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Immaculée conception

Dans une étude sur le mythe d’Adam et d’Eve parue dans la Revue Socialiste et dans un autre article publié par une revue de Londres (Times, septembre 1890), j’ai essayé de me servir des faits connus sur les sociétés primitives, nouvellement étudiées, pour expliquer la légende biblique d’Adam et d’Eve et l’homérique et inexplicable épithète de tritogeneia, ter renata, trois fois née, que l’Illiade et les hymnes orphiques donnent à Athéna. Je vais, dans cette étude, appliquer la même méthode à la légende chrétienne de la Vierge Marie, mère du Christ. Paul Lafargue, 1896.


I

Tout d’abord il faut se demander si le christianisme est la seule religion qui possède le mythe de l’Immaculée Conception.

On retrouve ce mythe dans les religions des principaux peuples du bassin méditerranéen, et on pourrait peut-être ajouter de tous les peuples.

Trois déesses grecques, Junon, Minerve et Diane, portaient l’épithète de partheneia, virginale [1]. Cependant Junon eut plusieurs enfants et Minerve, la vierge par excellence, fut plusieurs fois mère. D’après Cicéron et Aristote, elle avait mis au monde Apollon patrôos (protecteur des pères) ; Vulcain, en cette circonstance, avait été son mari, ou plutôt son violateur, ce qui ne l’empêchait pas de partager avec elle son temple sur l’acropole d’Athènes ; les fêtes des lampadephories étaient célébrées en l’honneur de Minerve et de Vulcain. - Neptune, en sa qualité de dieu marin, se permit un grand nombre de viols, la déesse athénienne fut une de ses victimes ; mais la Terre fut assez complaisante pour porter dans son sein le fils de Minerve et de Neptune, Erichthonius. Malgré ces enfants, la déesse continuait à recevoir l’épithète de vierge ; et son temple sur l’acropole, l’Erechtheum, était consacré à Minerve métro-parthenos, la vierge-mère. Elle était même une déesse tutélaire des femmes violées, fort nombreuses dans les tribus primitives de la Grèce, comme dans les tribus australiennes. Aethra, violée par Neptune dans l’île de Sphérie, éleva un temple à Minerve apaturia (décevante) ; quand Hercule eut triomphé de la reine des Amazones, il lui consacra la ceinture qu’il lui avait enlevée ; le jour de leur mariage, les fiancées de Trézenne faisaient hommage à Minerve de leurs ceintures.

Dans la tête des Grecs, l’idée de virginité et de maternité ne s’excluaient pas. Nous verrons tout à l’heure que vierge-mère signifiait mère sans le concours de l’homme, comme c’est le cas pour la vierge-mère Marie : mais dans les temps primitifs cela voulait dire mère sans être mariée. C’est ce qui explique ce passage des Euménides d’Eschyle, dans lequel Minerve dit que « quoique l’homme a tout son cœur, elle n’a jamais consenti à accepter le joug du mariage ». En Grèce, on appelait fils de vierge (parthenias), le fils d’une fille non mariée. La femme était censée vierge tant qu’elle n’était pas mariée.

La Grande Mère des dieux, dont le culte, répandu dans l’Asie antérieure, pénétra en Italie dans le cours du II° siècle avant Jésus-Christ, était également une vierge-mère, comme Minerve. « La mère des dieux, dit l’empereur Julien, est la déesse qui enfante et qui a commerce avec le grand Jupiter, qui engendre et organise les êtres avec le père de tous ; cette vierge sans mère s’assied à côté de Jupiter, parce qu’elle est réellement la mère de tous les dieux. » Ainsi qu’on le verra plus loin, le grand Jupiter tenait une position très humble vis-à-vis d’elle ; il n’était pas son époux, mais son Joseph. La mère des dieux restait toujours vierge, malgré sa nombreuse progéniture, parce qu’elle n’était pas mariée.

Assurément, l’idée de vierge-mère devait avoir pris naissance à l’époque où le mariage par couple, par paire, dit Morgan, remplaçait le mariage par groupe ou par clans : une femme alors restait vierge quoique mère, tant qu’elle n’avait pas été liée par une union monogamique. Minerve et la Mère des dieux, qui appartiennent à la plus antique génération divine, devaient être les divinités des Grecs et des Phrygiens alors qu’ils avaient des mœurs maritales analogues à celles des peuplades polynésiennes.

Plus tard, sans doute, le mot de vierge-mère prit un autre sens et signifia mère sans l’intervention de l’homme. Junon se glorifiait d’avoir eu Mars et Hébé, sans le secours d’aucun mâle, c’était sa manière de répondre à Jupiter qui se targuait d’avoir donné naissance à Minerve. Isis, la grande déesse d’Egypte, inscrivait fièrement sur ses temples : Je suis la mère du roi Horus et personne n’a relevé ma robe.

Si des bords de la Méditerranée, nous passons à l’extrême Nord, en Finlande, nous retrouvons le même mythe. Dans le Kalevala, le poème national des Finnois, il est parlé de trois vierges qui sont fécondées par l’air. lsnatar, la « belle vierge », chante : « Je suis la plus ancienne des femmes, je suis la première mère des humains, j’ai été cinq fois épouse et six fois fiancée, » mais elle restait toujours vierge, elle n’avait qu’à divorcer pour redevenir vierge. Les Argiens prétendaient que leur déesse poliade (protectrice de ville), Junon, allait tous les ans se baigner à la fontaine Canathos, à Nauplie, pour recouvrer sa virginité. Peut-être que les femmes d’Argos se baignaient à la fontaine Canathos pour divorcer.

Ce qui prouve bien que, comme toujours, les dieux ne faisaient que reproduire les mœurs des humains, c’est que les mortels avaient également le privilège des conceptions immaculées. Le vieux barde du Kalevala, Wänamoinen, est le fils de la vierge Luounotar, fille d’Ilna mère des héros, qui a été fécondée par la mer. Une inscription de Sargon, un des plus anciens rois de la Chaldée, que Lenormand fait remonter à 3.800 avant Jésus-Christ, dit : « Sargon, roi puissant, roi d’Agadé, moi ! - ma mère me conçut sans la participation de mon père. »

Les femelles des animaux possédaient aussi le privilège des conceptions immaculées. Les juments de Rhésus, « plus blanches que la neige et plus rapides que l’air », étaient fécondées par le zéphyr, au bord de la mer. Borée, le vent du nord, remplissait cette fonction pour les cavales d’Erichthonius. Les juments de Cappadoce, du Tage, et d’autres lieux, procréaient de cette curieuse façon.

Horappolon nous dit que le vautour qui, dans les hiéroglyphes égyptiens, représente la victoire, symbolise aussi la mère, parce que dans l’espèce des vautours il ne se trouve pas de mâle, et que pour être fécondées, les femelles n’ont qu’à exposer leurs organes sexuels au vent du nord.

II

L’homme, jaloux de cette prétention de la femme de se passer de lui pour perpétuer l’espèce, affirma que lui aussi pouvait procréer sans le secours de la femme. Jupiter, dans l’Olympe, enfanta Minerve. Saint Augustin a conservé dans la Cité de Dieu un vers de Soranus, dans lequel ce dieu est appelé « le père et la mère des dieux ». Des médailles de Mylassa représentent Jupiter barbu et orné de deux mamelles découvertes.

Noum, un des dieux du Panthéon égyptien et un des agents de la création, pondit de sa bouche un œuf qui donna naissance à Phtah, créateur des astres.

Le scarabée, d’après saint Clément d’Alexandrie, symbolisait dans l’écriture hiéroglyphique, le soleil et le père. « Il représente, dit Horappolon, l’être né d’un seul être, parce qu’il s’engendre lui-même et qu’il n’est pas porté dans le ventre d’une femelle. Voici de quelle manière il procède. Il prend la fiente de bœuf, qu’il roule avec ses pattes de derrière pour lui faire prendre la forme ronde, qui est celle du monde. Son petit globe ainsi formé, il le cache sous terre... le vingt-neuvième jour, il l’ouvre et le jette dans l’eau... et il sort alors un nouveau scarabée... Le scarabée symbolise le père, parce qu’il naît du mâle seul ; le monde, parce que le globule où l’embryon se forme à la figure du monde, et l’homme, parce qu’il n’y a pas de scarabée femelle, disent les Egyptiens. »

***

Poussé par le désir de dépouiller la femme de sa grande fonction de génératrice, l’homme prétendit qu’elle ne jouait que le rôle passif de réceptacle. Dans les Euménides, Apollon se charge d’exposer la théorie masculine : « Ce n’est pas la mère qui engendre ce qu’on appelle son enfant ; elle n’est que la nourrice du germe versé dans son sein. Celui qui engendre, c’est le père. La femme, comme un dépositaire étranger, reçoit d’autrui le germe, et quand il plaît aux dieux, elle le conserve. La preuve de ce que j’avance, c’est qu’on peut devenir père sans qu’il soit besoin de mère : témoin Minerve, la fille de Jupiter. Elle n’a point été nourrie dans les ténèbres du sein maternel. »

Un mythe grec montre tout le mépris que les hommes et les dieux avaient pour la fonction procréatrice de la femme. Jupiter, Neptune et Mercure, pour récompenser Œnopion, un des fils de Bacchus, de l’hospitalité qu’il leur avait donnée, lui dirent de formuler un vœu. Il demanda un fils et les trois dieux urinèrent dans la peau du bœuf qu’on avait tué pour les régaler, l’enterrèrent, et neuf mois après naquit Orion, que Jupiter plaça au ciel.

***

Ces mythes nous révèlent que les peuples primitifs ont de très vagues notions sur la procréation des êtres et que les deux sexes, à un moment du développement historique, entrèrent en rivalité pour savoir lequel des deux jouait le rôle important dans l’acte de la génération.

Les dieux, non satisfaits de dépouiller les déesses de leur rôle dans l’acte de la génération, prirent leurs formes, leurs costumes et leurs attributs. Ils s’habillèrent en déesses. Il y avait, à Lacédémone, un Apollon vêtu en femme et portant dans ses mains l’arme des amazones, le bipêne ; Jupiter, le roi de l’Olympe, ne croyait pas déroger à sa grandeur en prenant ce déguisement féminin, ainsi que le prouvent diverses médailles où il est habillé en femme, avec des bandelettes et des mamelles ; l’aigle, son oiseau symbolique, était pour compléter le déguisement et lui donner le caractère de mère. L’aigle est très voisin du vautour, le symbole d’Isis, mère ; on a pu confondre les espèces d’un pays à l’autre ; des espèces intermédiaires, telles que le gypaète, le vautour-aigle, sont communes. L’aigle, de même que le vautour et les autres oiseaux de proie, offrent, dit-on, cette particularité que les femelles sont plus robustes et plus audacieuses que les mâles.

Ce changement de sexe n’avait pour but que de déposséder les déesses de leur temple. Le dieu y entrait timidement sous le déguisement féminin pour s’y faire adorer et finissait par expulser les divinités féminines. Dans le temple d’Hérapolis la statue de Jupiter se trouvait à côté de celle de Junon, mais on lui rendait un culte secondaire ; en lui offrait des sacrifices en silence, sans les chants et les sons de flûte que l’on prodiguait à sa compagne ; lorsqu’on promenait leurs statues hors de l’enceinte sacrée, c’était celle de la déesse que l’on transportait la première. Apollon avait eu plus de succès à Delphes, qui avait été le temple de la Terre et de ses filles les Titanides, Thémis et Phébé (Eschyle. Les Euménides). Pan lui ayant appris l’art de prédire, il se rendit à Delphes, tua le serpent Python, qui gardait la caverne, s’affubla du nom de Phébus et s’empara de l’oracle.

C’était, en effet, pour déposséder les femmes de leurs biens et du rang supérieur qu’elles occupèrent dans la famille matriarcale, que les hommes, puis ensuite les dieux, jouèrent la comédie du changement de sexe et de la couvade (accouchement simulé).

Les femmes répondirent à ces attentats contre leurs droits et leurs biens en simulant les attributs de l’autre sexe. Il y avait à Chypre une statue de Vénus barbue : les hommes lui faisaient des sacrifices vêtus en femmes, et les femmes vêtues en homme. Saint Augustin rapporte qu’on adorait à Rome une Fortune barbue. Isis et plusieurs déesses d’Egypte étaient représentées avec les organes sexuels de l’homme : Isis avait pris pour symboles le vautour et le scarabée pour prouver qu’elle possédait les deux sexes. Les hymnes orphiques donnent à Minerve les épithètes de mâle et de femelle (arsen kai thélus) ; Baal, que les israélites adorèrent, était aussi une divinité bisexuée ; aussi la traduction grecque des Septante l’appelle tantôt le, tantôt la Baal. La divinité finit par être hermaphrodite, comme le lièvre qui, d’après Pline, réunit les deux sexes. La troisième hymne religieuse de l’évêque de Ptolémaïs, Synessius, dit de l’esprit infini :

Tu es le père, tu es la mère, Tu es le mâle, tu es la femelle.

III

Eusèbe traitait dédaigneusement le culte égyptien de « sagesse de scarabée », et cependant le mythe de la Vierge Marie n’est qu’une réminiscence du bord du Nil.

Osiris était représenté sur la terre par le bœuf Apis : mais comme Osiris avait été conçu par sa mère Isis sans l’intervention d’aucun dieu, sa représentation terrestre devait également naître d’une vache vierge sans le secours d’aucun mâle. Hérodote nous apprend que la mère d’Apis était fécondée par un rayon de soleil et, selon Plutarque, par un rayon de lune. Des inscriptions hiéroglyphiques confirment cette origine céleste : « Sois-moi propice, dit une stèle de Memphis, ô Apis vivant, toi qui n’a pas de père. »

Jésus, comme Apis, n’avait pas de père, et avait été conçu par un rayon descendu du ciel. Apis était un bœuf, mais il représentait un dieu, qui avait pour représentation l’agneau. Or, Osiris est souvent représenté avec une tête de bélier. Le dieu égyptien Osiris était devenu international chez les peuples méditerranéens, sous les noms d’Adonis, d’Atys, de Thammuz, dont la mort était pleurée dans le temple de Jéhovah par les femmes de Jérusalem (Ezéchiel, VIII, 14).

La déesse syrienne, dont le culte s’introduisait un peu partout, était tombée du ciel dans un œuf couvé par une colombe ; alors qu’elle habitait les montagnes de Phrygie, (beaucoup de déesses primitives avaient vécu d’abord dans les bois et sur les rochers, Minerve par exemple) la déesse syrienne s’appelait Mâ, qui en phrygien signifie mère et brebis. L’intervention de la colombe dans le mythe chrétien lui donne un cachet asiatique : dans l’Asie Mineure la colombe, était en grande vénération en souvenir de Sémiramis et de sa mère Décerto.

La religion nouvelle. qui devait devenir le christianisme, se formait avec les mythes de tous les peuples brisés et mélangés par la domination romaine ; elle prenait leurs symboles ; l’arbre, par exemple, représenté en Egypte par un cyprès, l’était en extrême Orient par une croix. C’est précisément parce que la religion chrétienne était un composé informe des mythes en circulation qu’elle put convenir à des peuples divers.

Dans les premiers siècles, il était difficile de distinguer les chrétiens des sectateurs des autres cultes, dont ils avaient assimilé les mythes. C’était à s’y tromper : aussi l’empereur Adrien, écrivant à un de ses préfets, disait : « Cette Egypte que tu me louais, je l’ai trouvée légère et inconséquente... Ceux qui adorent Sérapis [2] sont chrétiens et les évêques chrétiens sont dévoués à Sérapis... Un patriarche est arrivé en Egypte, les uns l’ont dit adorateur de Sérapis, les autres du Christ. »

Osiris, ainsi que Jésus, avait dû souffrir et mourir afin de mériter l’honneur de partager avec sa mère Isis les hommages des mortels.

***

Le mythe de l’Immaculée Conception n’est donc pas une invention du premier siècle du christianisme, mais un mythe des plus antiques : il a dû être élaboré alors que l’homme, pour s’emparer des biens et de l’autorité de la femme dans la famille matriarcale, réduisait son rôle dans la procréation, et que la femme répondait à ces attentats contre ses droits et sa fonction en prétendant qu’elle n’avait pas besoin de l’intervention de l’homme pour concevoir.

La renaissance du mythe de l’Immaculée Conception se produisait au moment où la société antique chancelait sur ses bases : la famille patriarcale s’écroulait et la femme du monde gréco-latin s’émancipait du lourd joug marital qui pesait sur elle depuis des siècles. Les religions féminines de l’époque matriarcale, dans lesquelles les déesses dominaient les dieux, qui s’étaient perpétuées en Egypte et en Asie Mineure, s’introduisaient et se répandaient dans les nations, où même depuis longtemps les dieux masculins avaient dépossédé les déesses de leurs antiques prérogatives. C’était la revanche, annoncée par Prométhée, qui devait « dépouiller Jupiter de son sceptre et de ses honneurs » (Eschyle)

Mais le triomphe fut de courte durée. Les femmes perdirent de nouveau les droits qu’elles commençaient à reconquérir. La religion chrétienne qui, reprenant et mettant en grand honneur le mythe de la vierge-mère, semblait devoir aider les femmes dans leur émancipation, se transforma et devint un instrument d’oppression. On ne disputa plus à la femme son rôle dans la procréation, mais on fit plus, on essaya de la dépouiller de sa qualité d’être humain. Un concile s’assembla pour discuter si la femme n’était pas un animal inférieur, privée d’âme ; et c’est seulement à la majorité d’une voix que l’Eglise chrétienne, fondée sur l’antique mythe féminin de l’Immaculée Conception, décida que la femme avait une âme tout comme l’homme.


[1] Je me sers des noms latins pour les divinités de l’Olympe grec, parce qu’ils sont plus connus, bien qu’il soit aussi erroné de les désigner ainsi que de donner le même nom de Dieu au Jehovah Juif, au Père éternel chrétien et à l’entité métaphysique panthéiste.

[2] « La plupart des prêtres égyptiens, dit Plutarque, veulent que le nom de Sérapis soit composé de ceux d’Apis et d’Osiris, fondés sur ce point de doctrine que Apis est l’image la plus belle d’Osiris » (de Iside).

 

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