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Portrait de Hegel par Schlesinger (1831)

La philosophie de Georg W. F. Hegel (1770-1831) a joué un rôle déterminant dans la genèse du socialisme scientifique. Ses deux fondateurs, Karl Marx et Friedrich Engels, ont commencé leur vie intellectuelle comme disciples de Hegel, dont ils ont assimilé et développé l’enseignement le plus précieux : la méthode de pensée dialectique. Et malgré tous les accomplissements ultérieurs de la philosophie marxiste, les écrits de Hegel figurent toujours parmi les sommets de la pensée dialectique.

Un idéalisme dynamique

Hegel était un idéaliste : c’est le défaut majeur de sa pensée. En philosophie, « idéaliste » ne désigne pas un individu animé par de grands « idéaux » ; cela désigne tout autre chose : une conception du monde qui affirme la primauté de la pensée ou des idées sur le reste (la matière, la nature, etc.). Ainsi, chez Hegel, le monde qui nous entoure, l’univers, les hommes, la société, l’histoire – tout est le produit de ce qu’il appelle « l’Idée absolue ». Celle-ci est absolument première, origine et cause de tout.

Cependant, cette Idée absolue n’est pas un Dieu contemplant paisiblement son œuvre immuable. Elle « s’aliène » et « se réalise » dans le monde, l’histoire et la pensée humaine, pour « revenir à elle-même » enrichie de toutes les étapes de son cheminement. Malgré son caractère mystique, cette conception du monde a donc une qualité décisive : son dynamisme. Elle porte clairement la marque du plus grand bouleversement historique de l’époque : la Révolution française de 1789-95, qui balaya un ordre social supposé éternel (le féodalisme).

La dialectique de Hegel saisit toutes les choses dans leur mouvement : leur naissance, leur développement et leur fin. En outre, la fin n’est pas une disparition pure et simple, mais un dépassement, qui est à la fois négation et conservation. Ce qui naît porte en soi les éléments de ce qui meurt. Par exemple, l’histoire de la philosophie n’est pas une succession chaotique de systèmes incompatibles : elle est un processus où chaque philosophie exprime une vérité – mais une vérité limitée, partielle, à laquelle doit nécessairement succéder l’expression d’une nouvelle vérité, supérieure, plus riche, qui tout à la fois nie et assimile les philosophies précédentes. Ainsi, le « vrai » et le « faux » ne s’opposent pas de façon irréductible. Le faux est un moment du vrai.

« Cette philosophie dialectique dissout toutes les notions de vérité absolue définitive et d’états absolus de l’humanité qui y correspondent », écrivait Engels. Cela explique l’hostilité de la classe dirigeante à l’égard de la philosophie hégélienne. En effet, celle-ci implique que le système capitaliste n’est pas un « état absolu de l’humanité », mais un système économique et social donné, auquel doit succéder une forme supérieure d’organisation sociale : en l’occurrence, le socialisme. Ici, nous avons quitté Hegel pour Marx. Mais en analysant les conditions de la transition du capitalisme au socialisme, Marx retrouvait la dialectique hégélienne. En effet, le socialisme n’est pas seulement la négation du capitalisme. Il lui succède en s’appuyant sur des éléments engendrés par le capitalisme lui-même : le développement massif des forces productives et d’une classe sociale révolutionnaire, le salariat. Comme l’écrivait Marx dans le Manifeste du Parti Communiste : « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs ».

Quantité et qualité

Contrairement au formalisme et au dogmatisme, qui plaquent des schémas a priori sur la réalité vivante, la méthode de pensée dialectique se caractérise par une « immersion » complète du sujet pensant dans son objet d’étude. Celui-ci doit être examiné sous tous les angles, de façon à découvrir ses contradictions internes et les lois du mouvement qui gouvernent son existence. Du fait de son idéalisme, Hegel s’écartait souvent lui-même de sa propre méthode. Pour que la dialectique serve le mouvement de son « Idée absolue », il était souvent obligé de plaquer un schéma sur la nature et la société. Cependant, lorsque Hegel descendait des hauteurs de l’Idée absolue pour analyser les réalités historiques concrètes, son génie et l’étendue de ses connaissances donnaient lieu à de puissantes illustrations des lois de la dialectique.

La transformation de la quantité en qualité est l’une de ces lois, qui est à l’œuvre à tous les niveaux de la nature et de la société. Des changements quantitatifs aboutissent, à un certain stade, à un changement qualitatif. L’exemple le plus connu est celui de la transformation de l’eau en vapeur, à 100 °C. Tant que la température ne fait que s’approcher du point d’ébullition, l’attraction réciproque des molécules d’eau est assez forte pour maintenir l’état liquide. Mais une fois le point critique des 100 °C atteint, la plus petite augmentation quantitative de chaleur provoque une modification qualitative : la dispersion des molécules d’eau, ce qui produit de la vapeur. Ce processus n’est pas graduel : il est marqué par une rupture, un « saut » qualitatif. La dialectique s’oppose au préjugé « évolutionniste » d’une modification graduelle, linéaire, des processus objectifs.

Dans le domaine social, bien des grèves obéissent à cette loi de la dialectique. Pendant des années, les travailleurs d’une entreprise acceptent sans réagir les humiliations et les mauvais coups du patron. A la surface, tout semble stable et normal. Mais sous la surface, l’accumulation quantitative de colère et de frustrations finit par atteindre un seuil critique où n’importe quel incident mineur suffit à provoquer une grève.

A une échelle plus vaste, les révolutions sont une illustration grandiose du même phénomène – ce qui explique, au passage, qu’elles prennent souvent tout le monde par surprise.

Logique formelle et dialectique

Hegel a porté le coup de grâce à la « logique formelle ». Celle-ci postule que A=A ; c’est le principe d’identité. Pour la plupart des activités de la vie quotidienne, ce principe remplit assez bien sa fonction. Le bureau sur lequel je travaille, chaque jour, semble toujours identique à lui-même. La plupart du temps, je n’ai pas besoin de me préoccuper des modifications qu’il subit, car elles n’affectent pas son utilité. Cependant, le bureau subit constamment des modifications, invisibles à l’œil nu mais non moins réelles : il change sans cesse de volume, de température, de masse, de couleur, etc. Il n’est jamais identique à lui-même ; A n’est jamais égal à A. Et si le principe d’identité suffit pour accomplir des tâches pratiques de la vie quotidienne, il devient inopérant lorsqu’il s’agit d’appréhender des processus complexes. Pour analyser de tels processus, la méthode de pensée dialectique est indispensable.

Prenons un exemple tiré de la sphère sociale. Suivant l’axiome A=A, toute organisation ouvrière – par exemple, la CGT – serait « égale à elle-même ». Autrement dit, la CGT = la CGT. Mais la logique formelle, ici, ne nous apprend strictement rien. Elle est abstraite. Pour porter un jugement scientifique sur la CGT et ses perspectives, il faut étudier sa composition et sa base sociales, son poids dans la conscience des masses, les contradictions entre sa base et sa direction, le degré d’acuité de ces contradictions, la pression des différentes classes sociales qui s’exerce sur elle, l’impact de la situation économique et de la politique gouvernementale, etc. Il faut alors découvrir les rapports contradictoires de ces différents éléments – qui ne cessent d’évoluer – et la dynamique d’ensemble qui en résulte. Par ailleurs, il faut éviter de noyer l’analyse dans la masse des informations et des données. Comme le disait Hegel, il faut savoir distinguer l’essentiel de l’inessentiel, ce qui est déterminant de ce qui est accidentel. Alors, on peut formuler une hypothèse sur le devenir de la CGT et de son rôle dans la lutte des classes.

Le matérialisme dialectique

C’est à Marx que revint la tâche d’extraire la dialectique hégélienne de son enveloppe idéaliste. Comme il l’écrivait : « Bien que […] Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds. » Sur les pieds, c’est-à-dire : sur des bases matérialistes. Marx explique : « Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transposé et transporté dans le cerveau de l’homme. » Grâce à ce retournement de la dialectique hégélienne, Marx élaborait une philosophie révolutionnaire dont la mission n’était plus seulement d’interpréter le monde, mais de contribuer à le transformer.

Si, comme l’écrivait Engels, il n’y a pas « d’états absolus de l’humanité », faut-il en conclure que le communisme lui-même est appelé à être « dépassé » ? Il est évident que le communisme ne mettra pas un terme à l’évolution des formes d’organisation économique et sociale. Cependant, une fois le monde débarrassé de la barbarie capitaliste, les générations futures ne replongeront pas l’humanité dans l’exploitation de classe et tout ce qui l’accompagne : la misère, les inégalités, les guerres, le racisme, l’oppression des femmes, etc. De même, l’Etat, comme instrument de domination d’une classe, disparaîtra définitivement avec les classes sociales elles-mêmes. Quelle que soit l’évolution des formes d’organisation économique et sociale, à partir du communisme, l’humanité ne reviendra pas sur ce tournant historique majeur que Engels résumait par cette formule : « Le gouvernement des personnes fera place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production ». Marx caractérisait ce saut qualitatif comme le commencement de la véritable histoire de l’humanité. En ce sens, le « dépassement » du communisme consistera dans la réalisation de tout son potentiel historique.

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