dur des combats et d’essuyer la majeure partie des pertes.
La question se pose : quelle est la finalité de cette course aux armements ? Pendant la guerre froide, elle s’expliquait par le prétendu danger de l’URSS. Mais cette excuse n’est plus valable. La raison "officielle" est le besoin de sauvegarder la paix et la démocratie. Ceci ne convaincra personne qui est capable de réfléchir. Les démarches des impérialistes sont déterminées uniquement par ce que les Allemands appellent la realpolitik, c’est à dire le calcul le plus cynique de leurs intérêts propres. Bien sûr, aux yeux de l’opinion publique, la diplomatie doit toujours être présentée sous une lumière flatteuse ("missions humanitaires", "forces de maintien de la paix", "politique étrangère éthique" et ainsi de suite). Ceci n’a rien de nouveau. Le cynisme et l’égoïsme sont depuis toujours le fil conducteur de la diplomatie capitaliste. Par exemple, quand il convenait d’apaiser Hitler dans l’espoir qu’il tournerait son attention vers l’Est et attaquerait l’Union Soviétique, la classe dirigeante "démocratique" de la Grande Bretagne n’a pas hésité à offrir la Tchécoslovaquie à la tendre bienveillance des Nazis, tel un homme qui jette un os à un chien affamé. En évoquant la Tchécoslovaquie, en 1938, le Premier ministre Chamberlain la décrivait comme "un pays lointain, dont nous connaissons peu de choses".

La guerre entre l’Iran et l’Irak a provoqué la mort d’un million d’hommes. Mais ce conflit n’a guère retenu l’attention puisqu’il ne touchait pas les intérêts vitaux de l’occident. En fait, que les Irakiens et les Iraniens se massacrent mutuellement arrangeait plutôt les affaires de l’Occident, puisque cela menait à l’épuisement des deux camps. En vérité, Saddam Hussein a été vivement encouragé et fourni en armes par la Grande-Bretagne et les États-Unis, jusqu’au moment où, avec l’invasion du Koweït, il leur a marché sur les pieds. La même indifférence cynique s’est manifestée dans l’attitude de l’Occident envers l’horreur du génocide rwandais. Ces exemples ne servent qu’à souligner l’hypocrisie des interventions prétendument "humanitaires" de l’impérialisme en Bosnie, au Kosovo, ou au Timor Oriental. Dans chaque cas, il importe de dissiper le brouillard diplomatique afin d’exposer les intérêts de classe que voilent les manœuvres et la propagande officielle. Derrière les discours sur l’aide humanitaire et le maintien de la paix se cachent des intérêts égoïstes sordides. La guerre des États-Unis contre l’Irak n’était pas d’avantage motivée par le sort du pauvre petit Koweït que la première guerre mondiale ne l’était par celui de la Belgique. Le souci principal des États-Unis concernait la menace constituée par l’augmentation significative du pouvoir de l’Irak dans une région stratégiquement importante pour la fourniture de pétrole aux États-Unis. Le bombardement de l’Irak adressait un avertissement aux peuples du Moyen-Orient et du Golfe : "Si vous sortez du droit chemin, voyez ce qu’on vous fera !" Presque dix ans plus tard, le bombardement de l’Irak se poursuit, même s’il est évident aux yeux de tous que l’Irak est à terre et ne peut en aucun cas constituer une menace sérieuse pour les États-Unis. Les bombardements et le harcèlement militaire sont accompagnés d’un embargo économique non moins monstrueux, qui comprend, entre autres, une interdiction d’importer des crayons — décidément de très dangereuses armes dans les mains des écoliers irakiens !

Les pays sous-développés et les limites de la puissance américaine

Le fait que l’impérialisme américain soit devenu la seule puissance mondiale de cette envergure, loin devant les autres, crée une situation internationale sans précédant. Les États-Unis sont aujourd’hui la puissance la plus contre-révolutionnaire que l’histoire ait jamais connue. Elle est toujours prête à user de tous les moyens pour ébranler les gouvernements qui lui déplaisent. En Afrique, en Asie, en Amérique latine, elle n’hésite pas à donner de l’aide aux pires bandits, pourvu que ceux-ci s’attaquent aux forces qu’elle estime s’opposer à ses intérêts stratégiques.

Ces cinquante dernières années, le bas prix des matières premières a joué un rôle vital dans le développement du capitalisme occidental. Cela n’est pas une considération de second ordre. Le contrôle des débouchés du pétrole et des autres matières premières est un facteur majeur de la politique internationale des États-Unis, ainsi que des autres puissances impérialistes. C’est pourquoi ils sont prêts à recourir aux méthodes les plus brutales pour intimider les peuples du monde sous-développé.

Au cours de ces années de "paix" mondiale évoquées plus haut, le phénomène le plus marquant a été la révolution anti-coloniale. Ce fut le plus grand mouvement des peuples depuis la chute de l’empire romain : en Chine, en Inde, en Indochine, en Afrique, ce magnifique soulèvement des peuples opprimés a mobilisé des centaines de millions d’hommes et de femmes qui n’étaient guère plus que des esclaves, des bêtes de somme. L’histoire ne connaît rien de comparable à cette lutte des peuples pour leur émancipation sociale et nationale.

Dans cette lutte titanique, l’impérialisme fut vaincu. Ce mouvement fortement progressiste a été anticipé par le dirigeant de la révolution russe Léon Trotsky, à la veille de la deuxième guerre mondiale. Trotsky écrivait alors qu’à terme il ne serait plus possible de soumettre les peuples coloniaux par des moyens directs. Les impérialistes britanniques ont été les premiers à comprendre cette réalité. Ils ont vu qu’il était impossible d’asservir les populations coloniales, en Afrique et en Inde, par la force militaire. Les Britanniques ont été expulsés par un mouvement de masse. On ne sait pas, généralement, que l’impérialisme britannique a conquis l’Inde et s’y est établi au moyen de troupes indiennes. Autrement, ils n’auraient pas pu y maintenir leur contrôle. Avant la conquête, l’Inde était morcelée en de nombreux petits États. Il n’y avait pas de conscience nationale indienne. Paradoxalement, c’est l’impérialisme britannique qui a crée une conscience nationale en Inde. Lors du soulèvement populaire en 1947, le gouvernement britannique a demandé au général Auchinleck combien de temps il pensait pouvoir tenir en Inde. Les Britanniques étaient confrontés à des mutineries dans l’armée, à des émeutes, des grèves et des manifestations. Le général a répondu : "Pas plus que trois jours". Dès lors que le peuple indien a pris conscience de lui-même en tant que nation et s’est retourné contre ses oppresseurs, ce fut le début de la fin de la domination directe de la Grande-Bretagne.

Dans un pays après l’autre, les impérialistes étaient forcés de renoncer au contrôle militaire et bureaucratique de leurs possessions coloniales. En France, De Gaulle était confronté à la même réalité en 1958. Arrivé au pouvoir sur le slogan de l’Algérie française, il s’est rendu compte de ce que lui coûtait la guerre contre le peuple algérien, et a décidé de se retirer. Il en est résulté une crise sociale et politique qui aurait bien pu mener à une révolution, si le PCF avait eu une politique réellement communiste. Ceci indique à quel point une révolution anti-coloniale peut avoir de profonds effets dans les métropoles. La même chose s’est produite au Portugal en 1974-75, lorsque la tentative de soumettre l’Angola, le Mozambique et la Guinée-Bissau a déclenché une révolution au Portugal. Enfin, en 1960, la Belgique a du quitter le Congo, après avoir délibérément provoqué le chaos qui y règne aujourd’hui.

La révolution anti-coloniale fut une grande victoire, un grand pas en avant. Mais dans le cadre du capitalisme, aucun des problèmes fondamentaux de ces pays ne pouvait trouver de solution. Après un demi-siècle de soi-disant indépendance, la classe capitaliste n’a résolu les problèmes ni du Pakistan, ni de l’Inde. Le problème agraire n’y est pas résolu, pas plus que celui de la modernisation de la société. En Inde (et aussi dans certaines régions du Pakistan) le système des castes, cette relique du passé féodal, est toujours en place. Ni l’Inde ni le Pakistan n’ont résolu non plus le problème national, dont les conséquences peuvent être explosives, en particulier dans le Kashmir. En réalité, aucun de ces pays, en dépit des ornements de leur indépendance formelle, n’est réellement libre. Au contraire, ils sont aujourd’hui plus encore sous domination impérialiste qu’ils ne l’étaient il y a 50 ans.

Les récents développements du sous-continent indien révèlent l’existence d’insoutenables contradictions. Les deux puissances nucléaires (Inde et Pakistan) ont frôlé la guerre. Pour détourner l’attention du grand désordre qui règne au Pakistan, Nawaz Sharif a fait un coup de bluff désespéré au Kashmir. Peut-être voulait-il profiter de la crise gouvernementale en Inde ; quoi qu’il en soit, dans ces événements les Pakistanais ont non seulement échoué, mais en outre cet échec a déclenché le processus qui a mené au coup d’État. Les Pakistanais ont essayé d’occuper des territoires, dans les montagnes du Kashmir. Au lieu de les reprendre, l’armée indienne a perdu des centaines d’hommes. Étant donné les difficultés que représente un assaut frontal à de telles hauteurs, l’armée indienne considérait activement la possibilité de lancer une manœuvre latérale, ce qui serait revenu à violer la frontière avec le Pakistan. Une telle initiative aurait rendu inévitable une guerre ouverte et aux conséquences incalculables entre les deux pays. Seule la pression exercée sur Nawaz Sharif par Washington a permis d’éviter une telle perspective. Mais en cherchant à se justifier devant l’opinion publique pakistanaise, Nawaz Sharif a commis l’erreur impardonnable de faire porter à l’armée la responsabilité de la défaite. Son sort en fut scellé, et immédiatement un nouveau coup d’État militaire secouait le Pakistan. Ces événements à eux seuls révèlent l’impasse totale du capitalisme dans les pays ex-coloniaux. Inutile de dire, en outre, que le problème du Kashmir n’est pas résolu, et porte en lui les germes de nouvelles guerres.

Partout les pays ex-coloniaux sont ravagés par la guerre et l’instabilité. Il est impossible pour eux de résoudre leurs problèmes dans le cadre du capitalisme qui, comme le disait Lénine, est "une horreur sans fin". En ce moment, en Afrique, se déroulent quatre ou cinq terribles guerres, caractérisées par des massacres ethniques, et même des irruptions de cannibalisme. Certaines de ces guerres se déroulent dans des pays potentiellement très riches, comme l’Angola, ou le Congo. Avec une hypocrisie caractéristique, les impérialistes font la moue et publient des articles plus ou moins racistes qui présentent les Africains comme de sauvages sous-hommes. Les guerres y sont décrites comme des guerres tribales alors qu’en réalité la plupart d’entre elles sont des guerres par procuration que se livrent les puissances capitalistes dans leur lutte pour acquérir des marchés et des matières premières. Des pays comme l’Angola ou le Congo possèdent d’énormes ressources minérales qui suscitent beaucoup d’intérêt chez les impérialistes. Le cas du Congo est particulièrement frappant. Ce pays potentiellement riche a été réduit à l’état de poussière. De vastes régions du pays sont sous le contrôle des rebelles et des troupes étrangères. Le Zimbabwe, l’Angola et la Namibie soutiennent le gouvernement de Kabila, qui ne maîtrise pas la moitié du pays. L’Uganda et le Rwanda contrôlent les rebelles, et le Burundi y intervient également. Tous attendent de pouvoir mettre la main sur les mines du Congo, ou sur toute autre richesse naturelle. En dépit de toutes les tentatives de cessez-le-feu, le conflit du Congo se poursuit. C’est une guerre réactionnaire des deux côtés. Les États-Unis et la France se livrent bataille sur le territoire africain à travers des armées intermédiaires. Aussi sont-ils très largement responsables de tout le chaos qui vient d’être évoqué.

Jamais dans l’histoire n’a existé de puissance militaire et économique aussi colossale que l’actuel impérialisme américain. Jamais la planète n’a été si largement dominée par un seul pays. Dans ses relations avec les autres pays les États-Unis font preuve d’une extraordinaire arrogance. A l’égard de la Yougoslavie, la position initiale de Washington était : "Faites ce qu’on vous dit ou nous vous bombarderons." Cependant, à y regarder de plus près, on se rend compte que le colosse a des pieds d’argile. Sa puissance est limitée y compris dans les domaines où il semble invincible. A ce propos, Trotsky avait prévu que les États-Unis sortiraient vainqueurs de la deuxième guerre mondiale et domineraient alors le monde, mais il ajoutait que ses fondations seraient "chargées de dynamite". Nous en sommes précisément là. Si, il y a un siècle, l’impérialisme britannique a pu tirer d’alléchants profits de la mise à feu et à sang de ses colonies. Les États-Unis ont hérité de la Grande-Bretagne le rôle de gendarme du monde, mais dans un contexte complètement différent. En période de déclin du capitalisme, les États-Unis vont beaucoup plus perdre que gagner à ce jeu. A long terme, les inconvénients de ce rôle auront de profonds effets sociaux au sein même des États-Unis. Les récentes manifestations qui se sont déroulées à Seattle, lors de la conférence de l’OMC, sont une illustration graphique de cette réalité.

La guerre du Vietnam fut un tournant de l’histoire.

C’était, de toute l’histoire des États-Unis, la première qu’ils perdaient. Ce traumatisme a contribué à former un comportement bien particulier de la classe dirigeante américaine en ce qui concerne la guerre. N’oublions d’ailleurs pas que l’impérialisme américain n’a pas été battu au Vietnam, mais à l’intérieur de ses propres frontières. Il y a eu un soulèvement, une mobilisation des masses américaines, dont les connotations étaient révolutionnaires. L’armée américaine au Vietnam était tellement démoralisée qu’un général américain a déclaré que l’humeur des troupes n’évoquait rien de moins que la situation de Petrograd en 1917. La plus importante puissance impérialiste jamais vue dans l’histoire devait reculer devant une armée paysanne marchant pieds nus. Cela eut de profonds effets sur la stratégie militaire des États-Unis.

Après la guerre du Vietnam, l’impérialisme américain ne peut plus envisager une intervention terrestre dans aucun pays, exception faite de l’Arabie Saoudite. Du fait de l’importance de l’Arabie Saoudite pour l’économie américaine, les États-Unis, si nécessaire, seraient poussés à intervenir, probablement jusqu’à l’occupation des aires littorales, où se trouve le pétrole, ne laissant que le désert aux Saoudiens. L’Arabie Saoudite est extrêmement instable. Sa dette publique s’élève à présent à 10% du P.N.B. La clique dirigeante qui s’appuie sur la famille royale ne peut plus se permettre les grandes concessions qu’elle faisait, dans le passé, à la population. Les divisions au sommet de la société que reflètent les querelles au sein de la famille royale, sont l’expression des tensions qui s’amplifient dans la société saoudienne. Le spectre de la révolution hante la péninsule arabique. Et pas seulement en Arabie Saoudite. Du fait des fluctuations violentes que subit le prix du pétrole, il n’y a pas un seul régime capitaliste stable dans tout le Moyen-Orient.

L’histoire des révolutions nous montre que celles-ci commencent non à la base, mais au sommet, par des divisions au sein de la classe dominante. Le célèbre sociologue et historien français Alexis de Tocqueville a étudié ce processus en détail et décrit ce qui se passe lorsque l’ancien régime rentre en pleine crise. Une partie de la classe dominante dit : si l’on ne réforme pas, il y aura une révolution ; l’autre partie dit : si on réforme, il y aura une révolution... et les deux ont raison. Cette analyse correspond parfaitement à la situation à laquelle la monarchie arabe fait face en ce moment. Ces régimes semblent à première vue prospères et très stables. L’Arabie Saoudite, le Bahrain et le Koweït sont tous dirigés par des familles royales, ainsi que la Jordanie et le Maroc. Et cependant il n’est pas une seule de ces familles qui ne soit divisée. C’est l’indication d’un développement de tensions révolutionnaires dans ces sociétés.

Partout le spectre de la révolution commence à réapparaître. En Iran, après 20 ans de réaction fondamentaliste, sous le régime des Mullahs, la population se réveille. Comme toujours, le mouvement commence par les étudiants et les intellectuels, les plus précis baromètres des tensions cachées de la société. Les manifestations de masse de l’an dernier ont servi à avertir le régime que la patience de la population est épuisée. L’explosion des étudiants inaugure une nouvelle révolution iranienne. Certes le mouvement s’est replié depuis l’été, face à une terrible répression. Mais il refera inévitablement surface, et doublement vigoureux. Les stratèges du Capital en sont très vite arrivés aux mêmes conclusions que nous-mêmes. Dans un récent numéro du Business News, on peut lire : "Plusieurs observateurs des émeutes de juillet dernier ont interprété les affrontements entre les étudiants d’un côté, la police et la racaille religieuse d’extrême droite de l’autre, comme un avertissement au sujet de ce qui se passerait si le gouvernement ne cédait pas. "Khatami est notre dernière chance pour une réforme pacifique" a déclaré Ali Rezar-Alavi-Tabar, un éditeur du Sobh-e-Emrooz journal à Téhéran, et aussi un soutien clé de Khatami."

Ces événements sont une anticipation d’un processus qui va prochainement traverser le Golfe et le Moyen-Orient. Ils sont très importants non seulement pour l’Iran, mais aussi pour la révolution à l’échelle mondiale et font certainement trembler la classe dirigeante américaine. L’Iran n’est pas un pays quelconque. C’est un pays d’une importance stratégique décisive. Or, c’est ici que nous touchons aux limites de l’impérialisme américain. L’Iran était tout aussi stratégique en 1979, mais il était hors de question pour les Américains de tenter une intervention pour sauver le Shah, leur allié. Ils en étaient réduits à observer, dans une rage impuissante, le renversement du Shah et la mise à sac de leur ambassade. Si les États-Unis ne pouvaient pas intervenir en 1979, comment le pourraient-ils aujourd’hui face à une nouvelle révolution iranienne ?

Une telle évolution aurait des implications dans tout le Moyen-Orient. Les États-Unis seraient partout sur la défensive. Et si, comme c’est hautement probable, ils décidaient d’intervenir en Arabie Saoudite pour protéger leurs intérêts liés au pétrole, cela provoquerait des mouvements sociaux dans chaque pays du Moyen-Orient. Pas une ambassade américaine ne resterait debout. Et les effets s’en feraient sentir jusqu’en Asie, en Afrique et en Amérique Latine. Cet orage qui menace d’éclater explique pourquoi les impérialismes américain, britannique et français sont en train de s’armer massivement. Quoi qu’il en soit, les limites de la puissance de l’impérialisme sont révélées par le fait que, depuis la guerre du Vietnam, le Pentagone se refuse, dans la mesure du possible, au déploiement de troupes terrestres. Durant ces 20 dernières années, si l’on fait exception de l’Irak, il ne s’y est résolu que lorsqu’il s’agissait de petits et faibles pays. Et même là, chaque fois, cela a fini soit pas très bien, soit carrément mal. Au Liban et en Somalie, les États-Unis en ont même été réduits à l’humiliation du retrait de leurs troupes. Selon l’agence Stratfor : "L’intervention en Iraq fut la première d’une série incluant la Somalie, Haïti, la Bosnie, et, maintenant, le Kosovo. Toutes n’ont pas bien fini. La Somalie était, dans une certaine mesure, un échec. L’invasion de Haïti a destitué le gouvernement en place, mais nul n’oserait affirmer que cela a sorti le pays de sa misère. En Bosnie, l’intervention de courte durée annoncée s’est transformée en occupation permanente. Mais aucune de ces interventions n’a forcé les États-Unis à faire face à la question fondamentale : quelles sont les limites de la puissance américaine ?" (Rapport Stratfor du 3 mai 1999).

Ceci explique la vive opposition américaine à un déploiement terrestre au Kosovo, et sa préférence pour une intervention aérienne. Les États-Unis ne doutaient pas un instant qu’ils auraient perdu beaucoup d’hommes dans une intervention terrestre. Et cela aurait des répercussions considérables sur les populations des pays de l’OTAN, et tout particulièrement sur la population américaine elle-même. Les manifestations à Seattle eussent parues insignifiantes comparées aux mouvements sociaux s’opposant à la guerre. Heureusement pour Clinton, un accord a pu être trouvé, avec l’aide de la Russie, et la nécessité d’une intervention terrestre fut écartée. Les États-Unis vont probablement se lancer furieusement dans le perfectionnement de leur arsenal d’armes de longue portée. Cependant, tôt ou tard, l’impérialisme américain se trouvera dans l’obligation d’user des troupes terrestres, et d’en assumer les conséquences.

La prépondérance de l’Allemagne en Europe

La division du monde en blocs régionaux est une des tendances majeures de notre époque. Après la deuxième guerre mondiale, les États-Unis dominaient complètement l’Europe de l’Ouest  ; l’Europe de l’Est était quant à elle sous domination russe, de sorte que l’Europe se trouvait être scindée en deux. Tout cela a aujourd’hui changé. Mais même avant la chute du Stalinisme, le monde commençait déjà à se diviser en plusieurs blocs économiques rivaux. l’ALENA est un bloc dominé par l’impérialisme américain qui inclut, au nord, le Canada, et au sud, le Mexique. En réalité, les États-Unis considèrent la totalité du continent américain comme son territoire privé. De son côté, le Japon s’efforce de faire de l’Asie sa sphère d’influence propre. Quant aux capitalistes européens, ils ont formé l’Union Européenne.

Le lancement de la monnaie européenne a communément été interprété comme la preuve tangible de l’évolution du continent en direction d’un État européen, ou tout au moins d’une grande Fédération. Cette interprétation méconnaît profondément la réalité de ce qui se met effectivement en place. Il est vrai que le processus d’intégration de l’Europe est allé plus loin que nous l’avions imaginé possible. Mais il n’en demeure pas moins limité, et dans tous les cas le processus est loin d’avoir éliminé les contradictions profondes qui existent entre les États membres. Il faut surtout souligner qu’il n’y a qu’une seule véritable grande puissance économique en Europe, à savoir l’Allemagne. Ce fait, perceptible depuis longtemps, est graduellement devenu une évidence, surtout depuis le tournant majeur dans l’histoire de l’Europe et du monde qu’était la chute du mur de Berlin en 1989.

Rétrospectivement, il est probable que l’introduction de l’euro sera considérée comme l’apogée de l’intégration de l’Europe sur des bases capitalistes. Pourtant, à tous les niveaux, se manifestent des conflits d’intérêts entre les pays membres de l’Union Européenne. La France est déterminée à défendre son industrie agroalimentaire, y compris pour des raisons politiques et sociales. Cette industrie est menacée par les démarches de l’Allemagne, qui se tourne vers l’Est, vers ses anciennes colonies, en République Tchèque, en Pologne et dans les Balkans. La France se tourne vers le Sud, vers ses anciennes colonies en Afrique du nord et vers ses voisins méditerranéens, l’Espagne et l’Italie, qu’elle considère comme ses alliés potentiels. La Grande-Bretagne, quant à elle, est un cas un peu spécial. Après des décennies de déclin industriel, elle a perdu la plupart de sa puissance et de son influence, mais pas pour autant ses illusions et sa folie des grandeurs. Dans les faits, elle est largement devenue une économie rentière, comme la France d’avant la deuxième guerre mondiale, et un semi-satellite des États-Unis. Les autres et plus petites puissances européennes gravitent, comme toujours, autour des trois principales, ici un jour, là le lendemain, en fonction des enjeux du moment. Par exemple, la Grèce est en train de déterminer sa politique par rapport à la Turquie et à la Serbie. Tous les États sont guidés par leur intérêt national propre. Mais c’est l’Allemagne qui détient le pouvoir décisif au sein de l’Union Européenne .

A l’origine, la création d’une Union Européenne devait lier la France et l’Allemagne de manière à rendre impossible une nouvelle guerre entre ces deux pays. Mais l’intention de la France a toujours été d’être la force dominante de cette union. Et, au début, c’était le cas : l’Allemagne en était encore à travailler à son retour sur scène, après sa catastrophique défaite de 1945. Mais, plus tard, la croissance de sa base industrielle lui a permis de dépasser la France. Paris se consolait alors à l’idée que si l’Allemagne était devenue la puissance économique dominante de l’Europe, la France conservait la suprématie politique et militaire. Mais à présent, tous ces calculs ne valent plus rien. Fort de sa réunification, l’Allemagne émerge comme une super-puissance de plein droit. Et à vrai dire, il était bien utopique d’imaginer que sa puissance économique ne finirait pas par se traduire au plan politique et militaire, et que la classe dirigeante allemande se contenterait éternellement de jouer les seconds violons sur la scène internationale.

La réunification a fait resurgir tous les vieux rêves de puissance de la classe dirigeante allemande. Aujourd’hui, l’Allemagne dépense un peu moins d’argent dans l’armement que la Grande-Bretagne et la France (355 dollars par an et par habitant), mais elle a une base industrielle grandiose, une armée très puissante, et une population de quatre-vingts millions de personnes au cœur de l’Europe. Elle a déjà réussi au moyen de son économie ce qu’elle avait tenté d’accomplir au cours des deux guerres mondiales, à savoir l’unification de l’Europe sous sa domination. Cependant, la puissance politique et militaire de l’Allemagne n’est pas encore à la hauteur de sa puissance économique. L’Allemagne s’imposera davantage en tant que puissance militaire dans les années à venir. Pendant la crise du Kosovo, pour la première fois depuis 1945, les troupes allemandes ont participé à une action militaire sur le territoire d’un pays européen. C’était une participation modeste, mais sa signification symbolique est considérable.

Des signes évidents nous montrent que l’Allemagne s’impatiente toujours plus face aux restrictions artificielles à son rôle européen que lui impose la suspicion de ses voisins. En août 1999, le chancelier Schröder déclarait que "l’Allemagne a tout intérêt à se considérer comme une grande puissance européenne." Et il ajoutait : "L’Allemagne n’est ni mieux ni moins bien que les autres pays." Par quoi le chancelier allemand voulait dire : "Je ne sais pas ce que les gens ont contre l’Allemagne. C’est un pays comme les autres." A quoi The Economist a répondu : "Oui, monsieur Schröder, l’Allemagne n’est ni mieux ni moins bien que les autres pays. Elle est juste très grande et au centre de l’Europe." Ces dernières lignes expriment admirablement la véritable attitude de la France et de la Grande-Bretagne à l’égard de l’Allemagne. Mais rien ne pourra empêcher l’Allemagne de traduire sa force industrielle et économique en puissance politique et militaire.

Bismarck définissait l’ "hégémonie" de la manière suivante : "c’est une relation inégale établie entre une grande puissance et une ou plusieurs plus petites puissances qui n’en repose pas moins sur une égalité formelle, juridique, entre ces États. Ce n’est pas tant un rapport de gouvernant à gouverné que de meneur à suiveur ". Voila qui est une assez bonne description du rapport de force auquel aspire l’Allemagne, au sein de l’Europe. Cela mènera inévitablement à des collisions avec la France et la Grande-Bretagne, qui ne consentiront pas au rôle subalterne que l’Allemagne veut leur imposer. La politique étrangère de l’Allemagne ressemble à celle qu’elle pratiquait il y a cent ans. Sa position historique et géographique, ainsi que ses intérêts économiques, l’orientent vers l’Est, où elle espère intégrer ses États clients à l’Union Européenne. L’adhésion de pays comme la Pologne ou la Hongrie à l’UE signifierait la mort de la Politique Agricole Commune : d’où le conflit avec la France, dont les agriculteurs profitent de la PAC. D’un autre côté, la Grande-Bretagne, si elle ne s’oppose pas à l’entrée dans l’UE de pays qui constitueront de nouveaux débouchés pour ses produits, elle est par contre violemment opposée à toute idée de changer le système de vote de l’UE, qui pourrait mener à l’abolition de son droit de veto. Mais comment une UE élargie pourrait-elle permettre aux petits États de l’Europe de l’Est de bloquer ses décisions ? Dans tous les cas, la Grande-Bretagne, qui contribue largement au budget de l’UE, ne consentira pas à augmenter encore ses frais en subventionnant ces pays... au profit de l’Allemagne.

Ainsi, la question de l’élargissement de l’UE jette une grande quantité d’huile sur le feu des désaccords nationaux. La nomination de Berlin comme capitale est une décision historiquement symbolique. Les capitalistes allemands n’ont pas perdu de temps pour s’installer en Pologne et dans d’autres pays de l’Europe de l’Est. Ils procèdent à la reconstruction de leurs anciennes colonies et sphères d’influence, conformément à l’ancienne politique étrangère de Drang nach Osten, la poussée vers l’Est. Cette même politique a mené à l’éclatement de la Tchécoslovaquie. Ces actions correspondent clairement aux intérêts de l’impérialisme allemand, lequel, après avoir conquis la domination économique de l’Europe, affirme à présent son pouvoir politique et militaire.

Des alliances et conflits temporaires peuvent engendrer toutes sortes de nouveaux accords et blocs épisodiques, mais le fait le plus important est que le vieil axe entre la France et l’Allemagne se dissout à grande vitesse. A ce sujet, The Economist écrit : "La France semble s’inquiéter de temps à autre du rapprochement entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. La France commençant à se sentir trahie, une série de petites disputes s’est allumée, depuis que M. Schröder est au pouvoir." Ce qui compte ici, ce ne sont pas les disputes, mais le sentiment croissant, à Paris, qu’il ne faut plus compter sur le soutien automatique de l’Allemagne, et que celle-ci est déterminée à suivre sa destinée, que cela plaise ou non à la France.

Comme dans la période précédant 1914, on assiste à de constantes manœuvres de position entre la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. A l’époque, on pouvait croire dans un premier temps que l’Allemagne s’unirait avec la Grande-Bretagne contre la France. Mais la puissance grandissante de l’Allemagne, qui menaçait de modifier l’équilibre des pouvoirs en Europe, a jeté la Grande-Bretagne dans les bras de son vieil ennemi, la France. La question fut réglée par l’Entente Cordiale, lorsque la Grande-Bretagne et la France formèrent effectivement un bloc contre l’Allemagne. Nous faisons face aujourd’hui à une situation identique. Un représentant du Foreign Office britannique a déclaré que "les nations n’ont pas d’amis permanents ; elles n’ont que des intérêts permanents." Malgré les accrocs entre la France et la Grande-Bretagne au sujet de l’exportation de bœuf britannique, un rapprochement entre ces deux pays est à plus ou moins long terme inévitable. Les intérêts permanents de la Grande-Bretagne en Europe la pousseront à s’unir avec la France pour contrer la puissance de l’Allemagne.

La guerre dans les Balkans

Comme toujours, les causes de l’instabilité des Balkans doivent être cherchées en dehors des Balkans mêmes. Le point de départ de la crise des Balkans a été l’effondrement de l’URSS et la réunification de l’Allemagne. Il y a dix ans, la nouvelle unification de l’Allemagne constituait un changement fondamental des rapports de force au sein de l’Europe. De la même manière, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, la montée en puissance de l’Allemagne, consécutive à son unification, avait complètement modifié les rapports de force en Europe, et avait notamment préparé le terrain pour trois guerres. Dans les deux cas, les Balkans en furent affectés d’une manière déterminante, ce qui a en retour affecté la situation internationale dans son ensemble. Par une ironie de l’histoire, le 21ème siècle commence tout juste comme le 20ème.

Jusqu’à récemment, les Européens s’imaginaient que la guerre ne touchait que d’autres peuples, sur d’autres continents. La classe ouvrière européenne avait oublié ce qu’est la guerre, de même qu’elle a oublié à quoi ressemblent les révolutions et les contre-révolutions. Le bombardement de civils, le nettoyage ethnique, la folie xénophobe et les camps de concentration étaient supposés n’appartenir qu’au passé. La guerre du Kosovo a imposé un rude réveil à l’Europe. Elle constitue un tournant majeur dans l’histoire du continent et du monde entier. Elle rappelle concrètement que nous n’en sommes plus à l’époque où l’équilibre de l’opposition entre deux super-puissances (les États-Unis et l’URSS) déterminait la relative stabilité des rapports internationaux. A l’époque, il aurait été hors de question que les États-Unis se permettent d’attaquer l’Irak ou de bombarder la Yougoslavie. La disparition de l’URSS a permis aux États-Unis d’émerger comme l’unique super-puissance mondiale, et lui a permis de développer une politique étrangère plus agressive.

Les textes politiques que nous avons publiés au sujet des Balkans ces huit dernières années nous autorisent à dire que nous sommes la seule organisation à n’avoir pas perdu la tête, et à avoir maintenu sur cette question une position de classe et internationaliste. Quel était la signification de ce conflit ? Tout d’abord, il constitue une modification majeure de la situation mondiale. Il signifie un changement fondamental des rapports de force internationaux qui se sont développés ces dix dernières années, depuis l’effondrement du Stalinisme et de l’Union Soviétique.

On a tendance à attribuer à la politique étrangère de Washington une finesse et une capacité d’anticipation qui soit à la mesure de sa puissance militaire. Et pourtant, si l’on considère les actions de l’impérialisme américain, il est difficile de discerner, dans les Balkans, une stratégie à long terme cohérente, et qui ne repose pas sur le simple principe de l’utilisation de son irrésistible puissance de feu pour agresser le reste du monde et imposer aux gouvernements sa volonté. Le principal — et peut-être unique — péché dont s’est rendu coupable le gouvernement yougoslave aux yeux de Washington, c’est de n’être pas prêt à se plier à ses dictats.

Les seuls qui aient semblé savoir depuis le début ce qu’ils voulaient dans les Balkans, qui ont établi une série d’objectifs bien définis suivant un plan d’action précis, ce sont les Allemands. Le premier résultat en fut la désintégration de la Yougoslavie. Bien entendu, celle-ci connaissait déjà des problèmes internes. L’abolition de l’autonomie du Kosovo — en elle-même une expression des contradictions du vieux système — a aggravé les tendances nationalistes que Tito s’était toujours efforcé de contrôler. Mais, comme toujours, les flammes ont été attisées de l’extérieur. En s’immisçant dans les affaires internes de la Yougoslavie, en poussant la Slovénie et la Croatie à rompre avec la Yougoslavie, l’Allemagne a déchaîné des forces que ni elle ni qui que ce soit ne pouvait plus contrôler. Sans doute n’ont-ils pas anticipé les conséquences de leurs actions. La démission du ministre allemand des affaires étrangères, Genscher, était une façon tacite de reconnaître leur mauvais calcul. Quoi qu’il en soit, ce sont d’autres — et en particulier la France et la Grande-Bretagne - qui ont dû en assumer les frais.

La brutalité impérialiste de l’OTAN

L’insolence de l’impérialisme américain, qui cherche à imposer ses volontés au reste du monde, s’est exprimée tout d’abord par l’agression de l’Irak, puis par le bombardement du Kosovo. Dans le fond, l’OTAN n’est qu’une couverture pour les ambitions mondiales des États-Unis. Lors du sommet tenu par l’OTAN, début 1999, un nouveau document stratégique a été présenté qui élargissait le pouvoir d’intervention de l’OTAN. Ce texte constitue une révision fondamentale des normes de la diplomatie internationale, qui sont restées essentiellement les mêmes pendant 350 ans. Depuis le traité de Westphalie en 1648, le principe de base des relations internationales, du moins sur le papier, était celui de non-ingérence dans les affaires internes d’autrui.

En ce qui concerne le Kosovo, il est difficile de dire si les États-Unis ont agi suivant un plan préconçu. C’est une possibilité, mais c’est celle qui semble la moins probable. Il est plus probable que toute la guerre a été la conséquence d’un mauvais calcul. Clinton a été poussé par le Département d’État à croire que Belgrade se rendrait aussitôt que quelques bombes auraient été lâchées. Mais les choses ne se sont pas déroulées aussi simplement. Le Président Truman a fait la remarque que les généraux américains étaient incapables de marcher et de mâcher du chewing-gum simultanément. Quoi qu’il en soit, dans l’affaire du Kosovo, pour une fois, le Pentagone s’est montré plus intelligent que l’actuel Président des États-Unis. D’après des rapports fiables, il y a eu une lutte entre le Pentagone et le Département d’État au sujet de la ligne d’action à suivre. Le Pentagone s’inquiétait de cette aventure en Yougoslavie et en particulier d’une guerre terrestre. Pour rassurer les généraux, Clinton a explicitement exclu, dès le début, l’éventualité d’une intervention terrestre - une décision qui a été très critiquée par les experts militaires américains et d’ailleurs.

Il est évident que les États-Unis ne voulaient pas être entraînés dans une guerre dans les Balkans. Ce que voulaient les États-Unis, c’était la stabilité des Balkans — sous leur contrôle. Le problème, avec la Yougoslavie, c’est qu’elle ne se pliait pas aux volontés des États-Unis. Le prestige des États-Unis était aussi un facteur. Le succès des opérations militaires au Kosovo était essentiel pour prouver le sérieux que met l’OTAN à atteindre ses objectifs déclarés. Madeleine Albright — probablement la plus obtuse des secrétaires d’État que les États-Unis aient jamais eu — a fait tout ce qui était en son pouvoir pour provoquer les Yougoslaves. L’arrogance pouvait se lire dans les "accords" de Rambouillet, qui étaient écrits de telle manière qu’aucun gouvernement souverain de ce monde ne pourrait les accepter. Ces accords étaient comparables à l’infâme ultimatum posé par l’Autriche-Hongrie à la Serbie, en 1914. Comme il était prévisible, la Serbie les a refusé, et les bombardements ont commencé. Mais d’emblée, les choses ont mal tourné pour l’OTAN. Belgrade ne capitulait pas et l’armée yougoslave ne pouvait être détruite. C’est pourquoi l’OTAN a délibérément bombardé des cibles civiles : des usines, des maisons, des ponts, des hôpitaux, des écoles. Le but était alors de terroriser le peuple yougoslave, pour l’obliger à se soumettre à l’impérialisme américain, comme en Irak. Mais en Irak, après huit années de bombardements et de blocus économique, Washington est plus loin que jamais d’y avoir atteint ses objectifs stratégiques. Et il est très probable qu’il en sera de même, à long terme, dans les Balkans.

La puissance militaire de l’impérialisme américain est énorme. Ses moyens de destruction sont extraordinaires et terrifiants. Ceci dit, la propagande américaine exagère en permanence les capacités et la portée de sa technologie militaire. Par exemple, ils ont fait tout un opéra de leurs bombes soi-disant "intelligentes". Elles sont si précises, disaient-ils, que même d’une très haute altitude, elles peuvent atteindre la plus petite des cibles. L’objectif d’une telle propagande était de faire croire à l’opinion publique américaine qu’ils allaient gagner une guerre "propre", juste en larguant quelques bombes. Or, si toute cette propagande était fondée, il serait difficile d’expliquer pourquoi des cibles comme l’ambassade chinoise, des colonnes de réfugiés Kosovars, ou encore ces pays alliés que sont l’Albanie et la Bulgarie, ont été bombardés. En réalité, de tels faits démontrent que la théorie de l’infaillibilité des bombes "intelligentes" est une pure absurdité.

On dit souvent que la vérité est la première victime d’une guerre. En 1914, la France et la Grande-Bretagne ont lancé une campagne de propagande visant à diaboliser les Allemands, en les accusant de perpétrer en Belgique, qu’ils occupaient, les pires crimes. Certaines de ces histoires d’atrocités étaient fondées, d’autres ne l’étaient pas, ou étaient largement exagérées. Cette propagande était en elle-même une sorte d’instrument militaire, dans la mesure où elle préparait l’opinion publique au massacre de la première guerre mondiale. De la même manière, toutes sortes de crimes sordides furent attribués aux Serbes. Et sans aucun doute des atrocités ont été perpétrées par les Serbes sur les Albanais du Kosovo, mais pas à l’échelle qu’on nous a présentée. En fait, la plupart des crimes ont été perpétrés après que l’OTAN a commencé son bombardement. Et les auteurs en étaient non pas l’armée yougoslave, mais les dénommés Tchetniks, c’est-à-dire des bandes paramilitaires fascisantes. Le même phénomène a eu lieu dans chaque guerre dans les Balkans. Et il est faux de dire que ces choses-là ont été le monopole des serbes. La Croatie a expulsé 300 000 serbes de terres qu’ils avaient occupées pendant plusieurs siècles. La Croatie a aussi lancé une campagne de nettoyage ethnique contre les musulmans bosniaques de Mostar, en 1993. Mais tout cela fut entièrement accepté par l’Occident, en vertu du principe selon lequel "l’ennemi de mon ennemi est mon ami". Ils ont recouvert ces événements d’un silence complice, de même qu’ils se taisent à présent au sujet du nettoyage ethnique et des meurtres de civils serbes perpétrés par l’UCK.

Dans toutes les guerres, on utilise la propagande comme une arme auxiliaire aux chars, avions et missiles guidés. Mais l’avalanche de propagande qui a accompagné ce conflit du premier au dernier jour est probablement sans précédent. Durant les bombardements, les dirigeants de l’OTAN ont construit un barrage de propagande visant à convaincre leurs peuples respectifs qu’il s’agissait d’une guerre "juste". Il était impossible à la masse de la population d’entendre une autre version. Dès lors, même si aucun enthousiasme guerrier n’animait, par exemple, les peuples anglais et américain, la plupart des gens ont accepté la guerre, à contre-cœur, comme étant inévitable. Cependant, en Italie et en Grèce, une opposition massive à la guerre s’est développée. De même, en Allemagne, l’opposition à la guerre a causé de sérieux problèmes internes au SPD et aux Verts. Les Allemands, à la différence des Anglais, n’avaient pas connu de guerre depuis 1945, et ne souhaitaient pas renouveler l’expérience. Il est évident que toute la propagande en faveur de la guerre était un tissu de mensonges et que les stratèges de l’OTAN n’étaient pas motivés par des préoccupations humanitaires. Leur refus d’accueillir les réfugiés sur leur territoire le démontre à lui seul. En réalité, les massacres perpétrées à l’encontre des Albanais kosovars arrangeaient l’OTAN, puisqu’ils servaient à justifier les bombardements. Plus l’OTAN exagérait l’étendue des massacres, plus elle pouvait justifier les bombardements.

L’image que l’OTAN aime donner d’elle-même est celle de la grande et heureuse famille des pays démocratiques, unie pour la défense de la paix et de la civilisation. Cette image est cependant loin de représenter la réalité. Après la chute de l’Union Soviétique, l’OTAN a taché d’augmenter le nombre de ses membres, à travers un processus qui s’arrête à la frontière de la Russie. Comme la guerre au Kosovo l’a démontré, l’OTAN a discuté, sans parvenir à un accord, l’idée d’imposer un embargo pétrolier à la Serbie. Or, imposer un tel embargo aurait signifié s’engager dans un conflit avec la Russie, dans la mesure où cela impliquait de bloquer les pétroliers russes. La Russie aurait alors mobilisé une escorte navale, ce qui aurait inévitablement mené à un conflit armé. Pour rendre légal ce type d’opération, l’OTAN aurait eu à obtenir l’accord de l’ONU. Cependant, la Russie et la Chine, au Conseil de Sécurité, auraient rejeté toute résolution permettant à l’OTAN d’arrêter et de fouiller les bateaux en pleine mer. C’est pourquoi la France, la Grèce et l’Italie — tous trois membres de l’OTAN — se sont opposés en bloc à l’idée d’embargo. Finalement, l’idée a dû être abandonnée, prouvant une fois de plus que l’OTAN n’a pas de politique unifiée, et a bien failli, pendant la durée des bombardements, provoquer une scission dans ses rangs.

Pendant toute la durée des bombardements, le gouvernement des États-Unis a du se battre pour maintenir l’unité de l’OTAN La stratégie militaire des États-Unis se heurtait aux limites de l’opposition à l’intérieur même de l’organisation. En mars, le gouvernement italien était en difficulté. Le parlement italien a dû voter pour la réouverture des négociations et pour la suspension des bombardements. Aussi l’Italie et la Grèce étaient-ils considérés comme les points faibles de l’OTAN.

L’Allemagne, elle aussi, n’était pas très enthousiasmée par cette guerre. Après une semaine de bombardement, des sondages d’opinion établissaient qu’un allemand sur quatre seulement était en faveur d’une intervention terrestre. Au sein même du gouvernement, cette question suscitait des hésitations. Le parti des Verts étaient sous la pression de ses membres dont une fraction significative s’opposait à la guerre, et une opposition prenait forme au sein même du SPD. Si une intervention terrestre avait été engagée, l’éclatement de l’OTAN aurait été très probable. C’est pourquoi, finalement, l’OTAN et les États-Unis ont été obligé de manœuvrer avec la Russie pour aboutir à une solution au conflit qui ne comprenait pas d’intervention terrestre.

L’OTAN a-t-elle atteint ses objectifs dans les Balkans ?

A la fin de la guerre, l’OTAN a prétendu avoir gagné la guerre. Que pouvaient-elle dire d’autre ? Il fallait donner l’impression que les bombardements étaient parvenus à détruire la machine de guerre yougoslave. L’OTAN a prétendu qu’un tiers des chars serbes, soit des centaines de véhicules, avaient été détruits. Mais en réalité, on n’a pu en compter que 13 ! Comme le révèle le Guardian du 4/07/99, "il apparaît que les dommages infligés aux forces terrestres serbes sont minimes comparés à ce qu’en prétendait Jamie Shea lors des conférences de presse enthousiastes que donnait quotidiennement l’OTAN."

L’armée yougoslave était intacte. Elle s’était enterrée, en attendant le combat terrestre. Il est clair que cette armée s’était préparée au combat. Si un combat terrestre s’était engagé, il n’est même pas sûr que les Américains l’auraient gagné. Cela aurait été sans aucun doute une affaire très sanglante, infligeant de lourdes pertes des deux côtés. Le terrain de combat aurait été très difficile pour l’armée américaine, et sans comparaison possible avec celui de la guerre du Golfe. C’est pourquoi le Pentagone s’y est opposé. Dans de telles circonstances, la très fragile unité de l’OTAN aurait été soumise à d’énormes tensions. Il y aurait eu une très puissante opposition à la guerre dans tous les pays membres de l’OTAN, y compris la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Ce ne sont pas les bombardements qui ont obligé l’armée yougoslave à se retirer, mais plutôt le fait que les Russes, et en particulier Eltsine et Tchernomédine, étaient eux aussi terrifiés à l’idée d’une guerre en Yougoslavie. Ils en craignaient les effets sur la Russie même. A la fin des bombardements, les correspondants russes tombèrent de perplexité en apercevant les troupes serbes quitter le Kosovo en brandissant des drapeaux et en signant la victoire. "Ca ne ressemble pas à une armée vaincue. Ne savent-ils pas qu’ils ont été battus ?" ont-ils demandés. En effet, l’armée yougoslave n’a pas été battue au combat. Elle a été trahie, ce qui est une toute autre affaire. Et cela aura de profondes conséquences en Russie et en Yougoslavie.

D’après un article de Richard Norton-Taylor paru dans le Guardian du 30/06/99, "L’OTAN, bien entendu, n’avait pas d’autre choix que de crier victoire. Un bon moyen de clamer le succès alors que les choses ne sont pas allées comme prévu, c’est de changer les termes même de l’objectif qu’on avait fixé." En mars, le deuxième jour des bombardements, le ministre britannique de la défense établissait que l’objectif des bombardements était de "prévenir une catastrophe humanitaire imminente, en contrant les attaques violentes actuelles contre les Albanais du Kosovo perpétrées par les forces de sécurité yougoslaves, et de limiter leur capacité à se livrer, à l’avenir, à de telles répressions." Or, le nettoyage ethnique a essentiellement eu lieu après le début des bombardements, et l’armée yougoslave est restée quasiment intacte.

Le fait que l’armée yougoslave n’ait pas été battue a même été reconnu par certains membres de l’UCK Le Guardian du 30/06/99 raconte que d’après Lirak Qelaj, un soldat de l’UCK âgé de 26 ans, "les Serbes n’ont pas été battus. De même les bombardements n’ont-ils pas été aussi efficaces, au Kosovo, que ne le souhaitaient ce jeune soldat et ses camarades. L’UCK, confirme-t-il, avait de grandes peines à faire face aux attaques serbes et n’était pas capable de protéger les milliers de personnes déplacées depuis la fin du mois de mars. Il a aussi révélé que l’exode de centaines de milliers d’Albanais qui ont quitté le Kosovo était plus le résultat des directives de l’UCK que des déportations organisées par les Serbes."

Au début des bombardements, les diplomates de l’OTAN déclaraient que "l’alliance se donne pour objectif d’entamer sérieusement, sinon de détruire l’armée serbe."(Financial Times du 27/03/99) C’était une question de stratégie importante. La domination de la Serbie est une condition cruciale pour la domination de tous les Balkans. Mais fin avril, il était devenu clair que "l’échec de cette campagne avait causé un trouble croissant chez les politiciens des deux côtés de l’Atlantique."( Financial Times du 23/04/99)

Une fois les bombardements terminés, un aperçu plus réaliste de la guerre commençait à émerger. Le Wall Street Journal remarque qu’il "manquera quelque chose à la fin de cette guerre : le sentiment d’avoir gagné. Après avoir subi, 76 jours durant, l’assaut d’une si grande force militaire, équipée des armes les plus récentes et puissantes, Milosevic, le chef de ce petit État de seulement 11 millions d’habitants, a été capable de négocier un compromis."

Le général Sir Michael Rose, écrivait dans une lettre au Times publiée le 14/07/99 : "Je suis surpris de vous voir accréditer la propagande actuelle menée par les politiciens britanniques et de l’OTAN, qui nous répètent inlassablement que la campagne militaire menée par l’OTAN au Kosovo a atteint ses objectifs. Car ce n’est manifestement pas le cas. Après onze semaines d’une des plus intenses campagnes aériennes de toute l’histoire militaire, il est évident que l’OTAN a complètement échoué dans la poursuite de ses objectifs initiaux. De milliers de personnes sont mortes, et plus d’un million ont dû s’exiler. L’Alliance a été obligée de reformuler ses objectifs de guerre : il s’agissait alors de permettre aux Albanais du Kosovo de retourner chez eux en toute sécurité. Le succès dans cette tâche secondaire ne doit pas obscurcir la leçon fondamentale de cette campagne aérienne : il est impossible d’assurer la sécurité d’un peuple en larguant des bombes à 5000 mètres d’altitude. Au lieu de s’engager dans un cynique exercice de propagande, l’OTAN ferait mieux de réfléchir aux manières dont elle pourra, à l’avenir, engager efficacement des guerres humanitaires. L’Alliance devra, pour ce faire, se doter d’une meilleure direction et faire preuve d’une meilleure préparation au déploiement de troupes au sol. Car, malheureusement, ses deux éléments essentiels semblent aujourd’hui faire défaut."

La guerre a aggravé l’instabilité des Balkans

Bien que cette guerre ait aussi été menée sous le slogan du droit à l’autodétermination pour les Albanais du Kosovo, il est évident que la division de la Yougoslavie n’était pas l’objectif de l’OTAN Comme le souligne le Financial Times du 27/03/99, "la complète désintégration de la Yougoslavie ne peut pas être un des objectifs de guerre de l’OTAN. Celle-ci s’oppose à l’idée d’un Kosovo indépendant, comme risquant de déstabiliser toute la région." Initialement, au contraire, l’OTAN est intervenue dans le but de prévenir l’élargissement du conflit, et avec l’intention de stabiliser la situation des Balkans. Mais au lieu de cela, l’OTAN a aggravé la situation. Aujourd’hui, les Balkans dans leur ensemble sont plus instables que jamais.

L’accord de Rambouillet stipulait l’objectif d’occuper toute la Yougoslavie. C’est désormais hors de question. Les Américains n’en contrôlent pas moins, aujourd’hui, une bonne partie des Balkans : non seulement la Bosnie — qui est, comme le Kosovo, un protectorat américain — mais aussi la Macédoine et l’Albanie. A ce stade, les États-Unis doivent décider de ce qu’ils veulent faire de leur position dans cette région. Leur objectif initial était d’établir une stabilité des Balkans sous leur contrôle, et d’en faire ainsi leur protectorat. Mais voilà  : l’invasion du Kosovo n’a nullement apporté la stabilité. Non contents d’avoir réduit la Serbie en cendres, ils lui imposent un blocus économique brutal qui aura pour effet de désorganiser l’économie serbe, et d’infliger alors de terribles souffrances à la population. Or, il n’y a aucune possibilité d’une renaissance économique des Balkans sans la reconstruction de la Serbie. Le blocus aura de sérieuses conséquences sur tous les États voisins, qui connaîtront l’instabilité et la souffrance.

Par ailleurs, la guerre menace aussi le Monténégro, où les occidentaux intriguent à leurs propres fins. Bien que l’OTAN veuille éviter un effondrement complet de la Yougoslavie, elle n’en cherche pas moins des points d’appui pour affaiblir le gouvernement de Belgrade. La présence de troupes occidentales, en Bosnie et au Kosovo, encourage le gouvernement monténégrin dans la voie d’une rupture avec la fédération yougoslave. Le gouvernement monténégrin est clairement ouvert aux investissements occidentaux. Il est intéressant de noter que ce gouvernement prévoit de réaliser son propre programme de privatisations à grande échelle. Significativement, il veut aussi introduire sa propre monnaie, en parité avec le Mark allemand. Et pourtant, une telle sécession mènerait probablement à une nouvelle guerre et déstabiliserait toute la région.

La Macédoine subit, elle aussi, d’énormes pressions. Sept cent cinquante mille Albanais — soit 23% de la population — vivent dans l’Ouest de la Macédoine. Et comme le souligne le Financial Times du 27/03/99, " il est très difficile d’imaginer que les Albanais de Macédoine n’en soient pas affectés. En bref, si les aspirations albanaises sont encouragées au Kosovo, le processus de déplacement des frontières et des populations pourrait reprendre... ouvrant une nouvelle période de guerres balkaniques." Le taux de 40% de chômeurs ne fait qu’aggraver le problème. La présence de 12000 soldats de l’OTAN est la seule chose qui maintient une certaine stabilité.

Au Kosovo même, l’UCK ne cesse de battre le tambour en réclamant l’indépendance du Kosovo. Ils veulent s’installer eux-mêmes au pouvoir, mais leur succès est très improbable puisque les Américains ne veulent pas d’un Kosovo indépendant. Cela signifierait en effet la création d’une Grande Albanie, et cela aurait de graves conséquences sur le reste de la région. L’UCK parle même d’inclure dans la Grande Albanie non seulement une partie de la Macédoine, mais aussi une partie de la Grèce. Voilà qui est dangereux  ! Cela ne pourrait être qu’un point de départ pour de nouvelles catastrophes militaires pour tous les peuples des Balkans. Par-dessus tout, l’éventuelle division de la Macédoine constitue une menace de guerre impliquant militairement non seulement la région elle-même, mais aussi peut-être la Grèce, l’Albanie, la Bulgarie, et même la Roumanie et la Hongrie. Il faut même envisager la possibilité qu’un conflit général, dans les Balkans, jette face à face ces vieux ennemis que sont la Grèce et la Turquie. Les conséquences de tout cela sur les États-Unis, l’OTAN et l’Union Européenne sont incalculables. C’est pourquoi les Américains sont piégés au Kosovo, comme ils le sont en Bosnie. Ils ne peuvent se retirer sans provoquer un bouleversement des Balkans qui impliquerait ses alliés et mènerait à l’éclatement de l’OTAN elle-même.

Dernièrement, la Croatie s’est quelque peu calmée. Mais après la mort de Tudjman, le pays court le risque de vivre de nouveaux bouleversements. Franjo Tudjman était encore un de ces anciens staliniens convertis au nationalisme capitaliste. Cet ancien "communiste" utilisait les symboles et le langage du fasciste croate Ustacha, dont le régime était si sanglant que les nazis allemands eux-mêmes en dénonçaient la brutalité. Aussi longtemps que cela servait ses intérêts, l’impérialisme américain s’accommodait de cette politique de nettoyage ethnique des musulmans serbes et bosniaques. Mais après les événements du Kosovo, les Américains commençaient déjà à prendre leur distance à l’égard de Tudjman, non seulement parce que ses jours étaient comptés, mais aussi parce qu’il n’était pas toujours prêt, dans ses choix politiques, à suivre la ligne américaine. Par exemple, Tudjman voulait que les Croates de Bosnie aient leur propre identité politique, ce qui constitue un premier pas vers leur absorption dans une Grande Croatie — l’objectif à long terme de Tudjman. Or, cette politique était en rupture ouverte avec les accords de Dayton. D’autre part, Tudjman avait prévenu qu’il y avait des limites à sa coopération avec le tribunal des crimes de guerre des Nations Unies.

Les Américains préfèreraient que la Croatie soit gouvernée par de plus dociles laquais, et ils vont manœuvrer pour instaurer un régime de marionnettes à Zagreb. Mais petit à petit la population prend conscience du fait que le passage au capitalisme n’a rien emmené d’autre que des guerres et la misère. Les travailleurs croates commencent à se mobiliser. Toute l’histoire montre qu’il y a un lien entre la guerre et la révolution. Lorsque le brouillard du chauvinisme retombe, les peuples font le point sur leur situation réelle et commencent à tirer leurs propres conclusions. Leur colère se dirige alors contre les cliques dirigeantes qui les ont menés sur les sentiers de la mort, de la destruction et de l’appauvrissement. Tant que dure la guerre, les travailleurs avancent tête baissée. Mais cela ne peut durer éternellement. Tôt ou tard, ils entrent dans l’arène des luttes. Il y a eu, en Croatie, de grandes grèves de la part des travailleurs, dont la presse occidentale a très peu rendu compte. Cela préfigure le processus qui va prendre place prochainement dans tous les pays balkaniques. A un certain stade, le terrain sera favorable à une politique de classe internationaliste, fondée sur le programme d’une fédération socialiste des peuples des Balkans : la seule façon de sortir du cauchemar actuel.

Le réformisme et l’impérialisme

Il y a une connexion organique entre la politique intérieure et la politique étrangère. Cela a été merveilleusement rendu par la formule dialectique de Clausewitz : "La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens." Ceci est profondément vrai. Un marxiste ne peut pas prôner une politique pour la paix et une autre pour la guerre. Dans l’un de ses derniers articles, Les syndicats à l’époque de la décadence de l’impérialisme, Trotsky expliquait que les directions syndicales avaient une tendance organique à fusionner avec l’État capitaliste. Le jugement de Trotsky s’est révélé être juste. Les directions des syndicats et des partis de gauche se sont partout alignées sur les intérêts des État capitalistes, et ce à un degré sans précédant. Elles agissent en agents des grosses banques et des multinationales. Sur la scène internationale, elles sont les soutiens les plus enthousiastes de l’impérialisme, et en particulier de l’impérialisme américain. Ainsi, lors de la guerre au Kosovo, Tony Blair était le plus obéissant de tous ceux qui ont emboîté le pas à Clinton. Le Ministre de la Défense britannique de l’époque, Georges Robertson, est aujourd’hui le secrétaire général de l’OTAN. Il n’y a là rien d’accidentel.

L’écrasante domination économique et militaire des États-Unis trouve, elle aussi, son expression dans les échelons supérieurs des organisations de gauche. Les dirigeants réformistes des partis socialistes et communistes sont éblouis par le pouvoir. Naturellement ! Les bureaucrates sont toujours impressionnés par le pouvoir, que ce soit dans leur pays ou ailleurs. Ceci explique l’attitude de Blair et de Schröder à l’égard de l’impérialisme américain. C’est une loi qui gouverne le comportement des réformistes de droite aussi rigoureusement que les lois de Newton et d’Einstein gouvernent les mouvements des corps physiques. Dans leur propre pays, ils sont parfois encore plus serviles à l’égard des banques et des multinationales que les politiciens des partis de droite. La raison en est simple à trouver.

La bureaucratie des partis de gauche, du fait de sa position intermédiaire entre le salariat et les grands capitalistes, jette toujours sur la classe dominante des regards où se mêlent la crainte et l’envie. Ils se sentent inférieurs et ce sentiment les plonge dans un puissant état psychologique fondé sur le besoin de prouver que l’on peut compter sur eux pour contenir le mouvement social, qu’ils sont les défenseurs les plus fiables de l’ordre établi, et ainsi de suite. Voilà pourquoi les dirigeants de gauche sont souvent plus serviles à l’égard des capitalistes que les politiciens de droite. Ils sont moins capables de mener une politique indépendante. Parfois, une administration conservatrice composée d’hommes d’affaires et de banquiers en vient à élaborer une politique relativement indépendante à l’égard des intérêts immédiats des banques et des multinationales, sacrifiant les intérêts à court terme de telle ou telle section de la classe capitaliste pour mieux défendre les intérêts à long terme de cette classe dans son ensemble. Les réformistes sont organiquement incapables d’un tel comportement. De même que le contremaître d’une usine tyrannise les ouvriers, alors qu’il est lui-même issu de leur rang, et lèche les bottes du patron, les réformistes de droite ne perdent pas une occasion de frapper les sections les plus faibles et défavorisées de la société, en appliquant à la lettre les volontés des riches. Et sur la scène internationale, les dirigeants de gauche se disputent le palmarès de loyauté à l’égard de l’OTAN, c’est à dire du Big Brother outre-atlantique. En vérité, de temps en temps, il arrive que les contradictions qui éclatent entre les intérêts de leurs propres banquiers et industriels et ceux des États-Unis les plonge dans une sorte de schizophrénie politique. Mais la tendance fondamentale du réformisme n’en reste pas moins la défense des lois du capitalisme, à l’échelle nationale et internationale.

Cependant ce processus a une autre face : à un certain degré de son développement, il provoquera des convulsions et des crises au sein des principales organisations du salariat, ouvrant ainsi la voie à la formation de courants de gauche importants qui seront ouverts aux idées marxistes. Une nouvelle variété de réformisme, un réformisme "de gauche" sera porté alors au premier plan. Mais les représentants de ces courants sont hélas bien confus et n’offrent pas d’alternative sérieuse. Alors que les dirigeants plus droitiers soutiennent ouvertement les intérêts de la classe capitaliste, les réformistes de gauche essayent d’occuper une position plus intermédiaire. Leur confusion se révèle clairement dès qu’il est question de la guerre. De même qu’ils acceptent leur capitalisme national, tout en exigeant de lui qu’il soit plus tendre avec les travailleurs, de même ils acceptent la politique mondiale de l’impérialisme et les dictats des multinationales tout en réclamant la paix. Ils ressemblent ainsi à un végétarien bien intentionné qui tente de convaincre un tigre sanguinaire de renoncer à la viande et de se contenter des salades vertes. Leur utopisme boiteux s’exprime dans leurs appels constants aux Nations Unies, dont ils imaginent bêtement qu’elles sont capables de maintenir la paix entre les grandes puissances, à la manière d’un gentleman anglais qui aide les vieilles personnes à traverser la rue.

Les "Nations Unies" et la guerre

En plus d’écrire sur la lutte des classes, Karl Marx s’est longuement consacré à l’étude des relations internationales et de la diplomatie. Trotsky lui aussi recommandait sérieusement aux travailleurs conscients d’étudier la diplomatie et d’en comprendre le fonctionnement afin de saisir les réalités qui se cachent derrière les mensonges diplomatiques. C’est notre travail à nous aussi, en tant que marxistes et internationalistes, d’exposer la fausseté de la propagande impérialiste, et de révéler les intérêts et les manipulations cyniques que recouvre la phraséologie diplomatique. Nous avons fait notre devoir pendant la guerre au Kosovo, en dévoilant les mensonges et l’hypocrisie de l’impérialisme américain, et de ses acolytes à Londres, Paris et Bonn. De même, une part importante de notre travail consiste à expliquer le mensonge que constitue l’idée des Nations Unies comme force de paix.

Il est nécessaire d’appréhender consciemment la politique, que ce soit la politique nationale ou internationale, d’un point de vue de classe. Il y a bien des analogies existant entre la guerre entre classes et la guerre entre nations. Les mêmes principes de base s’y appliquent. Par exemple, un accord — que ce soit entre un patron et ses employés ou entre nations — n’est jamais que l’expression du rapport de force momentané entre les parties. Il n’est rien de plus. Il faut être bien naïf pour croire qu’une signature sur un bout de papier suffit à résoudre un problème sérieux. Le jour où les rapports de force changent, l’accord n’a plus de valeur. Dans une usine, l’accord est alors dénoncé, soit par les travailleurs, soit, et le plus souvent, par le patron. La question se règle dans un conflit qui détermine lequel des deux camps est assez fort pour imposer un accord qui lui est plus favorable. Le même schéma s’applique aux accords et aux traités entre nations.

Hegel — ce merveilleux philosophe — est très impopulaire, parce qu’incompris, chez les bourgeois et les petits bourgeois. Entre autres critiques stupides qu’ils lui font, ils essayent d’expliquer qu’il fut un apologue de la guerre, un précurseur du militarisme et même de Hitler. Or, ce que disait Hegel, c’est que dans l’histoire tous les problèmes sérieux se règlent par la guerre. On voit mal quel argument opposer à cette idée élémentaire. Toute l’histoire montre que lorsque la classe dirigeante fait face à des problèmes dont dépendent ses intérêts fondamentaux, elle ne recourt pas à des traités, des négociations ou à d’autres choses de cet ordre. Elle recourt à la guerre. On peut le regretter, mais cela n’en est pas moins un fait.

L’idée que les conflits entre nations peuvent se résoudre au moyen d’un arbitrage pacifique est une illusion profonde, comme l’a montrée l’expérience de la Société des Nations avant la deuxième guerre mondiale. De la même manière, toute l’histoire depuis 1945 — et tout particulièrement ces 10 dernières années — montre que personne ne prête une quelconque attention aux Nations Unies, à l’exception des réformistes qui, à chaque crise internationale, bêlent en cœur : "Les Nations Unies, s’il vous plaît !" Ils essayent de présenter les Nations Unies comme la solution à tous les problèmes et à toutes les guerres. Autrement dit, ils ne comprennent pas l’ABC des relations mondiales et n’ont strictement rien appris de toute l’histoire des 50 dernières années.

Le philosophe grec Anacharsis écrivait : "La loi est comme une toile d’araignée : les petits s’y font prendre et les grands la déchirent." Quelle profonde connaissance de la nature de la loi avait l’auteur de la constitution athénienne  ! Les Nations Unies ne peuvent rien résoudre. Pour être plus précis, les Nations Unies sont un forum représentant les différentes puissances impérialistes qui peut résoudre les questions secondaires dans lesquelles aucun de leurs intérêts fondamentaux n’est en jeu. Les impérialistes américains reconnaissent, pour la forme, les Nations Unies, mais chaque fois qu’ils ont un problème pour lequel les Nations Unies leur serait une gène, ils se contentent de l’ignorer. C’est ce qu’on a vu lors de la crise au Kosovo. Les dirigeants réformistes, y compris leur variété "de gauche", réclamaient à grands cris que soit établie la "légitimité" du bombardement de la Yougoslavie : "Le Conseil de Sécurité doit voter, les Nations Unies doivent décider !" Mais la guerre au Kosovo est une preuve de plus que lorsque les intérêts fondamentaux des États-Unis sont en cause, les principes de juridiction internationale les laissent parfaitement indifférents. Il n’y a rien de nouveau dans tout cela. Lorsque Trotsky, en 1918, est allé conduire à Brest-Litovsk des négociations avec les impérialistes allemands et autrichiens, il essayait de faire tourner les négociations en rond pour gagner du temps. En même temps, il utilisait les tables de négociation d’une façon internationaliste et révolutionnaire, en faisant des discours révolutionnaires qui étaient destinés, par-dessus les têtes des généraux et diplomates, aux travailleurs autrichiens et allemands. La tactique de Trotsky était très efficace. Ses discours étaient publiés dans les journaux allemands et autrichiens et avaient contribué à la mobilisation des travailleurs dans ces pays. Ceci dit, cette diplomatie révolutionnaire avait ses limites. A un moment donné, au milieu de l’un des discours de Trotsky, Hoffmann, l’un des généraux, a posé ses bottes sur la table. Et Trotsky ne doutait pas un instant que la seule chose qui fût concrète, dans cette salle, était cette paire de bottes sur la table. En dernière instance, toute diplomatie s’appuie sur la menace de la force.

Dans le conflit au Kosovo, les intérêts vitaux de l’impérialisme américain étaient en jeu. C’est pourquoi il était hors de question pour lui de s’en référer au Conseil de Sécurité de l’ONU, où il aurait été sujet au veto des russes et des chinois. Aussi les Américains ont-ils tout simplement ignoré le Conseil de Sécurité. Suivant l’exemple du général Hoffmann, ils ont mis leurs bottes sur la table. Ils ont fait la guerre à la Yougoslavie à travers l’OTAN, qui est supposé être une alliance occidentale, mais qui n’est en fait rien d’autre qu’un bloc militaire sous domination américaine. Et bien que les États-Unis soient en faveur du maintien de l’ONU, qui peut parfois leur servir de couverture pour certaines opérations (comme en Corée), ils n’hésitent pas, si nécessaire, à la mettre de côté. De toute manière, l’ONU dépend largement de financements américains : un fait que les Américains rappellent fréquemment à l’ONU en "oubliant" de payer ses cotisations. Bref, il est aussi insensé de prétendre soumettre la politique internationale des États-Unis aux décisions de l’ONU que de songer à mettre le budget militaire des mêmes États-Unis sous le contrôle de Greenpeace.

Les conséquences pour la Russie

Le conflit au Kosovo a eu de grands effets sur la Russie, et les répercussions s’y font toujours sentir, tout particulièrement dans l’armée russe. Les généraux russes ont été désagréablement secoués par cette guerre engagée contre leurs alliés traditionnels. Les militaires russes ont contemplé avec horreur la destruction de l’appareil de défense aérienne yougoslave par des armes de haute technologie. Dix années de privatisations et d’"économie de marché" n’ont pas seulement ruiné la Russie. Elles ont aussi mené à une sérieuse détérioration de la capacité de combat de l’armée. Les militaires n’ont pas reçu d’investissement conséquent depuis 10 ans. Et il est clair qu’ils doivent en bouillir de rage.

L’état d’agitation de l’armée russe s’est révélé lors de l’incident qui vit entrer les troupes russes à Pristina. Une fois terminé, il ne s’est plus agit que d’un épisode. Mais ce fut un très dangereux épisode, qui n’avait évidemment pas été prévu par le gouvernement russe. Le ministre des affaires étrangères, Ivanov, n’a rien vu venir. Le plus probable est que les généraux russes ont décidé que "trop c’est trop", que l’OTAN était allée trop loin, et que le moment était venu de s’y opposer. Ivanov disait vrai lorsqu’il prétendait ne rien savoir de cette affaire. Il est même probable que Eltsine n’en savait rien non plus, ce qui se laisse aisément concevoir dans la mesure où le président de la Russie ignore à peu près tout sur tout. Eltsine n’est plus que le porte-parole de la clique du Kremlin. lls l’appellent "le stylo" depuis que sa sœur lui apporte des décrets qu’il se contente de signer. Atteint d’alcoolisme jusqu’à la sénilité, Eltsine est, d’une manière générale, incapable de réagir à quoi que ce soit — et encore moins, donc, de monter un plan intelligent pour contrer l’OTAN. Par contre, de temps à autre, il pique une crise de colère violente (généralement accompagnée d’une rage jalouse à l’encontre de son actuel premier ministre) et apparaît alors à la télévision pour annoncer la dissolution du gouvernement.

L’un des hommes les plus franchement critiques à l’égard du gouvernement est le général Ivachin. Il est clair que ce général, ainsi que d’autres, a décidé qu’on avait trop donné libre cours à l’OTAN. Mais qui que soit le commandant qui a donné l’ordre aux forces russes qui étaient en Bosnie d’entrer à Pristina, il ne s’agissait certainement pas d’une plaisanterie. Elles ont été arrêtées à temps par des négociations, mais il n’empêche que les risques de conflit étaient assez sérieux, comme l’a montré la panique des occidentaux à la nouvelle de l’occupation de l’aéroport de Pristina par des Russes.

Pourquoi Eltsine a-t-il abandonné la Yougoslavie à son sort ? Il l’a fait, comme Judas, pour 30 pièces d’argent. A la différence près que la quantité d’argent, dans notre cas, était bien plus considérable : 4,4 milliards de dollars, pour être exact. Des années de soi-disant réformes libérales ont ruiné la Russie, au point que celle-ci avait besoin de l’argent occidental pour éviter un effondrement complet. Un an plus tôt, les occidentaux ne lui auraient pas donné d’argent, mais ils ont peur, aujourd’hui, d’un effondrement de la Russie. Ils ont peur que tout le programme de réforme ne s’inverse ; que les militaires, avec les communistes et les nationalistes, ne renationalisent l’économie. La situation en Russie est extrêmement instable. Bien qu’elle soit parvenue, après la crise d’août 1998, à se stabiliser partiellement, il est évident que la situation ne peut se maintenir ainsi très longtemps. La crise économique d’août 1998 a soufflé comme un vent mortel sur les réformistes libéraux, et la crise de Kosovo est un clou de plus planté dans leur cercueil. Moscou est aux prises avec un état de crise permanent. Les centres les plus sensibles du pouvoir sont désormais affectés, y compris l’armée, qui s’oppose toujours plus à la clique pro-occidentale qui a ruiné et humilié la Russie.

A un moment donné un nouvel effondrement économique se produira. Dores et déjà s’élève une réaction de masse contre le "marché", contre les "réformes", contre le capitalisme, l’Occident et les Américains. La crise au Kosovo a joué le rôle de catalyseur : et c’est pourquoi cette crise n’était pas n’importe quelle crise, mais constitue bien au contraire un tournant décisif pour la Russie et pour la situation mondiale dans son ensemble. Si l’on considère la gravité de la ruine qui atteint la Russie, il est même étonnant de les voir tenir aussi longtemps. La seule chose qui a permis une stabilisation précaire de la situation, c’est la politique de Zhuganov et des dirigeants du parti communiste. La guerre en Tchetchénie a clairement été déclenchée par le Kremlin pour faire diversion. Cela peut marcher un moment, mais cela peut aussi bien se retourner contre le Kremlin. A un moment donné, il y aura une nouvelle crise — et ce même en l’absence d’une crise en Occident. Cette crise aura de profonds effets. Inévitablement, à un certain stade, la classe ouvrière russe renouera avec ses traditions de lutte et avec les idées révolutionnaires de 1905 et de 1917.

Quoi qu’il arrive, un nouveau conflit entre la Russie et les États-Unis est inévitable. On s’y prépare de part et d’autre. Les Russes se réarmeront, ce qui a de sérieuses implications pour l’économie de marché en Russie, dans la mesure où, sur la base de l’organisation actuelle de l’économie russe, un programme sérieux de réarmement et de redressement national est impossible. Les commentateurs occidentaux sérieux ne se font aucune illusion, et c’est pourquoi ils craignent que tout le programme de réforme fasse marche arrière. En effet, le seul moyen de commencer à résoudre la crise en Russie serait de rétablir une planification de l’économie.

Le Caucase

La nouvelle guerre en Tchetchénie est une preuve supplémentaire du déplacement du pouvoir, en Russie, vers l’armée. Les généraux sont à présent bien en selle. Non seulement ils décident du déroulement de la guerre en Tchetchénie, mais encore ils le font sans égard pour ce qu’en pense la clique du Kremlin. Boris Eltsine est à présent hors course. Mais les dirigeants de l’armée ne tiendront pas plus compte du soi-disant gouvernement russe, qu’ils considèrent comme la source de tous leurs problèmes. Dès qu’ils auront commencé à prendre goût au pouvoir politique, les militaires feront un pas de plus.

L’offensive en Tchetchénie a suivi une série d’attentats à la bombe, à Moscou et dans d’autres villes russes. Cela a provoqué une panique dans la population. Les attentats ont immédiatement été mis sur le dos des terroristes tchétchènes. Cependant, à ce jour, aucune preuve précise n’a pu confirmer ces accusations. Aucun groupe tchétchène n’a revendiqué les attentats. En outre, dans le passé, les terroristes islamistes visaient des ambassades américaines, ou d’autres cibles du même type. Mais les attentats dont nous parlons ont touché des immeubles résidentiels, et principalement dans des cartiers pauvres. Loin de profiter à la Tchetchénie, ces attentats ont profité au gouvernement russe et aux généraux de l’armée. L’ambiance d’hystérie anti-tchétchène entretenue par les médias a permis de préparer psychologiquement les masses à cette nouvelle offensive. Il est très probable que ces attentats étaient une provocation organisée par une section de la clique dirigeante russe. Aux yeux de ces bandits, la mort de simples travailleurs est une pacotille. En conséquence, la guerre a été généralement populaire, en Russie, et les sondages d’opinion sont si favorables à Poutine qu’on parle de lui comme d’un possible candidat à la présidence.

Les occidentaux feignent de s’horrifier de la destruction de villes et de villages tchétchènes par l’armée russe — oubliant commodément qu’ils ont fait exactement la même chose en Yougoslavie. Mais alors qu’ils ont immédiatement utilisé les menaces et ultimatums contre Belgrade, ils sont cette fois-ci beaucoup plus réticents. La raison en est évidente : ils n’osent pas affronter l’armée russe. C’est aussi là l’une des principales motivations de l’armée russe : montrer qu’ils sont encore "maîtres en leur demeure" et qu’ils ne sont pas prêts à être humiliés devant le monde entier. La guerre en Tchetchénie est une sorte de démonstration de force de l’armée russe qui montre au monde entier — et pas seulement aux peuples du Caucase — qu’ils ne sont pas à prendre à la légère.

La guerre a été engagée avec cette indifférence à l’égard des vies humaines qui a toujours caractérisé les généraux russes. Ils n’ont jamais traité très gentiment les peuples du Caucase, comme le rappelle l’histoire sanglante de la conquête tsariste de cette région. Ceci-dit, la propagande anti-russe empeste l’hypocrisie. Ses auteurs ne s’inquiètent pas plus du sort des Tchétchènes que de celui des Kurdes, des Albanais ou des Kosovars. Dans la mesure ou le conflit actuel fait partie de la lutte plus générale pour le contrôle du Caucase, les occidentaux sont intéressés par la question, et sont d’ailleurs largement responsables des différentes guerres qui ravagent cette région.

Il va sans dire que nous condamnons l’écrasement des petites nations du Caucase. Nous défendons le droit à l’autodétermination des Tchétchènes et des autres peuples de cette région. Mais cela ne règle pas tout le problème. Les sécessionnistes tchétchènes se sont gravement trompés lorsqu’ils ont joué la carte de l’islamisme en intervenant dans les pays voisins que sont le Daghestan et l’Ingouchie. C’en était trop pour Moscou. Du coup, les Tchétchènes sont à présent en train de perdre l’indépendance de fait qu’ils avaient conquis. La Russie ne peut accepter la perte complète du Caucase, qui signifierait l’entrée de l’impérialisme américain dans son flanc sud, stratégiquement primordial. Il faut enfin prendre en considération les énormes réserves en minéraux et en pétrole. Bref, il est clair que l’armée russe est prête à aller jusqu’au bout pour "pacifier" la Tchetchénie, même si cela doit signifier la mise à feu et à sang de tout le pays.

Il y a déjà en Asie centrale une lutte féroce pour la possession des importantes réserves de pétrole, de gaz naturel, ainsi que d’autres matières premières de cette région. La Russie y est en permanence en conflit avec la Turquie et les États-Unis. C’est pourquoi la guerre n’a jamais cessé de faire rage, au Caucase et en Asie centrale, ces dix dernières années. A la série de guerres qui s’y est déroulée, il faut ajouter celles qui s’y préparent. Il y a la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, dans laquelle l’Arménie est soutenue par la Russie, l’Iran et la Grèce, alors que la Turquie, discrètement soutenue par les États-Unis, soutient l’Azerbaïdjan. Il a déjà été établi que la Turquie est un allié des États-Unis et d’Israël. Les Américains ont très peur d’intervenir directement dans ce conflit, qui cependant les intéresse beaucoup. Les États-Unis s’intéressent tout particulièrement au pétrole de l’Azerbaïdjan et du Turkménistan. Une lutte pour un oléoduc est au centre de ce conflit. Les Américains appuient la Turquie, qui a des ambitions sur une vaste zone, dans la mesure où beaucoup de peuples, en Asie centrale et dans le Caucase, parlent une langue proche du Turc. L’Azéri, la langue officielle de l’Azerbaïdjan, est en réalité un dialecte turc ; de même l’Ouzbek en est très proche ; de même encore la langue parlée en Turkménistan. La Turquie est une puissance impérialiste de taille moyenne qui essaye de s’étendre dans cette région. Elle entre de ce fait en conflit avec la Russie.

La guerre en Tchetchénie est un élément d’une situation plus générale. La Russie commence à réinvestir le Caucase, le Daghestan et la Tchetchénie. Mais la Russie ne peut imposer sa volonté dans le nord du Caucase sans avoir maîtrisé le sud, où elle est entrée en collision avec la Georgie et l’Azerbaïdjan. Dans le Caucase, la Georgie joue un rôle incontournable. Moscou a accusé les deux pays d’aider les rebelles tchétchènes. Ce qui est certainement vrai. En dehors de fournir un passage pour le déplacement de biens et de personnes, la Georgie est le seul pays qui accepte la présence, quoique discrètement, d’une mission étrangère tchétchène.

La Georgie et l’Azerbaïdjan ont fait clairement savoir qu’ils voulaient faire partie de l’OTAN. Les États-Unis essayent d’éloigner ces pays de la Russie, ce qui menace directement les intérêts de celle-ci, qui ne tolèrera pas un tel processus. Le conflit qui en résulte est la cause sous-jacente du chaos qui règne actuellement dans le Caucase. La Georgie et l’Azerbaïdjan, ainsi que l’Ukraine, l’Ouzbékistan et la Moldavie, sont déjà membres du regroupement indiscutablement pro-occidental GUUAM, lequel est passé d’une fonction initiale de coopération économique à une fonction sécuritaire. Ils ont même formé une force commune, afin de protéger le nouvel oléoduc de Baku-Supsor. L’objectif déclaré, concernant cet oléoduc, et l’oléoduc de Baku-Ceyhan, qu’on prévoit de faire passer par la Georgie et la Turquie, est de créer un passage pour le pétrole des pays de l’Asie centrale qui échappe au contrôle de la Russie. Cela constitue une menace à la fois économique et stratégique, pour la Russie, qui a répondu à cette provocation en réaffirmant son influence dans cette région.

Le dirigeant de la Georgie, Chevardnadze, ancien ministre des affaires étrangères de la Russie, et proche de Gorbatchev, est un admirateur enthousiaste de l’Occident qui ne cache pas son désir de faire partie de l’OTAN. Dans une interview accordée au Financial Times le 25 octobre 1999, Chevardnadze a rendu compte de son intention de "frapper fort à la porte de l’OTAN", d’ici 5 ans. Dans la mesure où cela constitue une menace directe pour la Russie, une telle déclaration dénote un manque d’intelligence de la part de son auteur. Naturellement, la Russie va réagir violemment, et celle-ci n’est pas sans avoir quelques cartes à jouer dans la région. Moscou exerce une pression croissante sur Tbilissi. En plus de soutenir l’opposition pro-russe en Georgie, la Russie soutient le mouvement séparatiste de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie qui menace de démembrer la Georgie. Jusqu’à récemment, Moscou avait des troupes en Georgie. Leur retrait n’est qu’un expédiant stratégique temporaire. Moscou prépare à la Georgie un plat très épicé. Chevardnadze a échappé plusieurs fois à des tentatives d’assassinat. Sa chance pourrait ne pas durer.

A sa manière caustique habituelle, l’agence Stratfor commentait ainsi la situation : "Les gardes-frontières russes, en quittant la capitale de la Georgie, Tbilissi, ont laissé derrière eux un petit cadeau : une mine anti-personnelle.. Ce geste est une petite illustration des démarches de plus grande envergure que mène la Russie pour réaffirmer son influence en Georgie et dans le reste du Caucase. La Russie doit établir son contrôle sur le sud du Caucase, afin de s’assurer de la pérennité de son contrôle sur le nord, et sur les ressources de l’Asie centrale. Le gouvernement géorgien actuel est un obstacle aux objectifs de la Russie — un obstacle que celle-ci s’efforcera d’éliminer." (Stratfor.com Global Intelligence Update, le 29 octobre, 1999).

Le dirigeant de l’Abkhazie, Vladimir Ardzinba, a fait état de sa volonté de s’allier avec la Russie contre la Georgie et de ses aspirations relatives à l’OTAN. Fin septembre, la Russie a abrogé un accord bilatéral et ouvert sa frontière avec la région sécessionniste de l’Abkhazie, lui fournissant d’emblée un renforcement économique et militaire importante. Après avoir, en octobre, temporairement refermé la frontière, la Russie l’a réouverte le 26 octobre. De plus, en se retirant, les soldats russes ont laissé leur matériel, qui aurait dû revenir aux militaires géorgiens, tomber entre les mains des rebelles abkhazes. De son côté, l’Ossétie du Sud s’est aussi rangé du côté russe. Son président, Ludvig Tchibirov, a déclaré au journal télévisé du 25 octobre 1999 que son gouvernement soutenait entièrement la campagne russe contre les "terroristes" tchétchènes. Une autre région sécessionniste, l’Adjarie, a refusé de payer des taxes au gouvernement géorgien et de laisser rentrer dans la région les représentants officiels du parti au pouvoir.

La Russie a déjà prévenu la Georgie qu’elle doit cesser de soutenir le gouvernement séparatiste tchétchène et ses forces armées. Moscou a accusé la Georgie d’avoir précédemment offert protection et droit de passage aux Tchétchènes. Elle prétend aussi que les guérilleros tchétchènes ont rejoint les réfugiés fuyant en Georgie et qu’ils sont en train de se regrouper sur le territoire georgien. Dans une interview du 26 octobre 1999 avec Moskovsky Komsomolets, le lieutenant général Gennady Troshev, dirigeant de l’armée russe en Tchetchènie, a averti que si la Georgie ne fermait pas ses 80 kilomètres de frontière avec la Tchetchénie, la Russie les fermerait elle-même, et brutalement. Un avion de guerre russe en route vers des objectifs en Daghestan a dores et déjà "accidentellement" bombardé un village géorgien.

Pendant ce temps, la Russie use de tous les moyens dont elle dispose pour resserrer son emprise sur le Caucase. Dans le sud du Caucase, l’Arménie est le principal allié de la Russie. Le 27 octobre, un groupe d’hommes armés est entré dans le parlement, à Erevan, et a tué le Premier ministre ainsi que plusieurs autres membres du parlement. Déstabilisée, l’Arménie a immédiatement demandé l’aide de la Russie. C’était prévisible, comme était prévisible la réponse de celle-ci. Le lendemain des assassinats, le commando d’élite Alpha, du Service de Sécurité Fédéral de la Russie, était envoyé à Erevan. L’armée arménienne, pro-russe, a lancé un avertissement public au gouvernement qu’elle ne resterait pas à rien faire, alors que la sécurité du pays était menacée.

Il est difficile de dire qui est à l’origine de ces assassinats. Par contre, il est facile de voir qui en a profité. Le résultat net en est que l’Arménie est plus solidement liée à Moscou que jamais, ce qui a augmenté la pression sur la Georgie. En réponse aux événements en Tchetchénie et en Arménie, le Département d’État Georgien des Gardes-frontières a annoncé, le 28 octobre, qu’il avait doublé le nombre de ses troupes et mobilisé tous les officiers le long de la frontière arménienne. Cependant, la fermeture de la frontière arménienne ne réussira pas à refouler l’influence de la Russie sur la Georgie. Et après la Georgie vient l’Azerbaïdjan, pays riche en pétrole. En somme, la Russie a lancé une campagne générale pour réaffirmer son contrôle sur le sud du Caucase. Quant à l’OTAN, elle ne peut absolument rien faire pour l’en empêcher.

Tout cela a des implications qui dépassent le cadre de la Tchetchénie et du Caucase. Au moment de l’effondrement de l’URSS, nous prédisions que la Russie se lancerait inévitablement à la conquête des territoires et sphères d’influences perdus. Les événements ultérieurs confirment cette prédiction. Nous avons prédit également que la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine s’allieraient. Ce processus est déjà engagé. Il y a en Ukraine un mouvement important en faveur d’une alliance avec la Russie. En Biélorussie, on ne peut pas dire que le capitalisme se soit établi, et peu de choses ont changé depuis dix ans. Il y a là aussi un mouvement en faveur d’une nouvelle alliance avec la Russie. En Ukraine, la situation est catastrophique. Les velléités de capitalisme y ont été encore plus désastreuses qu’en Russie. Voici ce qu’en disait récemment The Economist : "Avec une corruption rampante, un niveau d’investissement quasiment nul, des services publics épouvantables, l’Ukraine est plus désorganisée que n’importe quel autre pays que l’Union Européenne avait jusqu’alors reconnu comme l’un de ses candidats." Une large fraction de la population souhaite un rapprochement avec la Russie. C’est surtout vrai de la partie Est de l’Ukraine, et moins vrai de la partie Ouest, qui faisait partie de la Pologne autrefois. La plupart des Russes ne considèrent pas l’Ukraine comme un pays indépendant. L’Ukraine a été décrit par l’un des conseillers d’Eltsine comme une "entité provisoire". Cela exprime assez adéquatement la véritable attitude de Moscou à l’égard de l’Ukraine.

Une union du "noyau dur" de l’URSS — la Fédération Russe, l’Ukraine et la Biélorussie constituerait un grand marché et agirait comme un puissant aimant sur les autres républiques. Dans l’hypothèse d’un effondrement mondial de l’économie, le processus de reconstitution de quelque chose de semblable à l’URSS recevrait une puissante impulsion. Les républiques d’Asie centrale se joindraient presque certainement de leur plein gré à ce mouvement. Leur appartenance à l’Union Soviétique leur était plus favorable que leur isolement actuel, en dépit du fait qu’elles y subissaient une terrible oppression. Dans cette hypothèse, le destin des États des Balkans dépendrait exclusivement de la volonté de Moscou. Ils pourraient être occupés en quelques jours. Le traitement qu’y reçoivent les minorités russes fournirait l’excuse d’une intervention. Qui pourrait l’empêcher ? L’OTAN et l’UE grogneraient, mais n’oseraient pas lever le petit doigt. Dans ces conditions, il n’est pas du tout sûr que l’armée russe s’arrêterait de l’autre côté de la frontière polonaise. Dans tous les cas, dans l’hypothèse d’une profonde crise de l’économie mondiale, les troubles se répandraient dans toute l’Europe de l’Est et les Balkans. Des pays comme la Roumanie, la Bulgarie et la Serbie, où le mouvement vers le capitalisme a débouché sur un désastre, voteraient probablement pour un retour au bercail. L’attitude des polonais, des hongrois et des tchèques reste à voir. Mais partout, les partis pro-occidentaux, pro-capitalistes, seraient confrontés à de graves problèmes.

Pour la majeure partie de la population, en Europe de l’Est et en Russie, le mouvement vers le capitalisme a été une catastrophe. The Economist — un partisan enthousiaste de l’économie de marché — admet que "la liste des perdants est longue. Partout la même plainte résonne : " les gens qui nous gouvernaient, la "nomenklatura" communiste, sont toujours au pouvoir. Ce sont les apparatchiks les plus rusés et les directeurs d’usine les plus endurcis qui ont le plus profité du passage au capitalisme, en tirant avantage des opérations de privatisation. La corruption sévit dans tout le monde ex-communiste. Le crime organisé envahit la région, ne rencontrant qu’une faible opposition de la part des politiciens, des juges et de la police.
La condition des professionnels qualifiés, de même que celle des gens sans instruction qui travaillaient dans des villes en situation de faillite industrielle, est déplorable. Partout, les plus de 60 ans sont misérables ; leur épargne et leur pension de retraite sont pathétiques. Pour les intellectuels ratés qui servaient l’ordre ancien, la vie est dure : avant, les poètes et les peintres (!) touchaient un traitement mensuel et bénéficiaient d’un logement quasiment gratuit. Le chômage est passé d’un niveau presque nul à plus de 10%. C’est une ironie de l’ère post-communiste que les mêmes travailleurs — par exemple, les mineurs et ceux de la construction navale — qui ont tellement contribué au renversement du communisme, ont souvent été aussi les premiers à perdre leur emploi dans le nouvel ordre social (sic !).

Bien que la plupart des pays de l’ancien Pacte de Varsovie se développent de nouveau, l’écart entre les pays riches et les pays pauvres s’élargit. D’autres fossés se creusent, entre les métropoles et les petites villes, puis entre les petites villes et la campagne. Plus on va vers l’est et plus l’agriculture se détériore. En Pologne, le cinquième de la population travaille dans l’agriculture ; l’entrée du pays dans l’UE fera tomber leur nombre à 5%.

Dans presque tous les pays ex-communistes, le niveau de santé de la population est en baisse. Dans certains, l’espérance de vie a brusquement diminué. En Russie, un homme vit en moyenne 58 ans, c’est-à-dire autant que dans bien des endroits de l’Afrique. La population totale (aujourd’hui environ 147 millions) a diminué par tranches de 1 million d’individus par an." (The Economist  ; 6/11/99)

Nous assistons aux débuts d’une réaction générale contre l’économie de marché, à travers toute l’Europe de l’Est. L’argument selon lequel l’économie de marché résoudrait tous les problèmes de la Russie et de l’Europe de l’Est s’est révélé être faux. Même en Allemagne de l’Est il existe une réaction grandissante contre l’économie de marché, comme l’indique l’augmentation des votes pour le SPD. La masse des gens ne veut vivre ni sous un régime totalitaire et bureaucratique de type stalinien, ni sous la dictature des grosses banques et des multinationales capitalistes. L’avènement d’une profonde crise économique, à l’échelle mondiale, plongera toutes les économies de l’Europe de l’Est dans une crise. Un peu tardivement, l’Occident prend conscience de la situation réelle de pays comme la Pologne, où la classe ouvrière a une grande tradition révolutionnaire. Strobe Talbolt, le conseiller stratégique actuel de Clinton pour l’Europe de l’Est et la Russie, observait d’un air morne que les Polonais ont été "trop secoués et pas assez soignés". Nous allons assister à des développements révolutionnaires, en particulier en Pologne, où la classe ouvrière a vu les fruits de tous ses efforts réduits à néant par les parvenus capitalistes qui détiennent le pouvoir. Dans le contexte d’une nouvelle crise économique mondiale, l’idée qu’il est nécessaire de se baser sur une économie nationalisée et planifiée, mais sous le contrôle des travailleurs eux-mêmes, gagnera rapidement du terrain en Pologne.

Un nouvel isolationnisme ?

Les États-Unis sont un colosse enfourchant le monde. Ils dominent les affaires, le commerce et les communications. Son économie est la plus florissante du monde, et sa puissance militaire est sans égale. Et pourtant, malgré tout cela, le colosse est incertain. Il a tant de pouvoir mais ne sait pas comment se comporter" (The Economist, 23/10/99).

Leur rôle de gendarme du monde va coûter cher aux États-Unis. Toutes les contradictions sont en train de mûrir, à l’échelle mondiale. En tant que nation dirigeante du capitalisme, ce sont les États-Unis qui auront à payer l’addition, en fin de compte. L’oppression sans relâche des pays ex-coloniaux pendant des décennies, y compris ceux de l’Amérique Latine, provoquent des explosions sociales dans un pays après l’autre. Cela doit affecter directement les États-Unis eux-mêmes. Les États-Unis ont essayé de bâtir un bloc économique qui aille du Pôle Nord au canal de Panama et au-delà. L’ALENA inclut dores et déjà le Canada et le Mexique, et l’intention première était d’étendre sa sphère d’influence à tout l’hémisphère Ouest. Cela offrirait aux États-Unis un marché énorme qui pourrait, dans l’éventualité d’une crise économique mondiale, lui servir de fief pour écouler les produits de son industrie et de son agriculture. Mais ce rêve d’empire est déjà en train de tourner au cauchemar. L’Amérique Latine est engagée dans une profonde récession. L’un après l’autre, tous les pays font face à des crises sociales et politiques. Dans deux pays au moins — le Venezuela et la Colombie — la survie future du capitalisme est très incertaine. Telle est la situation avant même que soit survenue la crise économique mondiale.

En votant contre l’accord interdisant les essais nucléaires, et ce alors que Clinton essayait de persuader l’Inde et le Pakistan de le ratifier, la droite républicaine, majoritaire au Congrès, se comporte de la même façon grossièrement isolationniste qu’elle le fit en 1919, lorsqu’elle humiliait le président Wilson en votant contre le traité de Versailles, et en rejetant la candidature des États-Unis à la Société des Nations. Aujourd’hui, certes, non seulement les États-Unis sont membres des Nations Unies, mais ils en tirent toutes les ficelles. Mais chaque fois qu’ils sentent que le Conseil de Sécurité pourrait leur faire obstacle, ils traitent les Nations Unies avec mépris. L’Amérique, gémit The Economist, "une fois les brutalise, une autre fois les ignore, une autre fois encore oublie de leur payer ses cotisations..." Naturellement. Pourquoi les États-Unis devraient-ils payer des cotisations à un club dont le service ne les satisfait pas pleinement ? La philosophie du Congrès ressemble à celle qu’on peut attendre de l’homme d’affaire américain moyen : un mélange d’égoïsme à courte vue et de provincialisme. Mais le champ de vision de l’occupant actuel de la maison blanche n’est guerre meilleur. Il n’y a là rien qui rappelle les capacités d’anticipation et les perspectives à long terme qui ont caractérisé l’approche des classes dirigeantes anglaise et française en matière de politique internationale. Les politiciens américains ne sont capables que des calculs les plus crus, fondés sur l’intérêt particulier immédiat et l’opportunisme. Telles sont les qualités des dirigeants du pays le plus puissant du monde à l’aube du nouveau millénaire. On peut mesurer le niveau du déclin du monde qu’ils représentent au niveau du déclin de leurs propres qualités mentales.

La tendance croissante du Congrès à l’isolationnisme n’est pas un accident. Même le plus borné de ces rustres commence à comprendre que le rôle de gendarme du monde n’est pas seulement une source de profits potentiels, mais qu’il représente aussi un risque sérieux. Heureusement pour les États-Unis, la guerre au Kosovo s’est achevée sans que ne coule de sang américain. Mais celui qui a des yeux pour voir peut constater que le monde devient toujours plus dangereux et instable. Ce n’est pas du tout à cela que le monde était supposé ressembler après la chute du mur de Berlin. Mais en dépit de la tentative que fait le Sénat de ramener l’Amérique dans sa coquille, l’idée isolationniste n’a guerre d’avenir. Pas plus que la Russie, la Chine et le Japon, les États-Unis ne peuvent s’extraire du marché mondial. En dépit des doutes et protestations du Congrès, les États-Unis seront forcés d’intervenir dans un conflit après l’autre, et d’en assumer les risques.

Le comportement de l’impérialisme américain à l’égard de l’hémisphère occidental s’est déjà révélé lors des invasions de Panama, de la Grenade et de Haïti. Washington a ainsi signifié son droit d’intervenir militairement où elle veut dans "son" hémisphère. Mais il s’agissait là de petits pays, militairement insignifiants. Et même, dans le cas de Haïti, les États-Unis ont hésité, de peur de perdre des soldats. Mais le cas de la Colombie est complètement différent. La situation en Colombie inquiète profondément Washington, surtout dans la mesure où les États-Unis se préparent à rendre le canal de Panama. La guérilla contrôle aujourd’hui probablement la majeure partie des campagnes. Les négociations prolongées n’ont mené nulle part. Les guérilleros ont simplement utilisé les négociations pour renforcer leurs positions - un fait qui n’a échappé ni à l’armée colombienne ni à Washington. Bien que les Américains ne veuillent pas intervenir sur le terrain, ils ont subrepticement fourni à l’armée colombienne des "conseillers", sous le prétexte de lutter contre le trafic de drogue. Ils ont également équipé et entraîné un certain nombre d’unités spéciales qui sont clairement sous leur contrôle.

La situation qui se développe au Venezuela suscite elle aussi la profonde inquiétude de Washington. Le nouvellement élu président Hugo Chavez vient de commissionner un projet constitutionnel qui, entre autres choses, interdit la privatisation de la compagnie de pétrole appartenant à l’État, et cherche à mettre en place des mesures de restriction de l’investissement étranger dans l’industrie pétrolière. Ce genre de politique heurte de front les projets américains de privatisation et de rachat à très bas prix des industries et des services des pays du Tiers Monde. Chavez bénéficie d’un soutien de masse pour sa "révolution pacifique". Sa coalition, le Pôle Patriotique, domine l’Assemblée nationale, avec 121 sièges sur 131. En s’appuyant sur le salariat et les pauvres des villes et des campagnes, il pourrait aisément mettre fin au capitalisme au Venezuela. Un tel développement, très probable dans l’hypothèse d’une grande récession, est ce qui terrifie Washington, qui fait pression sur Chavez afin de s’assurer que cette "révolution" ne sortira pas du cadre du capitalisme.

Le point de vue de républicains comme G.W. Bush est d’une simplicité enfantine. Les États-Unis sont la plus grande puissance militaire du monde. Personne de psychologiquement équilibré n’oserait s’y opposer. Par conséquent, les Américains ne devraient pas s’embourber dans des opérations étrangères de "maintien de la paix", mais devraient se contenter d’agiter, là où c’est nécessaire, quelques pistolets à six-coups, comme dans un bon vieux film de John Wayne. Il y a certes un élément de bon sens dans cette approche. En dernier lieu, toute diplomatie s’appuie sur une menace coercitive. Mais se dispenser de toute diplomatie n’est en rien quelque chose de simple dans la mesure où le but de la diplomatie consiste à parvenir à ses fins sans devoir recourir aux armes. Comme quelqu’un l’a souligné lors de la crise du Kosovo, ces gens ont oublié que s’il n’est pas cher de parler, la guerre est une chose très coûteuse.

Les États-Unis ne peuvent s’isoler du reste du monde, de ses crises et de ses conflits, pas plus qu’ils ne peuvent renoncer à la diplomatie, aux alliances, ou encore leur implication en territoire étranger. Tout au contraire. Leur engagement international aura tendance à augmenter et même à devenir plus agressif. Bien entendu, ils essayeront, dans la mesure du possible, d’éviter les affrontements directs. Par exemple, si la situation en Colombie, comme il est très probable, échappe à tout contrôle, ils inciteront probablement les pays voisins à intervenir pour "y mettre de l’ordre". Cependant, dans la mesure où la crise économique et sociale s’étendrait à toute l’Amérique Latine, cela ne saurait mener qu’à l’extension de la lutte aux pays voisins. C’est suivant le même processus que l’engagement de l’impérialisme américain au Vietnam était l’une des causes principales de l’extension de la guerre à Laos, au Cambodge et à toute l’Asie du Sud-Est. Tôt ou tard, les États-Unis seront entraînés dans le conflit colombien, et devront en subir les énormes conséquences.

Il y a une autre explication des tendances isolationnistes du Congrès. Le déficit commercial des États-Unis atteint des niveaux records, en dépit d’une légère amélioration. Aujourd’hui, la vente des produits de toute l’économie mondiale dépend du marché américain. Les importations des États-Unis sont de 30% supérieures à ses exportations. En conséquence, et surtout depuis la crise en Asie, le marché américain a été envahi par des marchandises étrangères à bas prix. Les seuls huit premiers mois de l’année 1999, le taux d’importation était de 10% supérieur à celui de la même période de l’année 1998. La rectification de cette situation, à court ou à moyen terme, paraît absolument exclue.

Déjà, en 1997, le Congrès a repoussé la demande de Clinton, qui réclamait l’autorité nécessaire pour négocier le plus rapidement possible des accords commerciaux. Depuis lors, les hommes politiques américains se sont montrés toujours plus réticents à approuver de nouvelles avancées du libre marché. La droite républicaine, au Congrès, a fait tout ce qu’elle pouvait pour empêcher l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce. Les raisons en sont évidentes. La Chine a un excédent commercial important avec les États-Unis et le Congrès est dominé par des protectionnistes déclarés ou déguisés. En réalité, ils sont finalement revenus sur leur position. Mais si le vote avait été différent, cela aurait provoqué un désaccord désastreux entre la Chine et les États-Unis, ébranlant au passage l’aile pro-capitaliste du régime de Beijing. Ceci dit, les conflits entre la Chine et les États-Unis n’ont pas été résolus.

Il y a une tension croissante non seulement entre les États-Unis et la Chine, mais aussi entre les États-Unis et l’Europe, qui s’affrontent au sujet des organismes génétiquement modifiés, des hormones dans la viande, et des bananes. C’est un avant-goût de la tournure que prendront les événements à l’avenir. Dans un récent sondage d’opinion, pas moins de 46% des Américains approuvait l’idée que "les Etats-Unis devraient ralentir la tendance à la mondialisation, dans la mesure où cela nuit aux travailleurs américains." Cela explique pourquoi Clinton a été obligé de faire des discours conciliateurs pendant les manifestations anti-OMC de Seattle. Il faut noter que cette atmosphère existe en dépit du fait que le taux de chômage américain est à un niveau exceptionnellement bas. Qu’arrivera-t-il lorsque l’économie commencera à régresser ? Tant que dure la croissance, le protectionnisme peut prendre des formes largement déguisées, par le biais de sanctions "anti-dumping" et d’autres mesures du même ordre. Début 1999, le Congrès a voté l’instauration de quotas sur l’importation de l’acier à une proportion de deux contre un. Dans l’éventualité d’une dépression de l’économie, ce protectionnisme prendra des formes plus ouvertes et plus agressives. Cela menacera l’existence même de la délicate structure du marché mondial, qui s’est laborieusement constitué, ces 50 dernières années. Souvenons-nous que c’est précisément le protectionnisme qui a transformé le crash de 1929 en une dépression mondiale. Dans un tel contexte, les contradictions sous-jacentes qui sont manifestes dès à présent sur la scène politique mondiale s’intensifieront considérablement.

L’Europe et les Etats-Unis

"La guerre de l’OTAN au Kosovo pourrait bien se révéler être la secousse nécessaire pour produire un changement. Le spectacle du déchaînement de la puissance américaine dans un coin de leur carte, a effrayé les gouvernements européens et les a fait réfléchir. Ils ont trouvé la plupart de leur arsenal militaire propre ridiculement obsolète, comparé aux bombardiers furtifs et aux missiles guidés de précision américains. Une fois commencée, c’est devenu une guerre américaine dirigée par la Maison Blanche et le Pentagone, et dans laquelle les Européens n’avaient qu’une faible influence politique." (The Economist)

La guerre au Kosovo fut aussi un tournant pour l’Europe. Le fait qu’il se soit agit d’une guerre américaine, au cours de laquelle l’OTAN était utilisée comme une couverture, a donné une puissante impulsion à l’idée d’une force militaire européenne, de façon à ne pas dépendre du bon vouloir des Etats-Unis. La création du Marché Commun européen était une tentative, de la part des États européens, de constituer un bloc économique capable de résister aux pressions des géants de l’économie mondiale, le Japon et les Etats-Unis. Les lilliputiens États de l’Europe de l’Ouest étaient auparavant écrasés entre le puissant impérialisme américain et la puissante Russie stalinienne. Aujourd’hui la menace de l’Est a reculé. Mais ils sont toujours obligés de s’unir pour faire face à la compétitivité des Etats-Unis et du Japon, lesquels organisent leurs propres blocs économiques en Amérique Latine et en Asie.

Zbigniev Brzeznsky, ancien conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis sous Jimmy Carter, décrit l’Europe comme étant "principalement un protectorat américain, avec ses États alliés, qui rappellent les anciens vassaux et tributaires." Il considère en outre cette situation nuisible pour les deux blocs. Effectivement, toute l’Europe se trouve confinée dans un rôle de "suiveur" de l’impérialisme américain. Cette réalité ne peut être occultée par le fait qu’il s’agit, nominalement, d’une "alliance". La guerre au Kosovo a exposé aux yeux de tous l’humiliante dépendance de l’Europe à l’égard des Etats-Unis. Mais cela pourrait bien changer, dans la période à venir. Maintenant que l’URSS n’existe plus, les États européens — à l’exception de la Grande-Bretagne qui se plait à cacher sa faiblesse chronique derrière la fiction d’une "relation privilégiée" avec l’impérialisme américain — ne sont plus autant disposés à se plier aux volontés de Washington.

La cause sous-jacente des antagonismes grandissants entre l’Europe et les Etats-Unis est la contradiction de leurs intérêts économiques. Sous l’apparat de relations amicales, les profondes contradictions entre l’Europe et les Etats-Unis se sont manifestées lors des négociations de l’OMC, à Seattle. Le problème immédiat était l’agriculture. Les Etats-Unis considèrent à juste titre la Politique Agricole Commune européenne comme protectionniste. L’Europe défend ses agriculteurs en se protégeant des produits de l’agriculture américaine, sous divers prétextes, comme ceux de l’utilisation d’hormones et des organismes génétiquement modifiés. Cet émouvant souci de la santé des consommateurs serait plus éloquent s’il n’était pas clairement établi que les agriculteurs européens ont eux aussi été impliqués dans toutes sortes de pratiques douteuses, comme la mixtion de nourritures animales avec des carcasses et des excréments. D’un côté de l’Atlantique comme de l’autre, ce qui compte, c’est le profit. Les arguments de la santé des consommateurs et du bien-être des animaux jouent approximativement le même rôle dans les guerres commerciales que les arguments de l’humanitaire et de l’ "autodétermination" au Kosovo.

Les Etats-Unis accusent l’Union Européenne de subventionner largement ses agriculteurs — ce qui est parfaitement vrai — mais oublie au passage de mentionner les subventions que Washington paye à ses propres agriculteurs. Huit milliards et sept cents millions de dollars ont été débloqués, la seule année 1999, à titre d’ "aide d’urgence". Comme dans les années 1920, la crise économique est précédée par une crise de l’agriculture, minée par la baisse des prix, la surproduction et la compétition internationale. L’Europe et les Etats-Unis veulent exporter leur chômage tout en protégeant jalousement leurs intérêts. Le conflit d’intérêt est particulièrement aigu entre la France et les Etats-Unis, et pas seulement sur le plan de l’agriculture. Les deux pays se sont affrontés à plusieurs reprises dans le Tiers-monde, où la France n’est toujours pas réconciliée avec la perte de son influence. La violente guerre commerciale pour le marché des bananes en est le reflet. Les Américains prétendent, non moins raison, que les bananes d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale sont meilleures et moins chères que celles produites dans les Caraïbes et qu’importe l’Union Européenne. Seulement, l’ouverture du marché européen aux produits des plantations d’Amérique Centrale (qui appartiennent à des sociétés américaines) ferait la ruine de celles des Caraïbes (appartenant à des sociétés européennes). Et ainsi de suite.

Les négociations de Seattle ont échoué à cause des désaccords entre l’Europe et les Etats-Unis. L’avenir de l’OMC même en est remis en cause. C’est une question très sérieuse. Dans peu de temps, la quasi-totalité des exportations agricoles américaines contiendra des organismes génétiquement modifiés. Que se passera-t-il alors ? Ils s’arrangeront pour bricoler une forme de compromis qui permette d’éviter une catastrophe pour le commerce mondial, le principal moteur de croissance économique depuis 1945. Ceci-dit, la crise au sujet de l’agriculture révèle la réelle fragilité de tout l’édifice du commerce mondial. On n’a pas toujours remarqué que c’est aussi le problème de l’agriculture qui avait failli mener à l’échec des négociations précédentes, en Uruguay. A Seattle, elles ont échoué. The Economist songeait ainsi avec inquiétude aux conséquences possibles d’un échec des négociations de Seattle : "Si cela se produisait, cela encouragerait les groupes anti-OMC à intensifier leur offensive. Les Etats-Unis, l’Europe et le Japon seraient tentés par des arrangements commerciaux. Les Etats-Unis et l’Europe redoubleraient d’efforts pour se départager les marchés à travers des accords régionaux préférentiels, ce qui ne peut que saper les bases de l’approche multilatérale à l’égard du commerce mondial. Le Congrès doit réviser, en mars, l’adhésion des Etats-Unis à l’OMC. Certains feront probablement pression pour en sortir". (The Economist, 27/11/99)

Dans l’éventualité d’une crise économique, les fissures qui existent aujourd’hui entre les Etats-Unis et l’Europe s’élargiront jusqu’à devenir un abîme. Dans le passé, cela aurait mené à une guerre. Dans les conditions actuelles, une guerre est exclue. Cependant, il pourrait y avoir une violente guerre commerciale, qui prendrait la forme de conflits menés par des armées intermédiaires, pour des marchés et des matières premières, en Afrique et en Asie. Etant donnée l’ampleur des antagonismes entre les États européens, le projet d’une force armée commune ne se concrétisera probablement pas. Car la question se poserait immédiatement  : qui commande ? Voila pourquoi tous les discours au sujet d’un Super-Etat européen sur des bases capitalistes sont dénués de sens. En l’absence d’une armée commune unifiée, d’une force de police unique et d’un État central, il est impossible d’unifier l’Europe, même sur la base d’un fédéralisme "souple". Aux Etats-Unis, par exemple, les différents Etats ont un degré considérable d’autonomie, mais il n’y a qu’une armée, une seule force de police fédérale, et un État central. Il est clair qu’une Europe unifiée de cette manière ne saurait prendre corps que sous la domination de l’Allemagne, ce qui ne pourrait pas se réaliser de manière pacifique, mais seulement avec les méthodes de Hitler qui, après tout, était parvenu à unifier l’Europe — sous le talon de sa botte.

Washington observe l’évolution de l’UE avec une certaine anxiété. D’un côté la montée de sentiments isolationnistes les incline à rechigner à s’engager de l’autre côté de l’Atlantique dans de coûteuses guerres. D’un autre côté, ils redoutent la perspective d’une Europe échappant à leur contrôle. George Robertson, l’ancien Ministre de la Défense de Tony Blair, aujourd’hui récompensé par la fonction suprême au sein de l’OTAN, commentait avec une inhabituelle ironie l’attitude schizophrénique des américains à l’égard de l’Europe, "qui d’un côté, disent  : "Vous, les Européens, devez porter votre part du fardeau". Et quand les Européens répondent : "D’accord, on va porter notre part du fardeau", les Américains disent alors : " Attendez une minute, est-ce que vous nous demandez de rentrer chez nous ?""

Actuellement, l’Europe dépense dans l’armement seulement 60% de ce que dépense les Etats-Unis. Mais cela pourrait changer. Un processus général de réarmement est inévitable, dans la période à venir. Et en fait, il a déjà commencé. François Heisbourg, un expert français de la défense, soutenait l’idée qu’il fallait que chaque gouvernement européen dépense 40 % de son budget militaire global dans la recherche et le développement, réduise le nombre de ces troupes à un maximum de 0,3% de la population, et en aucun cas ne réduise les dépenses militaires. Un tel programme ne reflète guère de confiance en un monde pacifique ! Mais pourquoi insister sur la nécessité de dépenser plus dans la recherche et le développement ? Est-ce que des armes plus sophistiquées sont nécessaires pour mener de nouvelles guerres en Yougoslavie ou au Moyen Orient ?

La méfiance de l’Allemagne envers les Etats-Unis s’est avivée à la suite de la guerre au Kosovo. "La politique de l’Allemagne va probablement changer après le Kosovo", écrit Stratfor. "Il est fondamentalement dans l’intérêt de l’Allemagne de maintenir de bonnes relations avec les Russes. D’un point de vue géopolitique et financier, l’hostilité de la Russie est la dernière chose dont l’Allemagne a besoin. La confrontation qui a failli avoir lieu entre la Russie et l’OTAN, pendant la guerre au Kosovo, a donné de quoi réfléchir aux Allemands. Ils se sont trouvés momentanément face à l’abîme. Les membres de la coalition Vert-Rouge, à Bonn, sont naturellement méfiants envers les Etats-Unis et ses aventures militaires. Ils ont essayé de prouver qu’ils pouvaient être de bons citoyens de l’OTAN, en étouffant en eux leur viscérale sensibilité "années soixante". Ils en sont sortis avec la certitude qu’ils avaient eu raison de se méfier des dirigeants américains et des aventures militaires. L’une des conséquences du Kosovo, c’est que les Européens en général, et les Allemands et les Italiens en particulier, vont devenir extrêmement prudents avant d’accepter de suivre l’OTAN dans toutes ses futures opérations" (Stratfor’s Global Intelligence Update  : Le Monde après le Kosovo ;3/05/99.

La France et la Grande-Bretagne, tous deux gênés par la domination de l’Allemagne, sont en train de se rapprocher en vue d’une alliance. Paris est en train de chercher à libérer Londres de son lien avec Washington. Depuis la deuxième guerre mondiale, la Grande-Bretagne a quasiment été réduite au rôle d’Etat client des Etats-Unis. Cependant, le Kosovo a marqué un tournant dans les relations entre ces différents pouvoirs. Le spectacle de la puissance militaire accablante des Etats-Unis a poussé les Etats européens à chercher à constituer une Force de Défense Européenne. Mais les Anglais et les Français ne veulent pas que l’Allemagne domine cette force. C’est ce que reflètent les discussions qui ont eu lieu entre Blair et Chirac à Londres au sujet de la future coopération franco-britannique. Ces discussions marquent le début d’un processus qui ne peut mener qu’à la formation d’une nouvelle entente entre Paris et Londres, dirigée contre l’Allemagne. Les tensions au sein de l’UE s’aggraveront. Sous certaines circonstances, elles pourraient même mener à la désintégration de l’UE elle-même. Mais ce n’est pas l’issue la plus probable. Les capitalistes européens savent qu’ils ne doivent pas laisser leurs conflits internes mettre à mal leur union, qui les protège des Etats-Unis et du Japon.

Une lutte internationale

Il y a dix ans, les chantres du capitalisme parlaient d’un ordre de paix, de prospérité et de stabilité. A la place de quoi nous sommes entrés dans la période la plus instable de toute l’histoire de l’humanité. Cette période ressemble d’avantage à la situation du début du 20ème qu’à l’exceptionnelle période de paix à partir de 1945. L’ouvrage de Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, a aujourd’hui une résonance étonnamment moderne. Que disait Lénine au sujet de l’impérialisme ? D’une part, il s’agit d’un capitalisme monopoliste, caractérisé par la domination du monde par d’énormes multinationales. Le processus de monopolisation a été poussé à un degré sans précédent. Désormais, l’ensemble du commerce mondial est dominé par 200 multinationales tout au plus. Ce qui, en retour, détermine la politique des gouvernements.

La nouvelle course aux armements depuis l’effondrement de l’Union Soviétique n’est pas un hasard. Ils ne dépensent pas tout cet argent pour le simple plaisir. Les pouvoirs impérialistes font de sérieuses préparations pour la période qui s’ouvre en ce moment. Comment expliquer de si colossales dépenses militaires ? A l’époque de la guerre froide, on pouvait répondre à la question  : "Pourquoi avez-vous besoin de toutes ces armes ?" Mais que faudrait-il répondre aujourd’hui ? On ne peut évoquer, comme argument, la menace de la Russie ou de la Chine. Non, la réponse à cette question réside ailleurs. L’exploitation des peuples coloniaux et le pillage du Tiers Monde provoquera inévitablement un puissant mouvement de masse — une nouvelle édition de la révolution coloniale. C’est à cela qu’ils se préparent. C’est la seule explication de la guerre contre l’Irak et de la monstrueuse brutalité de l’impérialisme américain. Sous un mince vernis de "civilisation chrétienne", les charmants et démocratiques hommes et femmes de la classe dirigeante américaine ne s’arrêteront devant rien pour défendre leurs intérêts envers et contre le reste du monde. Quand il s’agit d’affliger les peuples coloniaux, aucune atrocité n’est trop affreuse, aucun tourment trop sévère. Ils ne l’ont pas publié dans la presse, mais le bombardement de l’Irak continuait pendant la guerre au Kosovo. Chaque jour, ils ont continué à bombarder l’Iraq, tuant des gens innocents, en dépit du fait que l’Iraq est à genoux, d’un point de vue militaire, depuis bien longtemps. Quelle en est la raison ? L’Iraq est battue. L’Iraq n’est pas une menace militaire. Leur intentionestd’avertir les peuples du Moyen Orient, dont ils savent que les régimes sont instables : si vous nous défiez, voyez ce qui vous attend ! Nous pouvons, par nos bombes, vous renvoyer à l’âge de pierre. Voila leur intention.

En juillet 1999, nous avons écrit : "En cherchant à étendre à l’Est leur sphère d’influence, l’impérialisme américain et l’OTAN ont accéléré la formation de nouveaux blocs de pouvoir à travers le monde. La guerre au Kosovo a particulièrement contribué à ce processus. En réponse à la menace de l’OTAN, la Russie s’est bâtie une série de nouvelles alliances militaires  : avec la Chine, l’Ukraine, la Moldavie, et même la Yougoslavie. La Russie forme aussi des alliances dans le Caucase, où elle est en conflit avec l’OTAN. La position aggréssive et expansionniste de la politique étrangère de l’OTAN et des Etats-Unis a eu des effets sur la Russie en particulier, mais aussi sur d’autres pays. Les frictions qui ont eu lieu lors du conflit au Kosovo entre les forces de l’OTAN et la Russie sont en train de provoquer un repositionnement significatif des forces et des relations entre les puissances impérialistes." (Les nouveaux rapports de force après la guerre au Kosovo, Ted Grant et Fred Weston. 15/07/99).

Le thème dominant des relations internationales, à l’aube du 21ème siècle, sera à nouveau la lutte féroce entre la Russie et les Etats-Unis sur l’arène mondiale. Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, une grande lutte de pouvoir s’est engagée. Cela se manifeste au Caucase et en Asie centrale où l’impérialisme américain et la Turquie, son allié, affrontent la Russie et l’Iran, cependant que la Chine rôde en arrière plan. Cela constitue le terrain d’une nouvelle guerre froide, d’une nouvelle lutte pour l’hégémonie globale, et d’une nouvelle division du monde en blocs. La Russie tendra inévitablement à s’allier avec la Chine, dont la situation est elle aussi très instable. La montée de l’hégémonisme américain est en train de pousser la Chine et la Russie à s’allier. Et il est probable que l’Inde sera entraînée dans ce bloc.

L’alliance de la Russie, de la Chine et de l’Inde contre les Etats-Unis correspond à la logique de la lutte qui oppose, dans le Pacifique, l’Amérique et la Chine. Non contents d’avoir fait de l’Atlantique et de la Méditerranée des lacs américains, Washington souhaite ajouter le Pacifique à la liste de ses courses. Cela mènera inévitablement à une collision entre la Chine et les Etats-Unis. Dores et déjà, la course aux armements s’accélère. Le Japon, par exemple, vient d’acheter des missiles de défense aux Etats-Unis, ce qui inquiète les Chinois, dans la mesure où cela porte atteinte à leur propre dispositif de missiles. Il y a bien d’autres exemples de la course aux armements qui a lieu dans le Pacifique. Telle est la forme des événements à venir.

Les tensions s’aggravent en Asie, en particulier entre les Etats-Unis et la Chine. Tout d’abord, il y a la question de Taiwan qui, si elle n’était pas réglée, pourrait dans certaines circonstances mener à une guerre. Les Chinois considèrent Taiwan comme une partie inaliénable de la Chine, et le moindre mouvement de la part de Taiwan, vers la déclaration de son indépendance unilatérale serait interprété comme une intolérable provocation, eu égard aux effets que cela aurait sur les autres minorités nationales, en Chine (le Tibet, la Mongolie, le Sin-kiang). Les énormes et croissantes tensions entre la Chine et les Etats-Unis ne dérivent pas toutes du problème taiwanais, mais reflètent une collision plus fondamentale entre leurs intérêts économiques et stratégiques. Il y a 10 ans, les Américains considéraient la Chine comme un marché, et un marché seulement. Nous remarquions alors que si les Occidentaux investissaient en Chine, celle-ci construirait des usines, que ces usines produiraient des marchandises, et que ces marchandises seraient exportées sur le marché mondial, où elles concurrenceraient les marchandises américaines. Et c’est précisément ce qui s’est produit. L’énorme et grandissant déficit commercial entre ces deux pays (en défaveur des Etats-Unis) provoque de fortes réactions hostiles aux Etats-Unis. Cela mènera à de violents conflits, en dépit de l’admission de la Chine à l’OMC.

Un grand point d’interrogation plane sur l’avenir du capitalisme chinois. L’économie chinoise connaît de grandes difficultés — sans pour autant, loin s’en faut, être aussi mal en point que l’économie russe. La Bourse chinoise menace très sérieusement de s’effondrer — ce qui ruinerait 40 millions de personnes. L’adhésion de la Chine à l’OMC ne résoudra rien, et pourrait même aggraver les choses. A la différence de la Russie, la bureaucratie stalinienne en Chine a pu se maintenir assez fermement au pouvoir. L’expérience de l’économie de marché (plus heureuse qu’en Russie) a été maintenue dans certaines limites prédéterminées. Elle est essentiellement confinée dans des régions côtières. Aujourd’hui encore, seulement le tiers de la production relève du secteur privé. Le secteur décisif est le secteur public, et dans l’hypothèse d’une crise le secteur privé serait entièrement éliminé. Si la classe ouvrière ne prend pas le pouvoir, la Chine pourrait bien revenir à un régime de type stalinien (maoïste), se dirigeant en même temps vers la formation d’un bloc avec la Russie. C’est précisément la menace d’une telle évolution qui a persuadé le Congrès américain, à contre-cœur et à la dernière minute, de lever son objection à l’adhésion de la Chine à l’OMC. S’ils s’y étaient opposés, l’humiliation de Beijing aurait porté un coup mortel aux "réformateurs" pro-capitalistes. Clinton était forcé de faire sérieusement pression sur le Congrès pour que celui-ci revienne sur sa première position.

Toutefois, l’adhésion de la Chine à l’OMC ne résoudra rien. Cela a donné un petit sursis aux réformateurs, dirigés par le Premier ministre, mais leur victoire sera de courte durée. Mais immédiatement après, la Chine annonçait des mesures restrictives à l’encontre des compagnies étrangères, y compris France Télécom, qui avait investi 1,4 milliards de dollars dans le but de mettre la main sur le secteur des télécommunications, qui se développe rapidement. "L’investissement, en Chine, a toujours été un champs de mines" se lamente le Business Week "et son adhésion à l’OMC n’y changera probablement rien — ni à court ni à long terme. Le problème se pose assez simplement. L’entrée massive de compagnies étrangères en Chine ruinerait le secteur public du pays, ce qui causerait un chômage massif et des troubles sociaux. Cette perspective alarme la bureaucratie, et la détermine à résister à de nouvelles pénétrations des grandes multinationales. L’aile "conservatrice", alliée à des gens comme le Président du Congrès National, Li Peng, ont encore un grand nombre de moyens pour saboter et retarder les accords avec des compagnies étrangères. L’entrée de la Chine dans l’OMC donne à cette dernière le droit faire des réclamations auprès de Genève, au lieu de s’adresser à Beijing. Les Chinois se contenteront de hausser les épaules. "Et alors  ? Laissez-les se plaindre autant qu’ils veulent." Mais les industries resteront sous notre contrôle." (Business Week du 29/11/99)

Pour les stratèges du capitalisme, les risques de bouleversements, en Chine, sont évidents. Le Business Week a commenté l’adhésion de la Chine à l’OMC dans un éditorial qui a donné une voix à ces inquiétudes : "Aucune nation communiste n’a réussi une conversion économique de l’envergure de celle qu’essaye d’entreprendre la Chine sans que cela provoque des bouleversements politiques massifs. Et jamais un marché libre ne pourrait absorber un pays aussi immense sans y provoquer d’énormes tensions". Et il poursuit : "Avec 100 millions de travailleurs émigrées errant dans ses villes, la Chine est en train de parier qu’elle peut attirer assez d’investisseurs étrangers pour créer des emplois pour son peuple. Mais elle doit trouver la force politique qui lui permette de progresser dans ce sens. Les risques sont gros. Remettre en cause les lois de l’OMC peut faire des dégâts dans le système du commerce mondial, et miner les efforts que fait la Chine pour devenir un pays moderne." (Business Week , 29/11/99)

En Asie, la Corée est un autre foyer potentiel de conflits. La Corée du Sud est aux prises avec des développements révolutionnaires, cependant que la Corée du Nord est en train de s’effondrer. Le Pentagone parle d’un danger de guerre, bien qu’il soit en fait improbable que la Corée du Nord envahisse la Corée du Sud. Il est vrai qu’il s’agit d’un régime totalitaire très instable, et ce ne serait pas la première fois qu’un régime désespéré s’engage dans cette sorte d’aventures. Bien que le Nord soit dévasté, et connaisse des cas de véritable famine, l’armée de Pyongyang — aussi incroyable que cela puisse sembler — est la cinquième force militaire du monde. Cependant, dans la mesure où les Etats-Unis seraient obligés d’intervenir, une telle aventure serait vouée à l’échec. Il est plus probable que la Corée du Nord est plutôt dans une situation similaire à celle de la Roumanie des années 80. Le pays est dans une situation désespérée, le régime est en train de s’effondrer. Pourtant, un régime totalitaire peut maintenir son pouvoir à un point tel que personne d’extérieur ne puisse savoir ce qui se passe. C’est comme le bouchon d’une cocotte minute dont la soupape est défectueuse. Sous Ceausescu, il semblait un instant que tout était sous contrôle. L’instant d’après, tout explosait. La même chose peut se produire en Corée du Nord.

Perspectives révolutionnaires

Au début du 21ème siècle, le risque qu’une guerre importante éclate entre les pays industrialisés a diminué. Pour autant, le monde n’est pas devenu un endroit pacifique. En ce moment, au moins 30 conflits armés y ont lieu. Ce sont de "petites guerres" qui se déroulent pour la plupart d’entre elles dans le Tiers Monde. Le fait que ce soient des guerres mineures, comparées aux deux guerres mondiales qui ont façonné le 20ème siècle ne les rend pas moins horribles pour les peuples qui y sont impliqués. Il y a aujourd’hui plus de 50 millions de réfugiés dans le monde. Ces guerres sont menées avec une extrême sauvagerie et au moyen d’armes de destruction modernes comme les mines anti-personnel. La plupart de ceux qui en sont victimes sont des femmes et des enfants. Souvent, les enfants se battent dans ces guerres, munis d’armes mortelles, mais légères, comme la Kalachnikov. En dépit de tous les discours démagogiques sur la nécessité de nettoyer des champs de mines, des millions de ces armes diaboliques sont stockées et trouvent facilement leur chemin jusqu’en Angola, en Afghanistan ou jusqu’au Congo.

Dans la prochaine période, de telles guerres deviendront toujours plus banales. Dans la plupart des cas il s’agira de guerres par procuration avec, derrière elles, telle ou telle super-puissance impérialiste. En Afrique, les impérialismes américain et français sont engagés dans une lutte acharnée pour le contrôle des riches ressources minérales. La Russie et les Etats-Unis s’affrontent dans le Caucase et en Asie centrale. Cela mène à des guerres sanglantes et prolongées au cours desquelles les puissances impérialistes rivales utilisent à leurs fins propres les antagonismes nationaux, ethniques et tribaux. En particulier, l’impérialisme américain, en dépit de tous ses discours hypocrites sur l’humanitarisme et la démocratie, est prêt à armer la pire espèce du rebut démoralisé et à le monter contre les régimes qui le gênent. L’exemple le plus flagrant de ce genre d’opérations fut l’Afghanistan, où les Etats-Unis ont soutenu les soi-disant Moujahadin — en fait, des bandits et autres coupeurs de gorges réactionnaires — pour renverser le régime pro-russe de Kaboul. Aujourd’hui, après 20 ans de ces horribles pratiques guerrières, le pays est réduit en une bouillie sanglante. Le monstrueux régime taliban, qui veut ramener le pays au 7ème siècle, a plongé l’Afghanistan dans l’abîme. L’Occident ne sourcille pas. Ces guerres par procuration continuent d’avoir lieu. Les Etats-Unis, la Russie, le Pakistan, l’Inde, l’Iran et l’Arabie Saoudite, continuent à des degrés divers d’attiser pour leurs propres fins la lutte entre des fractions rivales. Le seule chose que Washington reproche au régime taliban, c’est qu’il n’est pas sous son contrôle et qu’il donne un refuge à des gens comme Ben Laden, un islamiste enragé et réactionnaire que la C.I.A soutenait, au début, mais qui a développé depuis un certain goût pour les attentats à la bombe contre les ambassades américaines.

Les pays capitalistes avancés s’arment jusqu’aux dents. Dans un monde tourmenté par la pauvreté, la faim et l’analphabétisme, dans lequel sept millions d’enfants meurent chaque année de maladies comme la diarrhée, causées par le manque d’eau potable, des milliards sont dépensés pour la production et le perfectionnement des moyens de destruction. Ce n’est pas une coïncidence. Les impérialistes se préparent pour les guerres du 21ème siècle - non pas des guerres comme la première et la deuxième guerre mondiale, mais des guerres destinées à écraser les petites nations retardées et à assurer la domination de l’impérialisme. La France s’arme pour intervenir dans ses sphères d’influence en Afrique et dans le Moyen-Orient. L’Allemagne s’arme pour se préparer à des conflits en Europe de l’Est et les Balkans, et pour une éventuelle confrontation avec la Russie. La Russie s’arme pour défendre ses frontières et, si possible, reconquérir ses anciens territoires et sphères d’influence à l’Est, au Sud et à l’Ouest. La Chine s’arme pour empêcher la sécession de provinces rebelles, comme c’est arrivé dans le passé, et à poursuivre en Asie une politique agressive qui pourrait aisément mener à une guerre, dans le futur. Selon toute vraisemblance, les Etats-Unis seraient entraînés dans une telle guerre en Asie. Tout cela, bien sûr, est de très bonne augure pour les grandes entreprises capitalistes qui fabriquent des armes et qui font d’énormes profits.

Pour l’observateur superficiel, sans expérience du marxisme et de la dialectique, la situation mondiale actuelle semble présenter une image sans nuance de la réaction la plus noire. Le capitalisme et impérialisme semblent être fermement en selle. Les démocraties civilisées de l’Ouest, tout en prêchant le pacifisme au reste du monde, sont toutes occupées à tester de sympathiques accessoires comme les armes bactériologique et chimique, répandant de l’anthrax ou encore la peste bubonique. Cette dernière maladie a décimé, au moyen âge, un tiers de la population européenne. Cela pose une menace mortelle à la survie même de l’humanité. De tous côtés sévissent des guerres, des massacres ethniques et des répressions sanglantes. Et pourtant ce sont seulement les manifestations de surface de l’agonie d’un système qui a survécu à sa fonction et à sa nécessité historiques, et qui est désormais si pourri qu’il n’est plus bon qu’à jeter. Les guerres et convulsions qui tourmentent l’humanité infligent des souffrances terribles, mais ne sont qu’un symptôme des contradictions insoutenables du système capitaliste dans sa période de décadence sénile. Au fond, elles sont la conséquence de la contradiction fondamentale entre le colossal potentiel des forces productives et l’enveloppe étroite de la propriété privée et de l’Etat-nation. L’avenir de toute l’humanité dépend de la résolution de cette contradiction.

L’histoire montre qu’il y a une relation entre les guerres et les révolutions. La révolution française s’est achevée dans la guerre. C’est une guerre qui a déclenché la Commune de Paris et une autre qui a déclenché la révolution russe. La guerre est l’expression de tensions insoutenables entre des Etats nationaux, tout comme les révolutions sont l’expression de tensions insoutenables entre les classes sociales. Parfois, les guerres traduisent des contradictions internes qui cherchent à se résoudre sur l’arène internationale. Mais, en retour, les guerres exacerbent aussi les tensions internes et les portent au plus haut degré. Les effets de la guerre du Vietnam sur les Etats-Unis, et des guerres en Angola et au Mozambique sur le Portugal en sont les deux exemples les plus évidents. L’époque dans laquelle nous sommes entrés verra beaucoup d’autres cas similaires.

"Toute action a une réaction égale et opposée". Ce qui est vrai en mécaniqueest aussi vrai en politique. La période de semi-réaction associée avec les doctrines de Reagan et de Thatcher et avec la domination sans contrainte du marché (le "monétarisme ") arrive à son terme. Partout nous voyons les premières amorces d’un rejet du capitalisme, de sa voracité, et des inégalités et des injustices cruelles qu’il engendre. Les manifestations qui ont eu lieu à Seattle lors de la conférence de l’OMC en sont l’expression la plus probante. Cela montre qu’une nouvelle vague révolutionnaire dans les pays ex-coloniaux aura aussitôt aux Etats-Unis et dans les autres pays capitalistes développés des répercussions qui éclipseront les manifestations massives qui avaient lieu pendant la guerre au Vietnam.

La réaction contre le capitalisme et "l’économie de marché" prend diverses formes, mais le fait est que des millions de gens, à travers le monde, commencent à se questionner sur la possibilité de remettre en cause les fondements de l’ordre actuel. Les promesses faites il y a dix ans se révèlent n’être qu’une imposture hypocrite. L’Asie s’est effondrée. L’Amérique latine sombre dans une grave récession et la Russie est dans un profond marasme. L’idée que le capitalisme ("l’économie de marché") est la seule forme possible d’organisation sociale, et que les hommes et les femmes sont condamnés de vivre à jamais sous le joug du Capital, est une idée fausse.

>Nous devons nous préparer à des changements soudains de la situation dans tous les pays, au Mexique, en Bolivie, en Grèce, en France et même en Grande-Bretagne et en Allemagne. De grands mouvements se préparent, et la question ici n’est pas : "Alors, dans combien de temps cela arrivera-t-il ? Dans longtemps ?" Cela n’est pas la question. Nous ne pouvons pas répondre à cette question, parce que ce n’est pas une question à laquelle on puisse répondre scientifiquement. Nous pouvons seulement dire que nous devons tirer parti de la présente accalmie. Nous vivons une sorte de pause entre deux combats, et une armée sérieuse, pendant de telles pauses, ne gaspille pas son temps. Elle nettoie ses armes, elle creuse des tranchées, elle forme de nouvelles recrues, elle analyse la guerre et se prépare à la nouvelle et inévitable offensive.

>Pendant la première guerre mondiale Lénine était complètement isolé. Il était en exil, sans ressources, et n’était en contact qu’avec une petite poignée de personnes. C’était un contexte de réaction noire, de triomphe du militarisme et de la sauvagerie. La civilisation s’effondrait. Pourtant, Lénine pouvait discerner les éléments d’une révolution mûrissant lentement. Avec quel enthousiasme n’a-t-il salué l’ "insurrection de Pâques" en Irlande, en 1916, la décrivant comme le début d’une période de soulèvement national et révolutionnaire. L’insurrection de Pâques a été réprimée dans le sang par l’impérialisme britannique. Cependant l’analyse de Lénine s’est avérée correcte un an plus tard. A l’aube du nouveau millénaire, les marxistes authentiques sont les seuls, sur cette planète, à être optimistes. Le capitalisme n’offre en effet que de sombres perspectives. En vérité, les stratèges sérieux du capitalisme envisagent l’avenir avec effroi. La période à venir sera riche en opportunités révolutionnaires. Ceci a été brillamment démontré par la révolution en Indonésie, qui n’est pas finie, ou encore en Iran, où la révolution ne fait que commencer.

L’histoire nous enseigne que les révolutions ne respectent jamais les frontières. Les révolutions de 1848 balayaient l’Europe d’un bout à l’autre. La révolution russe de 1917 — les "dix jours qui ébranlèrent le monde" — non seulement avait un impact colossal sur l’Europe, mais a eu de fortes répercussions en Asie et au Moyen-Orient. Aujourd’hui, les prémisses de la révolution mondiale ont atteint un niveau de développement sans précédent. Des événements dans une partie du monde ont un effet immédiat sur toutes les autres parties. Avec la globalisation, les conflits se propageront rapidement d’un continent à l’autre. A notre époque, une fois que la révolution éclatera dans un pays important, elle se répandra encore plus rapidement que dans le passé. Il suffirait d’une seule victoire comme celle d’octobre 1917, surtout dans un pays industrialisé, et le mouvement fera tâche d’huile, passant d’un pays à l’autre. Nous sommes entrés dans l’époque de la révolution mondiale. Le 21ème siècle connaîtra une recrudescence de la lutte des classes qui doit tôt ou tard mener à une victoire des travailleurs et à l’instauration d’un nouvel ordre mondial à la place de l’actuel chaos sanglant. Ce nouvel ordre mondial porte un nom : le socialisme international.

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