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Reason in révolt

L’époque dans laquelle nous vivons est marquée par un grand tournant historique. Après quarante années d’une croissance sans précédent, l’économie de marché est en train d’atteindre ses limites. Malgré ses crimes barbares, les premiers temps du capitalisme ont révolutionné les forces productives, posant les bases d’une nouvelle organisation sociale. La première guerre mondiale et la révolution russe indiquaient un changement décisif dans le rôle historique du capitalisme. De système permettant de développer les forces productives, il s’est transformé en un gigantesque obstacle au développement économique et social. La croissance économique qu’a connue l’Occident entre 1948 et 1973 semblait promettre un nouvel essor. Mais même alors, seule une poignée de grandes puissances capitalistes en a profité. Au cours de cette même période, le tiers-monde, où vivent les deux-tiers de l’humanité, a connu le chômage de masse, la pauvreté, des guerres et l’exploitation à une échelle inconnue jusqu’alors. Cette phase de croissance fut interrompue par la soi-disant « crise pétrolière » de 1973-74. Depuis, le capitalisme n’a jamais su retrouver les taux de croissance et d’emploi de la période d’après-guerre.

Le déclin irréversible d’un système social s’exprime, entre autres, par une décadence culturelle. Cela se reflète de cent manières différentes. Un sentiment général d’angoisse et de pessimisme à l’égard de l’avenir se répand, tout particulièrement dans l’intelligentsia. Ceux qui, hier, parlaient de l’inéluctabilité de l’évolution et du progrès humain, ne voient plus aujourd’hui qu’incertitude et obscurité. Le XXe siècle tire péniblement à sa fin, après avoir assisté à deux terribles guerres mondiales, avec, dans l’intervalle, un effondrement économique et l’enfer du fascisme. Il s’agissait déjà d’avertissements sérieux : la phase progressiste du capitalisme était révolue.

La crise du capitalisme s’insinue dans tous les aspects de la vie. Ce n’est pas seulement un phénomène économique. Elle se reflète dans la spéculation, la corruption, la toxicomanie, la violence, dans l’égoïsme omniprésent et l’indifférence à l’égard de la souffrance d’autrui, dans l’éclatement de la famille, la crise de la moralité, de la culture et de la philosophie bourgeoises. Comment pourrait-il en être autrement ? L’un des symptômes de la crise d’un système social réside dans le fait que sa classe dirigeante est de plus en plus gagnée par le sentiment qu’elle constitue une entrave au développement de la société.

Marx soulignait que les idées dominantes d’une société sont toujours les idées de sa classe dominante. Dans ses beaux jours, non seulement la classe capitaliste jouait un rôle progressiste en repoussant les frontières de la civilisation, mais elle en avait en outre parfaitement conscience. Aujourd’hui, le pessimisme saisit les stratèges du capital. Ils sont les représentants d’un système historiquement condamné, mais n’arrivent pas à s’y résigner. Cette contradiction centrale est un facteur décisif qui marque de son empreinte le mode de pensée de la classe dirigeante. Pour reprendre l’expression de Lénine : un homme au bord du gouffre ne raisonne pas.

 

Le retard de la conscience

Contrairement au préjugé de l’idéalisme philosophique, la conscience humaine est en général extrêmement conservatrice, et tend toujours à traîner loin derrière le développement de la société, de la technologie et des forces productives. Comme le disait Marx, l’habitude, la routine et la tradition pèsent comme une Alpe sur l’esprit des hommes et des femmes qui, dans des périodes historiques « normales », s’accrochent obstinément aux idées reçues avec un instinct d’auto-conservation dont les racines plongent dans le lointain passé de notre espèce. Ce n’est qu’au cours de périodes historiques exceptionnelles, lorsque l’ordre moral et social commence à se fissurer sous le poids d’une intolérable pression, que la masse de la population commence à remettre en cause le monde dans lequel elle vit et à douter de ses plus anciens préjugés et croyances.

Telle était l’époque de la naissance du capitalisme, qui fut annoncée par le grand réveil culturel et la régénérescence spirituelle de l’Europe - après la longue hibernation de l’époque féodale. Dans la période de son ascension historique, la classe capitaliste a joué un rôle éminemment progressiste, non seulement en développant les forces productives - étendant ainsi considérablement le pouvoir de l’homme sur la nature -, mais aussi en repoussant les frontières de la science, de la connaissance et de la culture. Luther, Michel-Ange, Leonard de Vinci, Dürer, Bacon, Kepler, Galilée et une foule d’autres pionniers de la civilisation forment une galaxie illuminant la large route de la culture humaine et du progrès scientifique qui s’ouvre avec la Renaissance et la Réforme. Ceci dit, de telles périodes historiques n’adviennent ni facilement, ni automatiquement. La lutte est le prix du progrès - la lutte du nouveau contre l’ancien, du vivant contre le mort, du futur contre le passé.

L’ascension de la bourgeoisie en Italie, en Hollande, en Angleterre, et, plus tard, en France, s’est accompagnée d’une extraordinaire floraison de culture, d’art et de science. Il faut remonter jusqu’à l’Athènes antique pour trouver quelque chose de semblable. Dans les pays, en particulier, où la révolution capitaliste a triomphé au XVIIe et XVIIIe siècle, le développement des forces productives et de la technologie s’est accompagné d’un développement parallèle de la science et de la pensée, ce qui a profondément miné la domination idéologique de l’Eglise.

En France - le pays par excellence de la révolution bourgeoise dans sa forme politique -, la classe capitaliste a fait sa révolution, entre 1789 et 1793, sous la bannière de la Raison. Bien avant de faire tomber les terribles murs de la Bastille, il était nécessaire d’abattre les murs invisibles mais non moins terribles de la superstition religieuse qui habitait l’esprit des hommes et des femmes. Dans sa jeunesse révolutionnaire, la bourgeoisie française était rationaliste et athée. Ce n’est qu’après s’être installée au pouvoir, et s’être trouvée confrontée à une nouvelle classe révolutionnaire, qu’elle s’est délestée du bagage idéologique de sa jeunesse.

Il y a quelques années, la France célébrait le bicentenaire de sa grande révolution. Il était curieux de voir le malaise qui frappait la classe dominante française au souvenir d’une révolution qui s’était déroulée il y a deux siècles. Elle faisait penser à un vieux libertin qui essaye de gagner le droit à la respectabilité (et, peut-être, au paradis) en renonçant aux péchés de sa jeunesse - péchés qu’il n’est de toute façon plus en mesure de commettre. Comme toute classe dominante, la classe capitaliste essaye de justifier son existence, non seulement à l’ensemble de la société, mais aussi à elle-même. Dans sa recherche de quelque soutien idéologique, elle a rapidement redécouvert les enchantements de la Sainte Eglise, en particulier après la terrible frayeur qu’elle a éprouvée lors de la Commune de Paris, en 1871. L’église du Sacré Cœur, sur la colline de Montmartre, à Paris, qui fut édifiée au lendemain de la Commune, est la manifestation concrète, sous la forme du philistinisme architectural, de la peur qu’inspire la révolution à la classe capitaliste.

Marx (1818-1883) et Engels (1820-1895) ont expliqué que la force motrice fondamentale de tout progrès humain est le développement des forces productives - l’industrie, l’agriculture, la science et la technique. C’est là une généralisation théorique tout à fait essentielle sans laquelle il est impossible de comprendre le mouvement général de l’histoire. Cependant, contrairement à ce que d’ignorants ou malhonnêtes détracteurs du marxisme ont tenté de démontrer, cela ne signifie pas que Marx « réduit tout à l’économie ». Le matérialisme dialectique et historique tient pleinement compte de phénomènes comme la religion, l’art, la science, la moralité, la loi, la politique, la tradition, les caractéristiques nationales et toutes les autres manifestations de la conscience humaine. Il va même plus loin. Il en montre le contenu et comment ils sont liés au développement de la société, qui en dernière analyse dépend de sa capacité à reproduire et développer les conditions matérielles de son existence. A ce sujet, Engels a écrit la chose suivante :

« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure, les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, les constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., les formes juridiques, les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, les théories politiques, juridiques, philosophiques, les conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques - tous ces phénomènes exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. » [1]

Certains jugent paradoxale l’affirmation du matérialisme historique selon laquelle, en général, la conscience humaine tend à retarder sur le développement des forces productives. Et pourtant cela s’exprime clairement et de multiples façons aux Etats-Unis, où les progrès de la science ont atteint les plus hauts niveaux. L’évolution constante de la technologie est la condition première d’une véritable émancipation des hommes et des femmes sur la base d’un système socio-économique rationnel dans lequel les êtres humains exercent un contrôle conscient sur leur vie et leur environnement. Cependant, aux Etats-Unis, le développement rapide de la science et de la technologie contraste de la façon la plus flagrante avec un extraordinaire retard de la pensée humaine.

Aux Etats-Unis, 9 personnes sur 10 croient en l’existence d’un Etre suprême, et 7 sur 10 à celle d’une vie après la mort. Lorsqu’on a demandé au premier astronaute américain qui faisait le tour du globe dans un vaisseau spatial d’envoyer un message aux habitants de la terre, il a fait un choix bien significatif. Parmi toute la littérature mondiale, il a choisi la première phrase du livre de la Genèse : « Au début, Dieu créa le paradis et la terre ». Cet homme installé dans un engin spatial, le produit de la technologie la plus avancée de l’époque, avait l’esprit saturé des superstitions et des fantômes qui nous viennent, légèrement modifiés, des temps primitifs.

Il y a 70 ans, en 1925, se déroulait le célèbre « procès du singe », au cours duquel le professeur John Scopes a été jugé coupable d’enseigner la théorie de l’évolution, en contravention des lois de l’Etat du Tennessee. Le procès a de fait entériné les lois contre la théorie de l’évolution. Elles ne furent abolies qu’en 1968, lorsque la Cour Suprême des Etats-Unis a établi que l’enseignement des théories créationnistes était une violation de l’interdiction constitutionnelle d’enseigner la religion dans des écoles publiques. Depuis, les créationnistes ont changé de tactique, et tente de transformer leur doctrine en « science ». Ce faisant, ils ont non seulement le soutien d’une large partie de l’opinion publique, mais aussi d’un bon nombre de scientifiques prêts à se mettre au service de la religion sous sa forme la plus vulgaire et obscurantiste.

En 1981, des scientifiques américains se sont appuyés sur les lois de Kepler sur les mouvements planétaires pour organiser un spectaculaire rendez-vous entre une sonde spatiale et Saturne. La même année, un juge américain a dû déclarer anticonstitutionnelle une loi, votée dans l’Etat d’Arkansas, qui imposait aux écoles l’obligation de traiter à part égale la soi-disant « science créationniste » et la théorie de l’évolution. Entre autres choses, les créationnistes demandaient que le déluge de Noé soit reconnu comme événement géologique primordial. Au cours du procès, des témoins de la défense ont exprimé avec ferveur leur croyance en l’existence de Satan et en la possibilité que la vie soit arrivée sur terre par le biais de météorites, la variété des espèces étant alors mise sur le compte d’une sorte de système de navettes météorites ! Au même procès, Mr. N. K. Wickremasinge, de l’Université de Wales, a expliqué que les insectes pouvaient être plus intelligents que les hommes, bien « qu’ils n’en disent rien ... puisque tout va si bien pour eux. » [2]

Aux Etats-Unis, le lobby fondamentaliste religieux a une base de masse, des moyens financiers illimités et le soutien de membres du Congrès. Les brigands évangélistes font fortune grâce à des stations radios qui ont des millions d’auditeurs. Le fait que, dans la dernière décennie du XXe siècle et dans le pays le plus avancé au plan technologique, il existe un grand nombre de personnes éduquées, y compris des scientifiques, qui sont prêts à se battre pour l’idée que l’univers a été crée en 6 jours il y a environ 6000 ans - ce fait est, en lui-même, une remarquable manifestation de la dialectique.

 

La raison devient déraison

L’époque où la classe capitaliste se réclamait d’une vision rationnelle du monde n’est plus qu’un vieux souvenir. A l’heure du déclin sénile du système capitaliste, les processus initiaux font marche arrière. Comme le disait Hegel, « la raison devient déraison ». Il est vrai que, dans les pays industrialisés, la religion « officielle » agonise. Les églises sont vides et en crise. Par contre, on assiste à une véritable prolifération de sectes religieuses bizarres, ainsi qu’au développement du mysticisme et de toutes sortes de superstitions. L’effrayante épidémie de fondamentalisme religieux - chrétien, juif, islamique, indou - est une manifestation patente de l’impasse dans laquelle se trouve la société. Au seuil d’un nouveau siècle, on observe la plus horrible régression vers ce que les Anglais appellent « the Dark Ages » - « l’Age des ténèbres ».

Ce phénomène n’est pas limité à l’Iran, l’Inde ou l’Algérie. Aux Etats-Unis, il y a eu le « massacre de Waco », puis en Suisse le suicide collectif d’un autre groupe de fanatiques religieux. Dans d’autres pays occidentaux, on assiste à la multiplication tous azimuts de sectes religieuses, de superstitions, d’astrologies et de toutes sortes de tendances irrationnelles. En France, il y a environ 36 000 curés catholiques et plus de 40 000 astrologues professionnels qui déclarent leurs revenus. Jusqu’à récemment, le Japon semblait être à l’abri de ce phénomène. William Rees-Mogg, ancien rédacteur en chef du London Times et conservateur par excellence, écrit dans son livre The Great Reckoning:How the World Will Change in the Depression of the 1990s :

« Le renouveau de la religion affecte le monde entier à des degrés divers. Le Japon est sans soute une exception, peut-être parce qu’aucune fissure ne s’est encore manifestée dans son ordre social... » [3]

Rees-Mogg a parlé trop vite. Deux ans après que ces lignes ont été écrites, l’horrible attaque au gaz du métro de Tokyo a révélé au monde entier l’existence d’importants groupes religieux au Japon même, où la crise économique a mis un terme à une longue période de plein emploi et de stabilité sociale. Tous ces phénomènes ressemblent de manière frappante à ce qui se passait à l’époque du déclin de l’Empire romain. Que personne ne s’imagine que ces phénomènes sont confinés à la marge de la société. Ronald et Nancy Reagan consultaient régulièrement des astrologues sur ce qu’ils avaient à faire - d’important ou non. Voici quelques extraits du livre de Donald Reagan, For the Record :

« Lorsque j’étais chef du personnel de la Maison Blanche, pratiquement chaque acte et décision des Reagan faisait l’objet d’une concertation préalable avec une astrologue de San Francisco, qui vérifiait que les planètes étaient dans un alignement favorable. Nancy Reagan semblait avoir une foi absolue dans les pouvoirs de cette femme, qui avait prévu que « quelque chose » allait arriver au président juste avant qu’il soit blessé, en 1981, au cours d’une tentative d’assassinat.

« Je n’ai jamais rencontré cette voyante : Madame Reagan me faisait part de ses pronostics après avoir conversé avec elle au téléphone. Elle était devenue un facteur d’une telle importance dans mon travail et dans les plus hautes affaires de l’Etat que j’avais sur mon bureau un calendrier codé : la date était surlignée en vert pour les journées « favorables », en rouge pour les « mauvaises » et en jaune pour les « incertaines ». Je m’en servais pour programmer les déplacements du président des Etats-Unis, ses discours publics ou encore l’ouverture de négociations avec un autre pays.

« Avant mon arrivée à la Maison-Blanche, c’est un certain Mike Deaver qui intégrait l’horoscope du président dans son emploi du temps... Du fait de sa discrétion et de sa loyauté, peu de gens savaient que Madame Reagan y était pour quelque chose [dans les délais de publication de l’emploi du temps du président], et encore moins qu’une astrologue de San Francisco approuvait les détails de l’emploi du temps présidentiel. Deaver m’a dit que la dépendance de Madame Reagan à l’égard de l’occulte remontait au moins à l’époque où son mari était gouverneur. Elle s’en remettait alors aux intuitions de la célèbre Jeane Dixon. Plus tard, elle a perdu confiance dans les pouvoirs de Dixon. Par contre, la Première Dame semblait avoir une foi absolue dans les talents de la voyante de San Francisco. Deaver avait apparemment cessé de penser qu’il y avait quoi que ce soit de surprenant dans ces consultations permanentes... Il considérait cela comme l’un des petits problèmes de la vie d’un serviteur des puissants. « Au moins », disait-il, « cette astrologue n’est pas aussi dingue que la précédente ».

Selon l’astrologue familial, l’astrologie fut mise à contribution dans la programmation du sommet entre Reagan et Gorbachev, mais les relations entre les deux Premières Dames n’étaient pas sans accrocs, puisque la date de naissance de Raisa Gorbachev était inconnue ! Depuis lors, le mouvement de la Russie vers une « économie de libre marché » a permis à ce malheureux pays de bénéficier des merveilles de la civilisation capitaliste : le chômage de masse, la désintégration sociale, la prostitution, la mafia, une vague de criminalité sans précédent, la drogue et la religion. On a appris récemment que Boris Eltsine en personne consultait des astrologues. Dans ce domaine également, la nouvelle classe capitaliste russe s’est montrée la bonne élève de ses modèles occidentaux.

Le sentiment dominant de pessimisme et de désorientation se reflète de mille manières, et pas seulement de façon directement politique. L’omniprésence de l’irrationalité n’a rien d’un accident. C’est le reflet, sur le plan psychologique, d’un monde où des forces terribles et apparemment invisibles contrôlent le destin de l’humanité. Regardez, lors des coups de panique sur les places boursières, ces hommes et ces femmes « respectables » qui s’agitent furieusement comme des fourmis dont on a brisé le nid. Les réactions de panique collective que provoquent ces spasmes périodiques sont une illustration criante de l’anarchie capitaliste. Et c’est cela qui détermine la vie de millions de personnes. Nous vivons dans une société en déclin. Cela se manifeste partout. De réactionnaires conservateurs se lamentent de l’éclatement de la famille ainsi que des ravages de la drogue, de la criminalité, de la violence aveugle, et de tout le reste. Leur seule réponse, c’est l’intensification de la répression : plus de police, plus de prisons, de plus sévères punitions, voire des investigations génétiques sur les soi-disant « types criminels ». Ils ne peuvent ou ne veulent pas voir que ces phénomènes sont des manifestations de l’impasse dans laquelle se trouve le système social qu’ils représentent.

Ces gens sont les partisans des « lois du marché », c’est-à-dire les mêmes lois irrationnelles qui, aujourd’hui, condamnent des millions de gens au chômage. Ils sont les prophètes de « l’économie de l’offre », qui repose sur une théorie que John Galbraith a judicieusement résumée : les pauvres ont trop d’argent et les riches pas assez. Leur « moralité » est celle du marché, c’est-à-dire de la jungle. En dépit des bavardages démagogiques prônant une « démocratie de propriétaires » ou vantant les vertus de la petite propriété - « small is beautiful » disait Thatcher - les richesses de la société sont concentrées dans un nombre de mains toujours plus restreint. Nous sommes supposés vivre dans une démocratie. Cependant, une poignée de grands banquiers, de grands patrons de multinationales et de spéculateurs boursiers (en général les mêmes personnes) décident du sort de millions d’individus. Cette infime minorité possède de puissants moyens pour manipuler l’opinion. Ils ont le monopole des moyens de communication, de la presse, de la radio et de la télévision. Vient enfin la police spirituelle - l’Eglise, qui depuis des générations apprend aux hommes à chercher le salut dans un autre monde.

 

La science et la crise de la société

Jusqu’à récemment, il semblait que le monde de la science était épargné par le déclin général du capitalisme. Les merveilles de la technologie conféraient aux scientifiques un immense prestige. Ils semblaient presque dotés de pouvoirs magiques. La considération dont jouissait la communauté scientifique augmentait à mesure que leurs théories devenaient toujours plus incompréhensibles, y compris pour la majorité des gens éduqués. Et pourtant, les scientifiques sont des gens ordinaires qui vivent dans le même monde que les autres. A ce titre, ils subissent plus ou moins l’influence des idées, des philosophies, des opinions politiques et des préjugés dominants - sans parler d’intérêts matériels qui peuvent être considérables.

Longtemps, on a tacitement présumé que les scientifiques - et en particulier les physiciens théoriques - étaient des personnes d’un genre particulier, coupés des réalités quotidiennes, et qui, à l’inverse du commun des mortels, ont accès aux mystères de l’univers. Ce mythe du XXe siècle est bien véhiculé par les vieux films de science-fiction dans lesquels la planète est menacée de destruction par des extra-terrestres (en réalité, la menace qui pèse sur le futur de l’humanité ne vient pas de si loin, mais ceci est une autre histoire). A chaque fois, au tout dernier moment, un homme en blouse blanche arrive, écrit une équation compliquée sur un tableau - et le problème est résolu en un rien de temps.

La vérité est bien différente. Les scientifiques et les intellectuels en général ne sont pas à l’abri des tendances générales qui traversent la société. Le fait que la philosophie et la politique indiffèrent la plupart d’entre eux signifie seulement qu’ils sont plus facilement influencés par les préjugés qui les entourent au quotidien. Bien souvent, leurs idées sont utilisées pour soutenir les positions politiques les plus réactionnaires. C’est particulièrement évident dans le domaine de la génétique, où s’est engagée une véritable contre-révolution, en particulier aux Etats-Unis. Des prétendues théories scientifiques sont utilisées pour « prouver » que la criminalité trouve sa cause, non dans les conditions sociales, mais dans un « gène du crime ». Les Noirs sont supposés être désavantagés, non du fait d’une discrimination, mais à cause de leur patrimoine génétique. Les mêmes arguments sont utilisés contre les pauvres, les mères célibataires, les femmes, les homosexuels, et ainsi de suite. Bien entendu, une telle « science » convient parfaitement à la majorité républicaine du Congrès, qui veut imposer une réduction drastique des budgets sociaux.

Le présent ouvrage est consacré à la philosophie - et plus précisément à la philosophie marxiste, le matérialisme dialectique. La philosophie n’a pas à dire aux scientifiques ce qu’ils doivent penser ou écrire, du moins lorsqu’ils écrivent sur la science. Mais les scientifiques ont l’habitude de s’exprimer sur toutes sortes de sujets : la philosophie, la religion, la politique, et ainsi de suite. Ils en ont bien sûr parfaitement le droit. Mais lorsqu’ils utilisent leur notoriété scientifique - qui peut être solide - pour défendre des conceptions philosophiques extrêmement erronées et réactionnaires, un rappel à l’ordre s’impose. Après tout, leurs affirmations ne restent pas dans le milieu restreint de quelques scientifiques. Des hommes politiques de droite, des racistes et des fanatiques religieux s’en emparent pour étayer leurs idées avec des arguments pseudo-scientifiques.

Les scientifiques se plaignent souvent d’être mal compris. Ils disent ne pas vouloir fournir des munitions aux charlatans mystiques et aux escrocs politiques. C’est bien possible. Mais dans ce cas, ils sont coupables de négligence, ou, tout au moins, d’une stupéfiante naïveté. D’un autre côté, on ne saurait accuser de naïveté ceux qui utilisent pour leur propre compte les conceptions philosophiques erronées des scientifiques. Ils savent très bien où ils vont. Rees-Mogg explique :

« au moment où la religion laïque du consumérisme fait figure de gouvernail rouillé et laissé à l’abandon, les religions austères, avec leurs véritables principes moraux et leurs dieux sévères, vont revenir au premier plan. Pour la première fois depuis des siècles, les révélations de la science vont sembler valoriser la dimension spirituelle de la vie, et non plus l’amoindrir. »

Pour Rees-Mogg, la religion est un moyen pratique de maintenir les opprimés à leur place - comme force d’appoint à la police et aux prisons. Il a le mérite de ne pas s’en cacher :

« Moins les pauvres ont de perspective d’améliorer leur existence, plus il est rationnel, pour eux, d’adopter une vision du monde anti-scientifique et illusoire. Plutôt que la technologie, ils utilisent la magie. Au lieu de l’investigation indépendante, ils optent pour l’orthodoxie. Ils préfèrent les mythes à l’histoire. La biographie cède la place à la vénération de héros. De plus, ils ont tendance à privilégier des comportements d’allégeance familiale à l’honnêteté impartiale qu’exige le marché. » [4]

Laissons de côté l’humour inconscient de l’auteur au sujet de l’« honnêteté impartiale » du marché et concentrons-nous sur le cœur de l’argument. Au moins Rees-Mogg n’essaye-t-il pas de cacher ses véritables intentions et son point de vue de classe. Ce défenseur de l’ordre établi fait preuve de la plus grande franchise. Il veut dire à peu près ceci : « La création d’une "sous-classe" de pauvres, de chômeurs, surtout des noirs, qui vivent dans des taudis, fait peser sur l’ordre social établi une menace potentiellement explosive. Mais heureusement pour nous, les pauvres sont ignorants. Et ils doivent être maintenus dans leur ignorance. Leurs superstitions et leurs croyances religieuses - que nous, les classes éduquées, ne partageons naturellement pas ! - doivent être encouragées. » Ce message, bien sûr, n’est pas nouveau. Les riches et les puissants chantent ce refrain depuis des siècles. Ce qui est significatif, par contre, c’est la référence à la science, et, comme l’indique Rees-Mogg, le fait qu’elle soit pour la première fois considérée comme un important allié de la religion.

Récemment, le Prix Templeton du « Progrès religieux » a gratifié le physicien théorique Paul Davies de 650 000 livres sterling pour avoir fait preuve d’une « originalité extraordinaire » dans ses recherches sur la compréhension de Dieu et de la spiritualité. Parmi les précédents primés, on trouve Alexander Solzhenitsyn, Mère Thérésa, l’évangéliste Billy Graham et le cambrioleur de l’affaire Watergate - devenu prêtre depuis - Charles Colson. Paul Davies - auteur de Dieu et la Nouvelle Physique, L’Esprit de Dieu et Les trois dernières minutes - précise qu’il n’est pas « une personne religieuse au sens classique du terme » (quoi que cela puisse signifier), mais il maintient que « la science mène plus sûrement à Dieu que la religion. » [5]

Quelles que soient les intentions de Davies, il est clair qu’il représente cette tendance bien déterminée qui tente d’injecter du mystique et du religieux dans la science. Il ne constitue pas un cas isolé. C’est de plus en plus courant, en particulier en physique et en cosmologie théoriques, qui toutes deux dépendent énormément de modèles mathématiques abstraits, lesquels sont toujours plus considérés comme des substituts à l’investigation empirique. Certes, pour chaque adepte conscient de ce genre de mysticisme, il y a une centaine de scientifiques rigoureux qui seraient horrifiés d’être identifiés à un tel obscurantisme. Cependant, la seule véritable défense contre le mysticisme idéaliste se trouve dans la philosophie matérialiste consciente - le matérialisme dialectique.

Le présent ouvrage se fixe pour objectif d’expliquer les idées du matérialisme dialectique - élaborées pour la première fois par Marx et Engels - et d’en montrer la pertinence vis-à-vis du monde en général, et de la science moderne en particulier. Nous ne prétendons pas à la neutralité. De même que Rees-Mogg défend les intérêts de la classe sociale qu’il représente et ne s’en cache pas, nous nous déclarons ouvertement les adversaires de la soi-disant « économie de marché » et de tout ce qu’elle représente. Nous participons activement à la lutte pour changer la société. Mais avant de pouvoir changer le monde, il faut d’abord le comprendre. Il est nécessaire de mener une lutte implacable contre toutes les tentatives d’obscurcir l’esprit des hommes et des femmes avec des croyances mystiques dont les origines remontent aux brumes préhistoriques de la pensée humaine. La science a progressé et s’est développée dans la mesure où elle s’est détachée des préjugés accumulés par l’histoire. Nous devons résister à toute tentative de nous refouler des siècles en arrière.

L’état de la science, de l’éducation, mais aussi du monde en général, suscite l’insatisfaction d’un nombre croissant de scientifiques. Ils voient la contradiction entre l’immense potentiel technologique qui existe dans le monde et les millions de gens qui vivent au bord de la famine. Ils voient comment la science est systématiquement détournée au profit des grandes multinationales. Et ils doivent être profondément troublés par les incessantes tentatives de forcer les scientifiques à servir l’obscurantisme religieux et les politiques sociales réactionnaires. Le caractère bureaucratique et totalitaire du régime stalinien a rebuté un grand nombre d’entre eux. Mais l’effondrement de l’Union Soviétique a montré que l’alternative capitaliste était pire encore. Sur la base de leur propre expérience, de nombreux scientifiques en viendront à la conclusion que seule une société fondée sur une forme ou une autre de planification rationnelle, dans laquelle la science et la technologie sont mises au service de l’humanité, et non plus du profit privé, offre une issue à l’impasse sociale, économique et culturelle du capitalisme. Une telle société doit être démocratique au vrai sens du terme, c’est-à-dire qu’elle doit faire appel au contrôle conscient et à la participation de toute la population. Le Socialisme est par nature démocratique. Comme le soulignait Trotsky, « une économie planifiée a besoin de démocratie comme le corps humain a besoin d’oxygène ».

Contempler les problèmes du monde est insuffisant. Il faut le changer. Cependant, il faut d’abord comprendre pourquoi les choses sont comme elles sont. Seul le corps d’idées élaboré par Marx et Engels, puis développé par Lénine et Trotsky, peut nous fournir les outils adéquats pour atteindre cet objectif. Nous pensons qu’à travers leur travail et leur expérience propres, les membres les plus conscients de la communauté scientifique parviendront à comprendre la nécessité d’une conception matérialiste conséquente. Le matérialisme dialectique est une telle conception. Les récents progrès réalisés par les théories du chaos et de la complexité montrent qu’un nombre croissant de scientifiques tend à adopter un mode de pensée dialectique. C’est là une évolution d’une importance considérable. Nul doute que de nouvelles découvertes renforceront et approfondiront cette tendance. Nous sommes fermement convaincus que le matérialisme dialectique est la philosophie du futur.


Aller au chapitre 2 : Philosophie et religion


[1] Engels, Lettre à Bloch

[2The Economist, 9 janvier 1982

[3] W.Rees-Mogg et J.Davidson, The Great Reckoning

[4] Ibid

[5The Guardian, 9 mars 1995

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