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Au fur et à mesure que s’installe la récession économique, les investisseurs du secteur privé prennent des mesures pour sauvegarder leurs profits et s’efforcent de faire peser sur les salariés les conséquences négatives de la baisse du niveau d’activité des entreprises. La traduction concrète de cette stratégie se voit dans la brusque augmentation du nombre de chômeurs, la remise en cause des rémunérations, la réduction des effectifs, les plans sociaux, les restructurations et fermetures en cascade. Quoiqu’en disent les "experts" sélectionnés par les chaînes de télévision, la récession ne fait que commencer. Des centaines de milliers de salariés vont forcément se trouver confrontés, dans les mois à venir, au drame vécu par les travailleurs de Moulinex ou d’AOM-Air Liberté. Pour faire face à cette situation, les organisations syndicales et les partis de gauche ont le devoir d’avancer une stratégie et un programme économiques.

A partir de l’expérience des luttes engagées chez Danone, Valéo, Bata, Moulinex, Péchiney et ailleurs, une leçon fondamentale s’impose : lorsque les propriétaires d’une enseigne ne veulent plus financer un site ou une filière de production donnés, il s’est avéré pratiquement impossible de résister à sa fermeture au moins partielle et à la perte des emplois qui en dépendent. Les salariés menacés peuvent protester, manifester, occuper les lieux. Ils peuvent mettre en évidence les conséquences sociales dramatiques des suppressions d’emploi pour eux-mêmes, leur famille, et la vie locale. Ils peuvent tenter de démontrer l’intérêt de poursuivre l’activité menacée, présenter des projets de rénovation, suggérer de nouvelles stratégies, commander des contre-expertises, proposer des reclassements, des reconversions. Mais le plus souvent, il n’y rien à faire. Lorsque les investisseurs jugent que la rentabilité d’une opération est insuffisante, le seul critère qui les intéresse est établi ; le maintien d’un secteur d’activité n’a dès lors plus aucun intérêt de leur point de vue.

Dans un tel contexte, l’idée d’une loi pour "interdire les licenciements" ne manque pas d’attrait. La loi de modernisation sociale, avant d’être partiellement censurée par le Conseil Constitutionnel, en était déjà très loin. Elle revenait tout au plus à soumettre les employeurs désireux de se débarrasser de leurs salariés à quelques ennuis administratifs supplémentaires. Naturellement, si les directions du Parti Socialiste et du Parti Communiste avaient proposé une loi visant à interdire les licenciements, ce serait une démarche positive qu’il faudrait soutenir. Cependant, à bien y réfléchir, une telle mesure ne ferait que déplacer le problème. Nous l’avons dit, dans le secteur privé, qui dépend directement de la volonté d’investir des capitalistes, la production, les services, et l’infrastructure économique en général ne peuvent exister qu’à condition d’assurer un rendement suffisamment lucratif aux détenteurs des capitaux. Or, si le gouvernement devait décréter que, désormais, tout salarié, une fois embauché, serait protégé du licenciement par des contraintes sérieuses imposées aux employeurs (ce qui n’est pas le cas dans la loi de modernisation sociale), ces contraintes deviendraient forcément un facteur dans les calculs des investisseurs, qui y verraient, à juste titre, une augmentation importante de l’élément de risque dans un projet d’investissement donné. Par conséquent, ils auraient encore davantage tendance à recourir aux contrats précaires et à l’intérim, se donnant ainsi la possibilité de se séparer du personnel à tout moment.

On objectera peut-être que, dans ce cas, il faudrait encore des lois pour limiter le recours à l’intérim et aux CDD. Mais cela ne ferait pas l’affaire non plus. En définitive, si, par un arsenal de lois et de contraintes administratives, on portait sérieusement atteinte à la rentabilité des capitaux investis, y compris en augmentant le facteur de risque que comporte ces investissements, ceux-ci n’auraient tout simplement pas lieu, et les capitaux se dirigeraient davantage vers d’autres activités, telles que la spéculation monétaire ou d’autres placements impliquant une très faible utilisation de main d’œuvre. Particulièrement en période de récession, d’une façon ou d’une autre, les capitalistes emprunteraient, pour parvenir à leurs fins, les voies qui contournent les contraintes d’une loi anti-licenciement.

La direction du PCF a repris à son compte l’idée d’une "interdiction des licenciements", tout en optant pour une formulation restrictive de celle-ci et sans lui donner, de toute façon, la moindre suite pratique. Elle réclame l’interdiction de ce qu’elle appelle des licenciements "boursiers" ou "spéculatifs". La raison de cette distinction entre les entreprises côtées en Bourse et les autres demeure le secret bien gardé des dirigeants communistes. On ne voit pas pourquoi les salariés d’une entreprise non côtée devraient être moins protégés que les autres. Le problème se pose de la même façon pour tous. L’actionnaire boursier réclame le rétablissement de la rentabilité de sa mise par des restructurations et des suppressions d’emploi. L’investisseur direct en fait tout autant. L’investisseur direct dans une entreprise, tout comme celui qui le fait par le biais de la Bourse, est un spéculateur. Dans les deux cas, et selon les mêmes critères, l’investisseur spécule sur la possibilité de dégager du profit à partir de l’exploitation du travail des salariés de telle ou telle entreprise.

Le problème central qui se pose, et que ces différentes revendications tendent à éviter, est celui de la propriété des entreprises. Alors que les conséquences humaines de la précarité et du chômage se répandent chez les salariés et leur famille, la richesse et le pouvoir de décision concernant la vie économique du pays se trouvent concentrés entre les mains d’une infime minorité de la population. Tant que ce problème ne sera pas définitivement réglé, aucune solution durable ne sera trouvée aux fléaux sociaux tels le chômage, l’emploi précaire, la pauvreté, et la destruction arbitraire d’emplois et d’entreprises. D’où la nécessité impérative de placer le programme économique du socialisme au cœur de l’action et des objectifs stratégiques de la gauche. Ce programme, abandonné depuis très longtemps, dans la pratique, par les instances dirigeantes des partis de gauche et des syndicats, a même été expurgé, sous leur insistance, des textes fondamentaux de ces organisations. Par exemple, dans la Déclaration de Principes du Parti Socialiste, adoptée aux congrès de 1969 et de 1971, et remplacée par un texte insipide en 1990, nous pouvions lire : "Le Parti socialiste affirme sa conviction que la liberté de l’homme ne dépend pas seulement de la reconnaissance formelle d’un certain nombre de droits politiques ou sociaux, mais de la réalisation des conditions économiques susceptibles d’en permettre le plein exercice. Parce qu’ils sont des démocrates conséquents, les socialistes estiment qu’il ne peut exister de démocratie réelle dans la société capitaliste. C’est en ce sens que le Parti socialiste est un parti révolutionnaire. Le socialisme se fixe pour objectif le bien commun et non le profit privé. La socialisation progressive des moyens d’investissement, de production et d’échange en constitue la base indispensable. La démocratie économique est en effet le caractère distinctif du socialisme."

Certes, la Déclaration de Principes de 1971 laissait à désirer sur certains points, mais elle résumait assez succinctement la différence entre une démarche purement réformiste, c’est-à-dire se limitant à l’accomplissement de ce qui ne remet pas en cause les fondements de l’exploitation capitaliste, et une démarche socialiste, qui vise à placer l’économie sous le contrôle démocratique de la population. Il n’y a nullement besoin de nationaliser (un terme auquel on préférerait celui de socialiser) chaque petite entreprise, chaque boutique, ou chaque café. Une économie socialiste n’exclurait pas l’existence, parallèlement au secteur socialisé, d’un secteur concurrentiel. Cependant, il est indispensable, si la société civile veut se donner la maîtrise réelle et effective des richesses qu’elle produit, de transformer en propriété publique tous les grands groupes industriels, financiers et de distribution qui dominent la vie économique du pays, et de les intégrer dans un plan et selon une définition des priorités démocratiquement élaborée pour répondre, non plus aux critères de rentabilité arbitrairement fixés par une poignée de privilégiés, mais aux besoins de l’ensemble de la société.

Après tout, quelle est la fonction d’un capitaliste dans le domaine économique ? En somme, il s’empare de la plus-value (c’est-à-dire cette partie de la valeur créée par le travail du salarié qui ne lui est pas restituée sous forme de salaire) et investit, selon ses critères, une fraction de cette plus-value dans le processus productif. Et en réalité, presque tous les capitalistes, de nos jours, ne daignent même pas s’abaisser à ce "travail". Ils emploient des salariés pour déterminer les investissements les plus juteux, se contentant d’apposer leur signature en bas des ordres de paiement. Toujours est-il qu’ils décident, en fin de compte, de l’attribution ou non des capitaux aux différents secteurs de l’économie et aux différentes formes d’activité au sein de chaque secteur. Or, ce travail-là, nous-mêmes, c’est-à-dire les salariés, les retraités, les jeunes, pouvons le faire et devons le faire si nous voulons libérer l’économie de la mainmise des capitalistes.

Le gouvernement socialiste-communiste de 1981-1984 a étendu le secteur public, nationalisant plusieurs groupes industriels et un certain nombre de banques. Mitterrand et Mauroy présentaient le secteur public élargi comme un "fer de lance" économique qui, renforcé par un programme d’investissement public de grande envergure, allait entraîner l’ensemble de l’économie dans ses sillons. Cependant, ce programme était beaucoup trop limité pour modifier le rapport de force entre secteur public et secteur privé de manière significative. Le secteur public ne représentait qu’environ 15% de l’économie française. A partir de 1981, le CNPF (l’ancien MEDEF) et les capitalistes ont lancé une campagne de sabotage économique, notamment par les moyens d’une "grève d’investissement", de la spéculation contre la monnaie nationale et d’une fuite massive de capitaux vers l’étranger. Dans les derniers mois de 1981, entre un et deux milliards de dollars par jour quittaient la France au profit des banques étrangères. A ce moment là, le gouvernement aurait dû se défendre par une extension massive du secteur nationalisé, afin de priver les capitalistes du contrôle des leviers décisifs de l’économie, et donc des moyens nécessaires à leur sabotage, et afin de poursuivre son programme de réformes sociales. Malheureusement, il a préféré capituler devant la pression patronale, en annonçant, dès le printemps de 1982, une "pause" dans les réformes, et en adoptant une politique de contre-réforme - la soi-disant "politique de rigueur" - à partir de 1983. La direction du Parti Communiste a emboîté le pas de Mitterrand et Mauroy dans ce revirement, avant de quitter le gouvernement en juillet 1984.

Cet échec et la volte-face des dirigeants de la gauche ont désorienté et démoralisé bon nombre de militants socialistes, communistes et syndicaux, ébranlant leur confiance dans l’efficacité de la nationalisation comme moyen de combattre le capitalisme et, plus généralement, dans la possibilité d’effectuer une "rupture avec le capitalisme". Ce pessimisme était en outre alimenté par le régime et les méthodes en vigueur au sein même des entreprises publiques. Lorsque le secteur public ne constitue qu’une fraction marginale de l’économie nationale, il fonctionne, par conséquent, dans un environnement concurrentiel, et les entreprises nationalisées se trouvent dans l’obligation de se conformer aux méthodes capitalistes. Par exemple, pour que Renault, entreprise publique à l’époque, gagne des parts de marché face à Citroën, une entreprise privée, elle doit entrer dans la même course à la productivité, aux cadences infernales, à la main d’œuvre bon marché, et à la réduction des effectifs au strict minimum. Ce n’est pas pour rien que certains patrons des entreprises devenues publiques - qui, bien souvent, les dirigeaient avant qu’elles ne soient nationalisées - étaient hostiles au syndicalisme et aux idées du socialisme. La corruption scandaleuse et les "barbouzeries" des dirigeants de groupes anciennement nationalisés comme Elf-Aquitaine ou le Crédit Lyonnais, pour ne citer que deux exemples parmi bien d’autres, donnent une idée assez claire de la décadence réactionnaire qui régnait au sommet du secteur prétendument "public".

Tout ceci explique pourquoi les privatisations mises en œuvre par Balladur et Juppé, puis celles, nettement plus importantes en valeur, réalisées par le gouvernement Jospin, ont rencontré relativement peu d’opposition au fil des années. Ce n’est cependant pas le socialisme qui a échoué à travers les dérives des précédentes nationalisations, mais une version tronquée de celui-ci. Et une nationalisation réellement socialiste ne tolérerait pas de telles dérives.

Le ralliement à "l’économie de marché", de la part des dirigeants socialistes et communistes, a aussi été facilité par l’effondrement des régimes staliniens en URSS et en Europe de l’Est. Les Jospin, Fabius, Hue et Gayssot de ce monde sont toujours prêts à justifier leur soumission au capitalisme par l’évocation des régimes bureaucratiques et dictatoriaux de l’ancien "bloc" stalinien.

Or, les hommes et les femmes qui se sont lancés contre l’édifice du tsarisme et qui ont fondé l’État soviétique voulaient construire un monde démocratique et socialiste, sans guerre, sans oppression et sans exploitation. Des centaines de milliers d’entre eux ont donné leur vie pour cette grande cause. Leurs dirigeants s’inspiraient directement de l’expérience de la Commune de Paris en 1871. S’ils ne sont pas parvenu à maintenir la démocratie soviétique, c’est parce que la révolution est restée isolée dans un pays extrêmement arriéré, ravagé par la guerre mondiale, la famine et la misère, ainsi que par quatre ans de guerre contre l’intervention de plus d’une vingtaine d’armées étrangères dont, naturellement, l’armée française. Le régime bureaucratique qui a pris forme en Union Soviétique à partir du milieu des années 20 n’était pas la conséquence du socialisme, mais plutôt de l’impossibilité de construire une société socialiste et égalitaire dans de telles conditions. En France, aujourd’hui, le socialisme reposerait sur des bases productives et culturelles incomparablement plus élevées. Alors que le salariat de l’empire russe représentait à peine 8% de la population adulte, il constitue en France environ 86% des actifs.

En rétablissant la nationalisation dans leur programme revendicatif, les partis de gauche et le mouvement syndical ne seront plus désarmés face à la direction d’une entreprise qui menace de la fermer ou de licencier une partie de son personnel. Dans le cas de Péchiney, qui menace de fermer plusieurs sites, ou de Bata, par exemple, il faudrait que le gouvernement, les partis de gauche et les syndicats avancent la position suivante : si vous, les actionnaires et la direction générale du groupe, ne pouvez gérer cette entreprise qu’au détriment des salariés, l’entreprise sera nationalisée, sans indemnisation pour les gros actionnaires, et placée sous l’autorité d’une direction composée de représentants des salariés de l’entreprise, des confédérations syndicales et du gouvernement. Certes, en tant que mesures isolées, il ne s’agirait là que de démarches défensives, susceptibles d’empêcher la destruction partielle des entreprises et de sauvegarder les emplois menacés. Un règlement définitif du problème passerait nécessairement par une extension massive du secteur public.

Dans des conditions modernes, la planification démocratique et socialiste de l’économie signifierait une amélioration radicale des conditions d’existence de chacun. Etant donné le niveau actuel de développement économique de la France, il n’y a aucune raison d’y tolérer l’existence de cinq ou six millions de pauvres et de 2 millions de personnes mal logées ou dormant dans la rue. Il n’y a pas de raison, non plus, d’accepter que, tous les mois, des dizaines de milliers de familles soient plongées dans la précarité et le chômage pour que l’indice de rentabilité des entreprises grignote encore quelques points de progression. Une fois arrachées au monde secret, oppressif et mesquin des "affaires", nos gigantesques ressources productives et naturelles pourront enfin être mises au service de la société toute entière. Les nouvelles technologies, plutôt que d’augmenter le taux d’exploitation des uns tout en privant les autres de leur emploi, serviront à réduire le plus possible le temps de travail de chacun, afin de libérer l’énorme créativité productive et culturelle de la jeunesse et de l’ensemble de la population.

A notre époque, une France socialiste et démocratique ne resterait pas isolée. Ce serait une formidable source d’inspiration, pour les travailleurs d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, de Grande-Bretagne et du reste du monde, que le spectacle d’un peuple en plein épanouissement, prenant ses destinées entre ses mains, au lieu de se soumettre à l’égoïsme d’une minorité capitaliste. A la place d’un monde divisé entre exploiteurs et exploités, ravagé par des guerres, des génocides, et par la misère accablante que subissent les deux tiers de l’humanité, le socialisme jettera les bases d’une société où la devise Liberté, Égalité et Fraternité sera enfin dépouillée de la connotation hypocrite que lui confère la réalité du capitalisme, et traduira les véritables relations entre les hommes et les peuples.

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