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Avec le couronnement d’Hillary Clinton lors de la Convention nationale démocrate (CND) à Philadelphie, la boucle semble bouclée pour le cycle électoral de 2016. Elle a entamé la course comme tête d’affiche il y a douze mois, et elle est maintenant officiellement la candidate du parti. Cependant, ce que nous venons de traverser n’est pas une boucle, mais un développement en spirale contradictoire. Le fleuve de la politique étasunienne a débordé, et même si la capitulation de Sanders a temporairement amené un reflux, son cours est à jamais transformé.

De nombreux partisans de Sanders sont déçus et fâchés, et avec raison. Une opportunité vraiment historique a été manquée. Mais il y a plusieurs leçons positives à tirer de cette expérience, et il y a plusieurs raisons de demeurer optimiste quant à l’avenir de la révolution socialiste aux États-Unis. D’abord et avant tout, il faut garder en tête une vision à long terme de l’Histoire. C’est un fait indéniable qu’un intérêt pour le socialisme a gagné le grand public. Le caractère significatif de ce développement, particulièrement dans un pays soumis à des décennies d’hystérie anticommuniste, ne devrait pas être sous-estimé.

N’oublions pas que lors du cycle électoral d’il y a huit ans, les promesses abstraites d’« espoir » et de « changement auquel nous pouvons croire » de Barack Obama ont suffi pour lui donner les clés de la Maison-Blanche. Mais la crise du capitalisme allant en s’aggravant, les problèmes des travailleurs américains n’ont fait qu’empirer. Le résultat en fut Occupy Wall Street, qui a avancé l’idée des « 99 % contre les 1 %» - un « nous contre eux » très net. Black Lives Matter a mis à l’avant-scène le racisme et la brutalité policière, présentant ainsi, encore une fois, une perspective du « nous contre eux » à propos de la structure de la société. Puis Bernie Sanders est venu, ralliant des millions de personnes avec son électrisant appel à une « révolution politique contre la classe des milliardaires » - une référence claire à la classe et à la révolution. En somme, la vitesse à laquelle des millions d’Américains ont pris un virage à gauche est époustouflante. Cependant, ils ne sont pas tous passés à gauche. Face à la crise et à l’instabilité, des millions de personnes ont été attirées par le populisme de droite de Donald Trump. Comment expliquer cela ?

Polarisation dans un vide politique

Lors du boom économique prolongé ayant suivi la Deuxième Guerre mondiale, une couche de travailleurs qualifiés, en particulier de travailleurs blancs, s’est vue accorder quelques miettes de plus que les autres, dans le cadre d’une politique consciente visant à diviser la classe ouvrière sur des lignes raciales pour mieux régner sur elle. Le « rêve américain » semblait être une réalité pour des millions de personnes. La qualité de vie offerte aux travailleurs d’usines ayant eu leur diplôme d’études secondaires ferait des envieux chez les cols blancs d’aujourd’hui : un accès généralisé à l’éducation supérieure pour leurs enfants, un filet social, un accès à des soins de santé généreux, une pension de retraite et des congés payés. Les luttes de classe des années 1930 et 1940 ont disparu des mémoires ; le maccarthysme et les politiques serviles du Parti communiste ont mené à une purge de la gauche dans les syndicats ; la base des syndicats a baissé la garde dans une situation d’amélioration graduelle des salaires et des conditions de travail ; et les leaders syndicaux ont viré très loin à droite, et dans les faits ont fusionné avec le Parti démocrate.

La crise économique mondiale de 1974 a signalé la fin de cette période anormale. Au cours des 40 dernières années, les gains chèrement acquis du passé ont été repris et les syndicats ont été numériquement décimés. Bien que la productivité du travail ait doublé depuis les années 1970, le pouvoir d’achat a stagné ou décliné pour la plupart des travailleurs, les coûts des services de santé et d’éducation ont monté en flèche et l’idée des vacances d’été ou d’une retraite confortable est totalement hors de portée pour la plupart des travailleurs et des jeunes des États-Unis.

La crise économique de 2008 fut un tournant critique de l’histoire du capitalisme mondial. La confiance dans le système a été durement secouée. Des millions d’emplois furent perdus, des millions de maisons furent saisies – et Wall Street s’est enrichi comme jamais. Il a fallu sept ans pour que le nombre de travailleurs salariés atteigne le niveau d’avant la crise, et cela n’inclut pas les millions de personnes qui sont entrées sur le marché du travail depuis lors. Le PIB a augmenté d’environ 2,4 % par année au cours des dix dernières années, ce qui serait normalement considéré comme un « tassement de la croissance ». Le peu de croissance a profité presque exclusivement aux riches. Le 1 % le plus riche du monde – dont une grande partie habite aux États-Unis – possède davantage de richesse que le 99 % restant. C’est un fait, et non une exagération. Loin d’offrir une voie à suivre, les leaders syndicaux sont devenus un obstacle objectif au développement de la lutte des classes, faisant des pieds et des mains pour prévenir le déchainement de la puissance colossale de la classe ouvrière américaine.

Au cours du dernier siècle, la classe dirigeante étasunienne, avec l’aide de la bureaucratie ouvrière, a réussi à empêcher la formation d’un parti ouvrier de masse. En fait, les États-Unis sont le seul pays industriel avancé où les travailleurs n’ont jamais eu d’expression politique propre. Après des années de crise, les travailleurs américains se sont tournés vers les élections présidentielles de 2016, comme un canal par lequel exprimer leurs frustrations. Dans un pays où deux partis capitalistes dominent la vie politique depuis un siècle et demi, il est simplement naturel que les travailleurs se soient tournés d’abord vers ces institutions pour trouver une porte de sortie. Mais ces partis ne peuvent offrir une solution. Tant les républicains que les démocrates représentent les capitalistes, une classe pourrie, en décomposition, qui n’a plus aucun rôle historique progressiste à jouer dans la société. L’instabilité marquée a mené à des divisions profondes au sein de la classe dirigeante, qui n’est plus capable de diriger comme avant, mais qui n’a aucune idée de quoi faire d’autre. Chaque mesure prise pour rétablir l’équilibre économique ne fait qu’exacerber le déséquilibre politique et social, et vice versa.

De ce vide ont surgi deux candidats audacieux avec un message anti-establishment combatif. Tant Trump que Sanders représentent des « accidents historiques » qui ont, chacun à leur manière, canalisé le désir brûlant de la classe ouvrière de riposter contre les patrons et leurs politiciens vendus. Ils ont réussi à exploiter les réserves de mécontentement de manière si profonde que même les marxistes n’auraient pas pu prédire jusqu’où leurs campagnes allaient aller.

Avec le rêve américain qui disparait des mémoires, et en l’absence d’une direction combative chez les syndicats, de nombreux travailleurs sont devenus la proie du racisme, de la misogynie et de la xénophobie dissimulés sous un voile anti-establishment de démagogues comme Donald Trump. Cependant, avant de simplement renoncer à gagner une énorme part des travailleurs américains considérés comme d’incurables racistes et sexistes, il est important de comprendre que l’essence du conservatisme chez les travailleurs des États-Unis est leur volonté désespérée de s’accrocher à la moindre stabilité qu’il leur reste, dans un monde qui semble être devenu fou. Confrontés à des forces colossales et hors de leur contrôle, ils ont un désir viscéral de trouver quelque chose de ferme et inaltérable sur lequel s’accrocher. Cela peut prendre plusieurs formes, incluant une identité régionale, religieuse, sexuelle, raciale ou même syndicale, et la plupart du temps celles-ci se chevauchent.

Sans justifier ou faire quelque concession que ce soit au racisme et au sexisme de nombreux travailleurs, attitudes qui doivent être combattues avec énergie, la véritable clé permettant de comprendre la popularité de Trump est son message anti-establishment. Si une alternative ouvrière indépendante et militante nous était donnée, plusieurs partisans de Trump pourraient être gagnés au socialisme. Sur la base d’améliorations concrètes et tangibles de la qualité de vie que seul le socialisme peut offrir, leur pragmatisme pourrait à terme les mener à voir les idées et les mesures socialistes comme étant le « gros bon sens ».

Polarisation sociale et politique

Sous les coups répétés de la crise capitaliste, le soi-disant « centre » de l’échiquier politique américain s’est désagrégé et l’éventail politique historiquement étroit a volé en éclats. La campagne d’abord passée quasiment inaperçue de Bernie Sanders, correspondant à ce qui passe pour la gauche aux États-Unis, a fait une entrée fracassante dans le grand public. Objectivement, Sanders est, au mieux, un réformiste modéré. Ses propositions ne visent pas à s’attaquer à la propriété privée capitaliste de quelque manière que ce soit. Mais dans le contexte américain, sa fougueuse rhétorique anti-Wall Street a touché une corde sensible. Le fait que des millions d’Américains – et pas seulement des jeunes – disent maintenant qu’ils seraient prêts à voter pour un candidat socialiste ou même communiste est la preuve d’une évolution notable de la situation.

Même s’il n’a jamais été membre du Parti démocrate auparavant, Sanders a choisi de rejeter l’idée d’une campagne indépendante et de se placer à la remorque de la machine démocrate. Nous avons expliqué à l’époque qu’il s’agissait d’une erreur fondamentale, car cette décision allait créer des illusions envers le Parti démocrate procapitaliste en faisant apparaitre ce dernier comme un vecteur de réel changement social. Une campagne au sein d’un parti indépendant aurait bien sûr reçu une couverture médiatique de moindre importance, toutefois, une telle campagne aurait pu poser les bases d’une alternative durable face aux deux grands partis.

Lorsque Bernie a annoncé sa candidature, il n’avait pratiquement aucune chance de s’approcher de l’investiture. Mais il était au bon endroit au bon moment et sa campagne a pris son envol de manière spectaculaire, donnant des sueurs froides à Clinton et l’establishment démocrate. Il a remporté les caucus et les primaires dans 23 états, un total de 13 millions de votes et a obtenu l’appui de 1900 délégués de la Convention nationale démocrate. Des centaines de milliers de personnes ont assisté à ses rassemblements. Clinton et le Parti démocrate en sont ressortis affaiblis, et la politique américaine a été transformée à jamais. Néanmoins, sa tentative de réformer le Parti démocrate de l’intérieur a pris un dur coup lorsqu’il a cédé à la pression et a appuyé Clinton, la candidate démocrate à la présidence la plus méprisée de l’histoire récente. Ceci confirme une fois de plus que le Parti démocrate est « le cimetière des mouvements progressistes ». La capitulation de Bernie leur a donné un bref répit, mais les dommages causés au parti sont irréversibles et celui-ci continuera de se disloquer de plus en plus rapidement à mesure que les événements feront pression sur le capitalisme américain et ses piliers politiques, dans les années à venir.

À la droite du spectre politique, la caricature que constitue « The Donald », pilier de la téléréalité et « méchant » de la lutte professionnelle a été catapulté au seuil du poste le plus puissant du monde. En 1999, Trump déclarait au Wall Street Journal : « Oui, j’envisage une campagne présidentielle. […] Contrairement aux candidats des deux grands partis, ma candidature ne constituerait pas une progression dans ma carrière. Je ne suis pas un professionnel de la politique qui tente de parfaire son CV. J’envisage de me présenter aux élections présidentielles simplement parce que je crois fermement que les grands partis ont perdu la main. Les républicains sont otages de leur aile droite. Les démocrates sont otages de leur aile gauche. Je n’entends personne parler pour les travailleurs et les travailleuses au centre ».

Mais lui aussi a abandonné sa position d’indépendant et porté son message de démagogue au sein du Parti républicain. Contrairement à Bernie, il a vraiment réussi à obtenir l’investiture du parti. Dans la foulée, il a démoli le Parti républicain et s’il ne termine pas le travail, Ted Cruz se fera un plaisir de l’aider.

Bernie et le Comité national démocrate

Avec des candidats tels que George W. Bush, John McCain et Sarah Palin, la Convention nationale républicaine est depuis longtemps la cible de manifestations massives. Cependant, il y a déjà plusieurs décennies qu’autant de manifestants n’avaient pas déferlé à la Convention nationale démocrate pour la dénoncer depuis sa gauche. Des milliers de délégués et de partisans de Bernie ont afflué vers Philadelphie pour faire pression sur lui, pour qu’il retire son soutien envers Clinton et poursuive la course à la présidentielle à la fois contre elle et Trump, en tant qu’indépendant. Après avoir épinglé Hillary pendant la campagne électorale et l’avoir exposée comme la candidate préférée des grosses entreprises, comment a-t-il bien pu tenir sa promesse d’appuyer sa candidature ?

Attisant le feu anti-establishment à la veille de la convention, Wikileaks a dévoilé 20 000 courriels internes du Comité national démocrate qui ont clairement montré que, loin d’avoir organisé les primaires et les caucus du parti en toute impartialité, la machine du Parti démocrate était entièrement avec Clinton dès le début, et a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher Sanders de gagner. Malgré tout, Sanders croyait apparemment encore que s’il vendait son âme il pourrait d’une manière ou d’une autre acquérir davantage de poids dans un parti contrôlé par Wall Street et une armée de bureaucrates cyniques. Il fondait ses espoirs dans la nouvelle plateforme du Parti démocrate qu’il a à maintes reprises qualifié de la « plus progressiste » dans l’histoire du parti. Cependant, comme les promesses de campagnes, la plateforme d’un parti bourgeois ne vaut rien puisqu’elle n’est pas contraignante pour les élus et qu’elle est remise au placard sans cérémonie une fois l’élection terminée et que « le monde réel » de la politique bipartite revient au premier plan. Finalement, Sanders a été relégué au rôle du joueur de flûte de Hamelin, attirant ses partisans dans la gueule des démocrates.

Mais ses partisans n’étaient pas prêts à céder si facilement. Avant l’inauguration de la convention, soigneusement orchestrée, d’énormes foules ont marché dans Philadelphie en scandant : « Bernie bat Trump ! », « Pas question, CND, nous ne voterons pas pour Hillary ! » et même « Pas question, CND, parti de la bourgeoisie ! ». Sanders a passé les heures précédant sa capitulation à faire en sorte de limiter les dégâts, textant ses partisans et les priant de « ne pas se lancer dans une quelconque forme de manifestation dans l’enceinte de la convention ». Lorsqu’il s’est finalement retrouvé devant ses délégués, avant le processus officiel de nomination des candidats, ceux-ci ont vivement applaudi la démission de Debbie Wasserman Schultz, l’organisatrice détestée des machinations anti-Sanders, de son poste de présidente du comité. Mais lorsqu’il les a expressément enjoints à voter pour Clinton, il a été confronté à une vague de huées. Néanmoins, ses délégués entretenaient encore l’espoir qu’il change d’idée au tout dernier moment et scandèrent « Nous voulons Bernie ! ».

À la sortie du centre de congrès, rassemblés autour de leurs téléphones à écouter l’allocution de Bernie Sanders à ses délégués, la confusion a laissé place à l’incrédulité puis à la colère : « Sale vendu ! » pouvait-on entendre crier. Alors que la nouvelle se répandait lentement à travers la foule, de nombreux partisans mirent leurs pancartes « Bernie » en berne.

Tout au long de la convention, les orateurs vendus à Clinton ont été hués et leurs appels à maintenir l’unité du parti furent accueillis par des « Conneries ! », « Nous voulons Bernie ! », « Pas à vendre ! » et « Jamais Hillary ! » lancés par la foule. Lorsque Sanders a affirmé devant la convention : « Notre tâche est d’accomplir deux choses : défaire Trump et élire Hillary Clinton… C’est facile de huer, mais ce sera plus difficile de regarder nos enfants en face lorsque Trump aura réussi à devenir président… Je suis fier de soutenir Hillary, » la foule a réagi par une vague de huées, et nombreux sont ceux dont les yeux s’emplirent de larmes en voyant leur héros se vautrer dans la saleté et le cynisme de la farce que constitue la convention démocrate.

Quand il fut temps de compléter la mise en candidature, Sanders a demandé d’outrepasser les règles de la convention afin d’élire Clinton par applaudissement et non par vote secret. Choqués par cette ultime trahison, des centaines de délégués du camp de Bernie Sanders, nombre d’entre eux en pleurs, ont pris la porte en signe de protestation. Comme le délégué Miguel Angel Zuniga, de Los Angeles, l’a expliqué : « Ils ont été achetés… Le monde entier nous observe et ce qu’il retient de tout cela c’est que n’importe qui possédant de l’argent ou du pouvoir peut devenir président. » Luis Eric Anguilar, délégué de l’Illinois, tenant alors dans ses mains un insigne sur lequel on pouvait lire « Les délégués d’Hillary se sont comportés comme des partisans de Trump, » exprimait ainsi son dégoût : « Tout ce que nous a appris la campagne de Bernie Sanders est en opposition avec la campagne de Hillary Clinton. Ce sont eux qui possèdent l’argent et sont soutenus par les banques et les corporations. Nous sommes soutenus par des millions de gens ordinaires à travers le pays. »

Aux alentours du centre de congrès, des pancartes affichant les slogans « #DemExit » et « Bernie nous a trahis » ont commencé à apparaître. Un désistement massif des registres du parti démocrate a été organisé devant l’hôtel de ville de Philadelphie. De nombreux partisans de Bernie Sanders, lors de discussions avec des membres de la Tendance Marxiste Internationale, nous ont affirmé qu’ils ne tomberaient plus jamais dans le piège tendu par les démocrates ni ne voteraient pour eux.

À l’intérieur de la salle des congrès, des chouchous parmi les figures libérales tels qu’Al Franken, Cory Booker et Elizabeth Warren, jouissant d’une réputation de « progressistes », ont eux aussi rejoint la campagne désastreuse de Clinton. Sarah Silverman a même déclaré, indignée, que les délégués appuyant le mouvement « Bernie or Bust » étaient « ridicules. » Ce qui est ridicule, c’est plutôt de s’imaginer que les gens devraient voter pour Clinton alors qu’ils sont en désaccord avec elle et aspirent à autre chose. L’ancienne secrétaire d’État Madeleine Albright – tristement célèbre pour avoir dit qu’il y avait une place spéciale en enfer pour les femmes qui ne votent pas pour Hillary - s’est bassement portée à la défense des positions impérialistes de Clinton. Les centaines de sièges vides auparavant occupés par les partisans de Sanders ont selon certaines sources été remplis par des gens recrutés par une annonce sur Craigslist et rémunérés pour leur présence dans le but de montrer une salle comble aux médias. Même la petite victoire que représentait la démission de Debbie Wasserman Schultz aura été de courte durée puisque Hillary aura porté l’insulte envers les partisans de Sanders encore plus loin en la nommant « vice-présidente honorifique de sa campagne ». Dans ce contexte, la « nomination historique de la première femme candidate à la présidence d’un parti important » sonne vide pour des millions de femmes que les instincts de classe poussaient vers Bernie Sanders.

Après avoir traîné de force ses partisans dans le marais odieux et corrompu qu’est le Parti démocrate, Sanders a annoncé que, finalement, il quittait le parti et allait retourner au Sénat à titre d’indépendant. Plusieurs ont perçu cela comme le comble de l’insulte envers ses partisans. D’autres gardent l’espoir qu’il puisse rester un point de référence à l’avenir. Seul le temps pourra nous dire ce qu’il en adviendra. Ce qui est clair c’est que Sanders se trouvait dans une situation unique. Il lui suffisait de lever le petit doigt pour changer le cours de l’histoire américaine. En quittant le Parti démocrate, il aurait été en mesure de réunir les millions de jeunes et de travailleurs radicalisés et former un parti de masse qui aurait certainement donné du fil à retordre aux démocrates comme aux républicains. Soixante-cinq pour cent des électeurs âgés de moins de 35 ans souhaitaient que Sanders se présente en tant que candidat indépendant. Cinquante pour cent de l’électorat américain se considère comme indépendant, un pluralisme qui aurait pu gagner la présidence lors de ce cycle électoral. De nombreux sondages nous ont montré que Sanders était le candidat ayant le plus de chances de l’emporter sur Trump. Même ce dernier a compris toute l’importance de sa capitulation. Lors d’un rassemblement en Caroline du Nord, il a annoncé que Sanders avait « perdu son héritage… il a en quelque sorte abandonné la partie. » Dans une tentative cynique de miser sur les sentiments négatifs des partisans de Bernie Sanders envers l’establishment politique, Trump a déclaré dans un tweet : « Alors que Bernie a complètement abandonné son combat pour le peuple, nous souhaitons la bienvenue à tous les électeurs qui espèrent un meilleur avenir pour nos travailleurs. »

Sanders prétend que le socialiste américain Eugene Debs constitue une de ses inspirations politiques. Debs, démolissant les arguments en faveur d’une stratégie du « moindre mal », avait dit cette phrase célèbre : « Mieux vaut voter pour ce qu’on veut et ne pas l’obtenir que de voter pour ce qu’on ne veut pas et l’obtenir. » Mais quand vint le temps de se tenir debout, Sanders a capitulé. Au bout du compte, il a tenu sa promesse de soutenir Clinton, mais pas la promesse faite aux millions de gens qui comptaient sur lui pour mener la lutte contre Wall Street et ses politiciens.

Bernie a réveillé un géant – les millions de travailleurs et de jeunes qui étaient prêts à lancer une nouvelle ère dans la politique américaine. Une explication de sa chute est son manque de confiance en ses partisans et en leur volonté de se battre jusqu’au bout pour la « révolution politique contre la classe des milliardaires ». Sans une analyse de classe, sans la compréhension qu’une fois organisée et mobilisée, la classe ouvrière constitue la plus puissante force sociale sur la planète, il s’est écroulé sous la pression des marchandages politiques qui se déroulent dans les hautes sphères. Mais une autre explication possible est qu’il a lui-même été terrifié par les forces qu’il a déchaînées, et sous la pression sans merci de la classe dirigeante, il s’est servi de l’influence qui lui restait pour éteindre le feu avant qu’il en perde le contrôle. Faire éclater le plus vieux parti de la politique américaine, une institution essentielle pour le pouvoir capitaliste aux États-Unis et à travers le monde, ne faisait pas partie de son plan. Dans tous les cas, il s’agit d’un enseignement clair sur la trahison inhérente au réformisme, particulièrement au réformisme de gauche. Comme Tsipras en Grèce ou Hollande en France, ceux qui refusent de rompre avec le système capitaliste finissent inévitablement par mettre en place les mêmes politiques que les grands partis capitalistes.

Perspectives pour les élections de 2016

Qui sera le prochain occupant de la Maison-Blanche ? La raison, la logique et plusieurs sondages d’opinion indiquent que les États-Unis auront bientôt leur première femme présidente. Mais la raison, la logique et les sondages d’opinion ne sont pas applicables en des temps comme ceux-ci. D’autres sondages montrent Trump nez à nez avec Clinton, voire même en avance. On dit qu’une semaine équivaut à une éternité en politique – et il y a plusieurs semaines entre maintenant et novembre. Il est par conséquent impossible de prédire avec certitude le dénouement de cette histoire, mais on peut néanmoins affirmer catégoriquement que cette compétition va laisser la classe ouvrière perdante dans les deux cas. Aucun des deux candidats ne représente les intérêts de la classe ouvrière, une conclusion qui a déjà été tirée par des millions de personnes. Des millions d’autres vont faire cet apprentissage à la dure, à travers l’amère expérience de la prochaine présidence.

Trump représente l’essence distillée de l’arrogance et de la démagogie myopes des capitalistes. Il est un représentant par excellence des « liens froids de l’argent » entourant les relations humaines et sociales auquel faisait référence Marx dans le manifeste du Parti communiste. Il représente un monde dans lequel le mensonge, la tricherie, la tromperie, le marchandage et le trafic sont considérés comme les valeurs suprêmes. Aucun travailleur ayant une conscience de classe ne souhaite voir Trump comme prochain chef de l’exécutif. Mais il nous faut être clairs : si Trump gagne, ce sera la faute de la soi-disant politique du « moindre mal », des dirigeants syndicaux n’ayant pas proposé d’alternative et, enfin, de Bernie Sanders. La question-clé n’est pas « comment peut-on arrêter Trump en 2016 ? », mais plutôt « comment peut-on mettre un terme au capitalisme, qui a donné naissance aux Trump et aux Clinton de ce monde ? » C’est la question que les partisans de « Bernie or Bust » doivent se poser.

Certains ont de sincères illusions dans Clinton. Dans un pays où sévit le poison du sexisme, la nomination de la première femme candidate par un des principaux partis est vue par plusieurs comme un pas en avant. Ils veulent défaire Trump et croient sincèrement que Clinton est plus « éligible ». Mais il nous faut garder à l’esprit que malgré l’impact de la campagne anti-Wall Street de Sanders, des millions de personnes n’ont pas encore tiré la conclusion que c’est le système lui-même qui doit être attaqué. D’autres qui ont tiré cette conclusion hésitent à quitter les confins rassurants des politiques familières que Clinton offre.

D’autres encore détestent Clinton, mais vont néanmoins voter pour elle dans l’optique d’arrêter Trump. Cependant, le jeu du moindre mal a ses limites. Le revers de cette stratégie réside dans une éventuelle victoire du plus grand mal. La stratégie du moindre mal est également utilisée pour intimider et marginaliser ceux et celles qui comprennent qu’une révolution requiert beaucoup plus que d’élire un « meilleur » ou un « pire » candidat. Nous nous battons pour un changement fondamental dans les relations économiques et politiques, non pas pour de simples changements cosmétiques au sommet. Pour accomplir cela, nous avons besoin non seulement d’être nombreux, mais également de nous éduquer politiquement, de s’organiser et d’être actifs.

La même déception qui a suivi l’élection d’Obama sera redoublée si Clinton gagne. Même si elle « défait » Trump en novembre, les problèmes qui ont donné naissance à son impopularité ne pourront pas être réglés dans les confins du capitalisme. Or Clinton ne connait aucun autre paramètre. Une autre crise économique se profile à l’horizon, et la réaction des travailleurs ne sera pas la stupéfaction et la paralysie comme en 2008, mais la colère et la mobilisation de masse. Et si Clinton échoue à défaire Trump, les ententes politiques au Congrès ne seront pas suffisantes pour arrêter ses attaques. Des grèves de masse, des protestations, des manifestations, des occupations d’usines, de milieux de travail et de campus, des grèves générales et, ultimement, la révolution, seront à l’ordre du jour, si l’on veut l’arrêter lui et ses acolytes.

Avant d’appuyer Clinton, Sanders a rejeté une offre de Jill Stein pour qu’il concoure comme candidat du Parti vert. Comme elle faisait écho à plusieurs des positions progressistes de Sanders, l’intérêt dans sa candidature a grandi depuis la capitulation de ce dernier, et Stein va surement gagner à elle plusieurs de ses électeurs. Mais le Parti vert ne possède ni la reconnaissance, ni la portée nationale, ni l’enthousiasme que Sanders a gaspillés, et le parti a peu de chances d’avoir un impact significatif en novembre. Toutefois, en l’absence d’une alternative, on ne doit jamais dire jamais. Seuls le temps et les événements nous le diront, et les marxistes vont suivre attentivement tous les efforts visant à capter l’énergie produite par la campagne de Sanders.

La lutte pour le socialisme ne fait que commencer !

Des millions de partisans de Sanders sont stupéfaits et certains éprouvent un sentiment profond de trahison. Mais il n’y a pas de quoi être découragé ou désillusionné. La vraie surprise réside dans le fait que sa campagne ait pu aller aussi loin. Même si la perspective d’un nouveau parti politique de masse des travailleurs a encore une fois été retardée, les événements des derniers mois constituent la preuve que le potentiel pour une révolution socialiste aux États-Unis n’est pas aussi lointain que la plupart des gens l’imaginent. Cela devrait nous remplir d’un énorme enthousiasme et d’un énorme optimisme pour le futur. Bloquées sur ce front politique là, d’autres avenues politiques vont inévitablement s’ouvrir et, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, un parti socialiste de masse des travailleurs sera créé. Et si, à l’heure actuelle, le nombre de grèves demeure historiquement bas, les travailleurs feront finalement une percée dans leurs efforts pour lutter collectivement contre les capitalistes, ce qui déclenchera une nouvelle ère de grèves et mènera à la naissance de nouveaux dirigeants et syndicats.

« L’école des Démocrates » d’Obama a été une période contradictoire et compliquée. Pour plusieurs raisons, on lui a accordé une lune de miel prolongée. Mais quiconque gagnera les prochaines élections va à coup sûr vivre une période de grâce extrêmement courte, voire aucune, du moins parmi les couches les plus avancées des travailleurs et de la jeunesse. Cela offrira de grandes possibilités pour les marxistes. Notre perspective politique a été confirmée, et cela a mené à un accroissement de l’intérêt porté envers notre organisation. Plusieurs de nos lecteurs étaient peu enclins à rejoindre un groupe relativement petit aussi longtemps que le mouvement de Bernie semblait offrir une voie à suivre. Mais cette porte est désormais close. Si vous êtes sérieux dans votre volonté de lutter pour une révolution socialiste, nous vous invitons à rejoindre la TMI, pour construire les forces du marxisme révolutionnaire dans tous les lieux de travail, les quartiers et les campus. Des événements colossaux se profilent à l’horizon. Nous n’avons pas le temps de rester passifs en marge de l’Histoire. Il n’y a pas de meilleur moment qu’aujourd’hui pour rejoindre la lutte pour un monde meilleur.


Article publié le 31 juillet 2016 sur le site de Socialist Appeal (Etats-Unis)

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