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L’Espagne n’a jamais vécu une authentique révolution bourgeoise et, aujourd’hui, d’importantes tâches de la révolution démocratique restent en suspens : l’abolition de la monarchie, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’éradication des restes de l’appareil d’Etat franquiste… Mais le problème le plus pressant est sans conteste celui de la question nationale.

Sous Franco, la culture et la langue des minorités nationales d’Espagne, les catalans, les basques et les galiciens, furent attaquées et persécutées. Bien que la chute de la dictature leur ait apporté une autonomie significative, la question de leurs relations avec l’Espagne n’a pas reçu de réponse sérieuse, et tous leurs appels à l’autodétermination ont été rejetés avec arrogance par l’Etat central. Pour la classe dirigeante espagnole, rétrograde et brutale, l’unité du pays a toujours été un principe sacro-saint devant être défendu par le fer et le feu. L’unité de l’Espagne ne s’est pas faite sur les bases de la démocratie et du développement économique, mais au moyen de la coercition.

La crise économique de 2008, avec l’instabilité politique et le renouveau de la lutte des classes qui l’ont accompagnée, a compliqué la question nationale, tout particulièrement en Catalogne où un puissant mouvement pour l’autodétermination se développe depuis 2013. L’actuel gouvernement catalan, dominé par un bloc nationaliste, a annoncé qu’il tiendrait un référendum sur l’indépendance le 1er octobre prochain. Il est ainsi entré sur une trajectoire de collision frontale avec le gouvernement de droite madrilène. Tenir tête au gouvernement espagnol n’est pas une tâche facile — les bourgeois et petits-bourgeois nationalistes qui constituent le gouvernement catalan pourront-ils mettre leur menace à exécution ?

La bourgeoisie, la petite-bourgeoisie et la question nationale catalane

La bourgeoisie de catalogne, une des régions les plus industrialisées d’Espagne, est historiquement opposée à celle plus rétrograde de Madrid. Cependant, bien qu’ils aient utilisé le nationalisme pour renforcer leurs positions vis-à-vis de Madrid, les bourgeois catalans n’ont jamais réellement visé l’indépendance, et ont toujours soigneusement évité une confrontation frontale avec l’Etat espagnol. Ils dépendent économiquement du marché espagnol et — en tant que grands propriétaires dont la priorité est avant tout de protéger leurs propres privilèges — sont échaudés par les aventures révolutionnaires. Et, plus important que tout, le principal ennemi de la classe dirigeante catalane n’est pas le gouvernement central, mais le prolétariat. Confrontés à la menace des travailleurs, ils se sont toujours rangés derrière Madrid. Leur objectif a toujours été d’avoir un plus grand poids dans la politique espagnole. Dans une époque d’impérialisme et de capitalisme monopolistique, la bourgeoisie est devenue une classe conservatrice et réactionnaire incapable de mener à bien les tâches démocratiques les plus élémentaires — celles qui furent accomplies par les bourgeois révolutionnaires des 17e et 18e siècles.

Le cynisme et la démagogie de la bourgeoisie catalane furent incarnés au début du vingtième siècle par le nationaliste libéral Francesc Cambó, qui dirigeait la Ligue régionaliste. Durant l’été 1917, il tenta d’organiser une assemblée constituante contre le régime despotique des Bourbons, pour des réformes démocratiques et l’autonomie de la Catalogne. Il tenta d’impliquer le mouvement ouvrier dans cette entreprise, et de renforcer l’appel à cette assemblée grâce à la menace d’une grève générale. L’assemblée entama des négociations avec les socialistes et les syndicats anarcho-syndicalistes.

Les préparatifs pour la grève rencontrèrent un succès inattendu. L’humeur des libéraux devint de plus en plus sombre, à mesure qu’ils réalisaient être en train de conjurer des forces qu’ils ne contrôlaient pas. Cambó et ses soutiens libéraux et nationalistes tournèrent le dos aux travailleurs et abandonnèrent le projet d’une assemblée constituante. Quand la grève éclata en août 1917, ils la dénoncèrent et soutinrent la répression brutale du gouvernement, qui fit plus de cent morts. Comme Cambó l’a admis lui-même dans ses mémoires, face à la menace du bolchevisme « la question des libertés dût être mise en suspens pour quelque temps » (Francesc Cambó, Memòries, p.329). Cette déclaration incarne parfaitement la mentalité de la bourgeoisie catalane — et, par extension, celle des bourgeois démocrates en général. Dans les années d’agitation révolutionnaire et de lutte des classes qui suivirent la grève de 1917, les bourgeois nationalistes catalans devinrent les ennemis les plus féroces et violents des travailleurs, organisant des bandes paramilitaires et soutenant le coup d’Etat militaire de Primo de Rivera en 1923 — coup qui fut préparé dans les manoirs des industriels de Barcelone. Sans surprise, Cambó soutiendra l’insurrection fasciste de Franco en 1936.

Le cynisme de la bourgeoisie trouve son complément dans la couardise de la petite-bourgeoisie démocrate et nationaliste, terrifiée tout autant par la révolution que par la contre-révolution. Le meilleur représentant historique de la petite-bourgeoisie catalane fut probablement Lluís Companys, un avocat syndicaliste qui prit de l’importance dans les années 1930 comme dirigeant de la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC). A l’été 1934, le pays était dans un état de fermentation avancé alors qu’augmentait l’influence du parti fasciste de Gil Robles. En octobre, la décision du Premier ministre Alejandro Lerroux d’intégrer les fascistes dans son cabinet donna naissance à un puissant mouvement d’insurrection à travers le pays. Cette révolte connut son apogée dans les Asturies, où les travailleurs prirent le pouvoir pendant deux semaines.

En Catalogne, le mouvement était mené par Companys, président de la région, qui proclama la république catalane en grande pompe. La petite-bourgeoisie nationaliste était à l’initiative puisque la principale organisation des travailleurs, l’anarcho-syndicaliste CNT, avait tourné le dos à l’insurrection pour un motif sectaire, l’assimilant à une affaire « politique ». Pendant que les travailleurs des Asturies combattaient les contre-révolutionnaires jusqu’à la mort, Companys se rendit sans le moindre combat, appelant les masses à rester dans leurs maisons, abandonnant à l’instant même où le gouvernement envoyait des troupes à Barcelone. Telle est la mentalité de la petite-bourgeoisie démocrate, en Catalogne et partout ailleurs ! Comme Marx l’expliquait à propos des démocrates français de 1848 :

« Si elle appelait aux armes au Parlement, elle ne devait pas se conduire parlementairement dans la rue. Si l’on se proposait sérieusement une démonstration pacifique, il était stupide de ne pas prévoir qu’elle serait accueillie belliqueusement. S’il fallait s’attendre à une lutte véritable, il était vraiment original de déposer les armes avec lesquelles il fallait mener cette lutte. Mais les menaces révolutionnaires des petits bourgeois et de leurs représentants démocrates ne sont que de simples tentatives d’intimidation de l’adversaire. Et quand ils sont acculés, quand ils se sont suffisamment compromis pour se voir contraints de mettre leurs menaces à exécution, ils le font d’une manière équivoque qui n’évite rien tant que les moyens propres au but et cherche avidement des prétextes de défaite. L’ouverture éclatante annonçant le combat se perd en un faible murmure dès que le combat doit commencer. Les acteurs cessent de se prendre au sérieux, et l’action s’écroule lamentablement comme une baudruche que l’on perce avec une aiguille. » (Karl Marx, Le 18 brumaire de L. Bonaparte)

Companys fut emprisonné et condamné à mort par Lerroux, et connut plus tard une fin tragique aux mains du régime franquiste. Ce serait tout de même injuste de le comparer aux petits-bourgeois nationalistes, grotesques et médiocres, de la Catalogne d’aujourd’hui.

La coalition actuelle

Le gouvernement actuellement aux commandes de la région catalane est une coalition. Elle implique deux partis nationalistes importants, le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT) et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), avec la participation d’organisations de la société civile et de figures publiques. Ce gouvernement minoritaire est consolidé de l’extérieur par la Coalition Unité Populaire (CUP), de gauche et pro-indépendance. Le PDeCAT est le nouveau nom de la Convergence Démocratique de Catalogne (CDC), qui représente traditionnellement la bourgeoisie catalane. Fondé en 1974, il devait défendre à Madrid les intérêts des capitalistes catalans. Initialement, dans le milieu des années 1970, la bataille pour les droits démocratiques en Catalogne était menée par le mouvement ouvrier, par les partis communistes et socialistes et les syndicats, mais leur capitulation durant la transition vers la démocratie ouvrit la voie à l’essor du nationalisme bourgeois et petit-bourgeois.

Le CDC (maintenant PDeCAT) servait à renforcer, au parlement, les gouvernements minoritaires du PP et du PSOE en échange de telle ou telle concession. C’est une formation de droite, liée à l’establishment catholique, et corrompue jusqu’à la moelle. Ce parti fait l’objet d’une enquête pour s’être pendant des années systématiquement octroyé une commission de 3 % sur des contrats publics. Les mesures d’austérité qu’il a menées ces dernières années dans la région catalane sont inégalées, même par le gouvernement du PP. Dans les faits, le CDC pouvait compter sans inquiétude sur les votes du PP pour faire passer des projets de loi d’austérité au parlement catalan. Sa forme chauvine et xénophobe de nationalisme rejette la responsabilité des malheurs de la Catalogne sur les « Andalous paresseux ». En 2011, il participa à une messe organisée par le gouvernement du PP pour commémorer les martyrs « catholiques » de la Guerre Civile. C’est également un parti répressif qui a toujours fermement tenu la bride aux dissidents. En 2011, il utilisa la police régionale de Catalogne pour saper le mouvement des Indignés à Barcelone. Vu ces antécédents, on peut douter du fait qu’une Catalogne indépendante gouvernée par ces réactionnaires représenterait un réel progrès par rapport au règne du PP.

C’est justement au lendemain du mouvement des Indignés que le CDC est entré en crise, alors qu’il s’effondrait dans les sondages. A ce stade, son dirigeant et président de Catalogne, Arthur Mas, commença à radicaliser sa rhétorique nationaliste. Le parti n’avait jamais appelé à l’indépendance de la Catalogne, mais Mas prit cette direction pour tenter de regagner en popularité. Ceci conduisit à des tensions au sein du CDC, et même à des scissions — leur partenaire historique, Unió, les abandonna. Dans un contexte de crises économique, sociale et politique profondes, les représentants des capitalistes peuvent acquérir une indépendance relative vis-à-vis de leurs maîtres et s’embarquer dans des aventures démagogiques risquées pour sauver leurs carrières politiques. Nous avons pu observer un phénomène similaire avec le Brexit. En Catalogne, le CDC de Mas s’appuie de plus en plus sur la petite-bourgeoisie radicalisée, au détriment des grands capitalistes qui sont majoritairement hostiles à l’indépendance. En 2012, Mas commença à évoquer l’idée d’un référendum unilatéral sur l’indépendance. En novembre 2014, une consultation symbolique sur ce sujet fut organisée avec l’opposition au gouvernement central, lequel commença dans la foulée à persécuter des politiciens du CDC, Mas compris.

Ce tournant sécessionniste du CDC coïncidait avec un mouvement de masse pour l’autodétermination, qui connut son apogée le 11 septembre 2014, le jour de la fête nationale de Catalogne, quand au moins deux millions de Catalans (sur une population de 7,5 millions) descendirent dans les rues de Barcelone pour demander un référendum sur l’indépendance. Des sondages annoncèrent pour la première fois qu’une majorité de Catalans étaient en faveur de la sécession. Ce mouvement avait un caractère contradictoire. Il était en partie dû à la crise économique profonde et la recherche de changements politiques et sociaux, ce qui rendit de nombreux Catalans sensibles à l’idée d’indépendance. Dans le même temps, il fut nourri par les provocations du nouveau gouvernement PP, élu en novembre 2011, et par le caractère réactionnaire de la Cour Constitutionnelle. En 2010, cette cour révoqua de récentes dispositions légales qui donnaient une plus grande autonomie à la Catalogne et reconnaissaient son statut de nation. Au sein de ce mouvement, massif et interclasses, les objectifs nationalistes réactionnaires de certains coexistaient avec des sentiments progressistes. Beaucoup étaient écœurés par les provocations de Rajoy, du roi et de l’ensemble de l’establishment espagnol et aspiraient à la liberté et à une république de Catalogne socialement avancée.

Politiquement, le principal bénéficiaire de ce mouvement de masse ne fut pas le CDC, mais le parti de centre gauche ERC. L’ERC est plus fermement en faveur de l’indépendance et ne partage pas le caractère réactionnaire et corrompu du CDC. C’est le parti de Companys, le parti de la petite-bourgeoisie catalane de gauche et démocrate. Arthur Mas réussit à exploiter leur couardise pour les attirer dans un front nationaliste, sauvant ainsi la peau du CDC, renommé PDeCAT en 2016. Dans une démonstration classique de peur et d’indécision petite-bourgeoise, l’ERC se sentit incapable de tenir à lui seul les rênes de l’Etat espagnol, et se jeta dans les bras de Mas. C’est là une nouvelle démonstration saisissante du fait que la petite-bourgeoisie, classe intermédiaire et de second rang, ne peut pas être autonome, mais doit en dernière analyse suivre la bourgeoisie ou le prolétariat.

Les élections en Catalogne de septembre 2015 furent présentées comme un référendum d’indépendance, à travers le vote pour le bloc nationaliste (Junts pel Sí, « Ensemble pour le oui »). Il était donc supposé être un vote pour l’indépendance. Cependant, ce front ne gagna qu’une simple majorité des votes, ce qui ne fut pas considéré comme suffisant pour proclamer immédiatement l’indépendance. En fait, la situation politique en Catalogne et en Espagne avait changé de manière significative avant septembre 2015. L’essor de Podemos, qui mettait en avant une alternative de classe radicale, a partiellement coupé l’herbe sous les pieds du mouvement nationaliste. La défense (incohérente) par Podemos du droit à l’autodétermination a rencontré un vif soutien en Catalogne et au Pays basque. Bien que Mas ait été capable de gagner les élections de 2015, le soutien massif pour l’indépendance qui existait en 2014 s’était quelque peu essoufflé.

Mas a dû faire avec l’abstention de huit des députés de la CUP, un parti de gauche radical et pro-indépendance qui a refusé d’entrer dans le bloc nationaliste. Sur le papier, la CUP est un parti anticapitaliste et révolutionnaire. Sa montée en puissance, avec 8 % des votes en 2015, provenant principalement de jeunes électeurs, est un symptôme bienvenu de la radicalisation de la jeunesse catalane. Cependant, l’establishment nationaliste a réussi à intimider et à obtenir la soumission de la CUP, révélant ainsi la faiblesse politique et théorique de ce parti. Le débat autour de l’inféodation à ce gouvernement divisa la CUP en deux. Il a mis en lumière de profondes divisions entre sa base prolétarienne, urbaine et de gauche, et son aile petite-bourgeoise plus nationaliste issue des petites villes. Les nationalistes ont finalement accepté de retirer la figure haïe du très droitier Arthur Mas, mais les mêmes arrangements déplorables persistent sous son successeur, Carles Puigdemont, également issu du PDeCAT. Dans les faits, Mas continue ouvertement de tirer les ficelles. La nature du pacte grotesque avec la CUP a été très bien résumée par Mas lui-même, dans une récente interview :

« On pourrait penser que le PDeCAT est dans une situation fragile par rapport à la CUP, mais ce serait une erreur. Laissez-moi vous donner quelques exemples. La CUP avait posé comme condition à son soutien au budget 2017 que toutes les taxes soient augmentées, mais cela n’a pas été fait, aucune taxe n’a augmenté. Cela a été un fiasco pour la CUP. Bien qu’ils en aient fait grand bruit. Autre exemple : ils demandaient que les subventions aux écoles privées soient supprimées, mais elles n’ont pas été touchées. En réalité, malgré leurs coups de colères, rien n’a changé. Si vous vous fiez au bruit fait par la CUP, vous pouvez imaginer qu’elle obtient ce qu’elle veut. Mais la réalité est très différente. » (La Vanguardia, 09/07/2017)

Derrière le prétexte des « intérêts nationaux » de la Catalogne, la CUP a en réalité été entraînée dans un humiliant accord de collaboration de classe. Elle a fini par soutenir un gouvernement dirigé par un parti bourgeois corrompu, dont le soutien à l’indépendance est au mieux douteux, et dont le budget est fait de coupes austéritaires. Mas et Puigdemont avaient ainsi promis de faire des pas décisifs en direction de l’indépendance dans le mois qui suivrait la formation du gouvernement, mais il ne s’est rien produit de tel. Puigdemont, supposément à la tête d’une administration provisoire censée préparer la sécession, continue de gouverner comme par le passé et passe des lois réactionnaires contre les travailleurs. En fait, au parlement national de Madrid, Le PDeCAT a aidé le gouvernement minoritaire de Rajoy, l’ennemi juré de l’indépendance de la Catalogne, à faire passer de nombreux projets de loi réactionnaires, comme la contre-réforme sur les dockers. Au sommet du PP comme du PDeCAT les intérêts de classe des capitalistes surpassent le nationalisme. Il n’est pas étonnant que les sentiments pro-indépendance aient décliné dans les sondages, bien en dessous des 50 %, depuis que Puigdemont a été assermenté. Dans ces conditions, l’alliance entre le PCeCAT et l’ERC, ainsi que leur pacte avec la CUP, ont été compromis, et Puigdemont a été contraint d’annoncer un référendum exécutoire sur l’indépendance pour le 1er octobre 2017.

Le référendum

La nécessité de ce référendum pourrait laisser songeur, là où les élections de septembre 2015 étaient présentées comme un plébiscite sur l’indépendance. Mais il y a peu de logique à trouver dans les pirouettes improvisées des nationalistes bourgeois, en dehors de leur volonté de sauver leurs carrières et leurs réputations dans le court-terme. Les évènements de juin et juillet ont ensuite confirmé la couardise et la démagogie du PDeCAT et de l’ERC. Désigné comme organisateur du référendum, Oriol Junqueras, le dirigeant de l’ERC, a rencontré le refus de la plupart des conseillers du PDeCAT (équivalent régional d’un ministre) de signer des déclarations collectives qui auraient « mis en danger leur propriété ». Des déclarations qui les auraient en fait exposés à des amendes et des sanctions de la part de l’Etat espagnol. En outre, le gouvernement catalan a été jusqu’ici incapable d’acheter les bulletins de vote pour ce référendum, en raison d’intimidations de l’Etat espagnol qui a menacé d’intervenir dans les finances de la Catalogne si l’argent public était engagé dans ce plébiscite. Le gouvernement de Catalogne joue à cache-cache avec Madrid. Voici donc les gens qui préparent la bataille contre l’Etat espagnol ! Ces incidents ridicules ont provoqué une purge de trois conseillers et le remplacement de la direction de la police catalane, par des nationalistes jusqu’au-boutistes. Il est très probable que les semaines à venir verront se multiplier ces démissions, purges et autres conflits. Les sections petites-bourgeoises les plus radicalisées du PDeCAT sont remontées contre les sections plus « respectables », bien plus étroitement liées au monde des affaires.

Les prochaines actions du gouvernement catalan sont facilement prévisibles. Il compte adopter un projet de loi sur le référendum en août (ce dernier n’ayant jusqu’ici été qu’annoncé, il doit être encore formellement promulgué). La Cour Constitutionnelle de Madrid annulera immédiatement ce projet de loi, mais Puigdemont espère répondre à cela par une démonstration de force massive lors de la fête nationale de Catalogne, le 11 septembre. Ce qu’il se passera ensuite reste incertain. Il semblerait que Puigdemont et Mas espèrent tous deux une séquence de répression bien dramatique, accompagnée de l’arrestation de dirigeants politiques catalans et la suspension de l’autonomie de la Catalogne. Cela fournirait l’excuse justifiant l’annulation du référendum tout en sauvant la face, en clamant que tout aura été tenté. Ils pourront alors tenter de tenir une consultation symbolique comme en 2014, ou organiser quelques manifestations de protestations. En réaction, une répression décisive de la part de Madrid est une possibilité à prendre très au sérieux. En effet, Rajoy ne peut pas autoriser la tenue de ce référendum — notamment parce que l’abstention de toute une section des adversaires de la sécession, qui considère ce référendum comme illégitime, pourrait donner une victoire à l’indépendance. De plus, le PP est dans un gouvernement minoritaire et est tiré vers sa droite par le parti chauvin Ciudadanos. Les mesures de répression devront être proportionnelles à la résolution des nationalistes, qui ne sera, de manière prévisible, pas très prononcée.

La manière dont se dérouleront les évènements conditionnera les réactions de l’opinion publique. Il est concevable qu’à moyen terme le mouvement sécessionniste soit sapé par ses tergiversations et perde de son attractivité, bien que dans le même temps une section des nationalistes puisse se radicaliser, probablement sous la bannière de l’ERC. L’impact des évènements catalans sur la politique nationale est également imprévisible, mais Rajoy, en minorité et menacé par des scandales de corruption, n’est pas en position de force pour tirer profit de ces futurs développements.

Jusqu’ici Rajoy a joué d’une stratégie patiente et réfléchie, évitant les provocations inutiles. L’Etat central a contré les mouvements de Puigdemont sans dévoiler tout son jeu. La fermeté de Madrid et les hésitations de Barcelone sont le reflet des forces de classes en mouvement. Le gouvernement central s’en tient fermement aux principes chauvins de l’unité nationale et de la défense de l’Etat, avec le soutien inconditionnel de l’impérialisme espagnol et européen. Les nationalistes catalans, poussés dans des directions contradictoires par la situation, sont entraînés dans un cul-de-sac et sentent bien que leurs maîtres, les bourgeois catalans, vont leur faire faux bon. Une classe sociale réactionnaire prétend accomplir des tâches révolutionnaires, et cela ne peut aboutir qu’à une farce.

Le seul moyen de contrecarrer la coercition venant du gouvernement central est de mobiliser les masses catalanes. Le gouvernement catalan pourrait facilement appeler des milliers de Catalans à descendre dans la rue et inciter les masses à prendre l’initiative, mais Puigdemont et sa clique sont terrifiés devant ce genre de scénario imprévisible. Cependant, il y a déjà des éléments incontrôlables dans la situation actuelle et, confronté à des provocations significatives du gouvernement central, le noyau dur du mouvement nationaliste pourrait prendre la rue en masse.

Unidos Podemos

Unidos Podemos (UP, l’alliance entre Podemos et la Gauche Unie) pourrait potentiellement devenir un facteur majeur dans le déroulement de la question nationale espagnole. Comme dit précédemment, ils ont coupé l’herbe sous le pied des sentiments nationalistes à la fois en Catalogne et au Pays basque, par la combinaison d’un programme de gauche progressiste et la défense du droit à l’autodétermination. Cependant, le positionnement du parti sur ce dernier point a été incohérent. Pablo Iglesias et Alberto Garzón, les dirigeants respectifs de Podemos et de la Gauche Unie, ont pris position contre le référendum d’octobre, déclarant qu’il est illégal et qu’il lui manquait la reconnaissance internationale (sans surprise, l’UE et les Etats-Unis ont désavoué le référendum, se tenant au coude à coude avec les forces réactionnaires du chauvinisme et de l’impérialisme espagnol).

Iglesias et Garzón proposent de patienter jusqu’à ce qu’ils arrivent au pouvoir, quand ils réformeront la constitution et assureront aux Catalans la tenue d’un référendum équitable, avec une supposée « reconnaissance internationale ». Cette position sans courage n’offre pas de perspectives aux Catalans qui veulent voter dès maintenant, repoussant le plébiscite à un futur indéterminé, et elle est de plus utopique dans les termes. Deux tiers des députés sont requis pour réformer la constitution, et il est quasiment impossible que UP et ses alliés puissent avoir jamais une telle majorité. Ada Colau, la maire de gauche de Barcelone, et son parti ont également pris un positionnement ambigu et sans courage, une regrettable reculade par rapport à leur ligne originelle qui proposait la tenue unilatérale d’une assemblée constituante et d’un référendum d’indépendance. Seule la branche catalane de Podemos a pris une position plus courageuse. Suite à une consultation interne, ils appellent le peuple à participer au scrutin, même s’ils n’y voient qu’un acte de protestation symbolique et non un plébiscite authentique et contraignant.

La position timide d’UP est un reflet de l’approche légaliste d’Iglesias et Garzón vis-à-vis des changements sociaux ainsi que de leur foi en la démocratie bourgeoise et la diplomatie, mais aussi de leur peur d’une confrontation avec le chauvinisme des responsables espagnols. Il est également possible que ce soit une tentative d’Iglesias de s’attirer la sympathie du nouveau dirigeant du PSOE, Pedro Sánchez, qui se tient sur la gauche de ses prédécesseurs. Sánchez est bien sûr contre le référendum, mais est en faveur d’une réforme constitutionnelle et d’une transformation de l’Espagne en une fédération multinationale. Les travailleurs qui soutiennent les socialistes ne seront pas gagnés par une imitation des attitudes réformistes et de l’inconsistance des dirigeants du PSOE, mais au contraire en étant très exigeant envers ces derniers.

Le droit à l’autodétermination pour les Catalans ne pourra pas être obtenu dans le cadre de la démocratie bourgeoise. La tâche principale des dirigeants d’UP n’est pas d’appeler au respect de la législation de l’Etat espagnol, haï par des millions de Catalans et d’Espagnols, mais de soutenir un référendum unilatéral. Au niveau national, ils doivent dénoncer le caractère réactionnaire du gouvernement central et de la constitution espagnole, et dans le même temps, en Catalogne, ils doivent soutenir le référendum et appeler le peuple à y participer tout en dénonçant la couardise et le cynisme des nationalistes bourgeois catalans. Un tel bras de fer avec l’Etat central représenterait une rupture avec l’ensemble du système capitaliste et impérialiste, et s’il était poursuivi avec cohérence le mouvement ne pourrait que prendre une orientation anticapitaliste. Si Podemos mobilisait courageusement ses forces pour le soutien au plébiscite et en opposition à la répression de l’Etat central, il pourrait renverser la situation et pousser Rajoy et Puigdemont entre le marteau et l’enclume. Podemos aujourd’hui, comme la CNT en 1934 (mais cette fois sur la base d’une argumentation réformiste trouillarde), laisse la voie complètement dégagée pour que les nationalistes bourgeois et petits-bourgeois prennent l’initiative.

La classe ouvrière de Catalogne est actuellement divisée sur la question nationale, en partie parce qu’il n’existe pas d’alternative de classe clairement énoncée. Une ligne ferme soutenant le référendum d’octobre, mais s’opposant aux nationalistes bourgeois pourrait s’attirer la sympathie des millions de Catalans qui veulent voter et défier Rajoy. Cela pourrait les gagner à l’idée que les travailleurs de toute l’Espagne ont un intérêt commun, et qu’ensemble ils pourraient renverser le régime réactionnaire de Madrid. Une récente enquête du Centre des Etudes d’Opinion, l’organisme de sondage du gouvernement catalan, a révélé que 41 % des Catalans sont en faveur de l’indépendance et 49 % y sont opposés. Mais plus important, il montre que 67,5 % veulent participer à ce référendum.

L’humeur des masses peut changer très rapidement dans les semaines à venir en fonction du caractère et de l’évolution de la campagne, et des actions de Madrid. Dans la mesure où le référendum est soutenu par le PDeCAT et l’ERC, beaucoup de travailleurs s’en éloigneront. Une partie significative du prolétariat catalan, en particulier à Barcelone et sa ceinture industrielle, est de langue espagnole et, tout en étant hostile à Rajoy, est tout autant repoussés par le PDeCAT, parti de bigots et de bourgeois. Quoi qu’il en soit, les analyses montrent que, bien qu’il y ait un soutien limité pour l’indépendance, la majorité des Catalans veut avoir son mot à dire sur ses relations avec l’Espagne et se méfie du gouvernement central.

Podemos est né au cœur des luttes sociales de masse de 2011-2014, qui n’étaient pas seulement une rébellion contre des inégalités et des injustices économiques, mais étaient également un mouvement de libération contre un régime oppressif, rétrograde et corrompu. Pour apporter une réponse à ces aspirations économiques et politiques, Podemos doit rompre avec ce système économique d’exploitation qu’est le capitalisme et avec le système politique bourgeois, oppressif et pourrissant, il doit abandonner sa foi dans la légalité bourgeoise et se battre pour la liberté en adoptant des méthodes révolutionnaires. Le droit à l’autodétermination est une tâche révolutionnaire, tâche qui, dans une époque de décomposition capitaliste et impérialiste, incombe non aux lâches nationalistes bourgeois, mais à leurs fossoyeurs, à la gauche radicale et à la jeunesse et aux travailleurs en lutte.

A notre avis, les travailleurs d’Espagne seront plus fort s’ils marchent ensemble dans la lutte contre les capitalistes et leur appareil d’Etat oppressif. La transformation socialiste de la société ne pourra pas se faire dans les limites étroites de telle ou telle région, mais doit s’étendre à la péninsule ibérique dans son ensemble et, finalement, à l’Europe et au-delà. Cependant, une authentique alliance des travailleurs d’Espagne doit être volontaire et démocratique, construite sur la base de la liberté et du respect mutuel. Cela implique que les organisations de gauche et de la classe ouvrière d’Espagne doivent garantir aux peuples de la péninsule le droit à l’autodétermination, jusqu’à la sécession si nécessaire. Le conflit actuel sur la Catalogne est une occasion de mettre en œuvre ce principe et de consolider l’unité de la classe ouvrière autour du combat contre le chauvinisme espagnol et l’oppression d’Etat.

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