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A partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la révolution industrielle et la concentration des terres entre les mains des grands propriétaires ont complètement transformé la société britannique. Privée de moyens de subsistance, la population rurale se ruait en masse vers les villes. Entre 1801 et 1831, la ville de Manchester est passée de 90 000 à 237 000 habitants, celle de Leeds de 53 000 à 123 000.

Logés dans des conditions inhumaines, victimes d’une exploitation brutale dans les fabriques, les travailleurs formaient une classe d’esclaves d’un type nouveau. Dans les colonies, on achetait la vie d’un esclave en un seul paiement. Ici, on achetait la vie de l’ouvrier à l’heure. La différence s’arrêtait là. A Manchester, l’espérance de vie dans les quartiers ouvriers était de 28 ans. La moitié des enfants mourrait avant d’atteindre 5 ans. Un homme de quarante ans était considéré comme un vieillard. « Vous parlez de vassaux, de vagabonds ! Vous parlez de serfs ! », écrivait le démocrate radical William Cobbett (1765-1835). « Mais a-t-on vu, aujourd’hui ou même à l’époque féodale, des êtres aussi rabaissés, aussi complètement réduits à l’esclavage que ces pauvres créatures qui sont forcées de travailler quatorze heures par jour, dans une chaleur de 84 °F, et à qui l’on inflige des punitions s’ils osent regarder par la fenêtre de l’usine ? »

Fuyant la famine, les immigrés irlandais erraient par milliers dans les ruelles des quartiers misérables. Ceux qui ne trouvaient pas de travail mourraient souvent de froid et de faim. Les employeurs en profitaient pour attiser la concurrence entre ouvriers. Ils faisaient travailler des enfants dans le même but. Ils pouvaient légalement embaucher un enfant de 6 ans et l’exploiter sans limites, jour et nuit, jusqu’à ce qu’il tombe d’épuisement. Les enfants travaillaient dans les mines et dans les usines. Ils grimpaient dans les cheminées pour les désengorger, où ils mourraient par milliers, brûlés ou étouffés. Une loi de 1833 imposa quelques restrictions. Mais à peine quatre inspecteurs furent nommés pour contrôler toutes les usines du pays ! Individuellement, le travailleur était totalement impuissant. Il devait se donner les moyens d’actions collectives. Mais les premiers syndicats et associations des travailleurs britanniques n’ont émergé que lentement, au prix d’énormes luttes et sacrifices.

L’impact de la Révolution française

La Révolution française avait eu des répercussions majeures en Grande-Bretagne. Elle effrayait la classe dirigeante, mais s’attirait la sympathie des ouvriers et de la petite bourgeoisie démocratique. La London Corresponding Society (LCS) diffusait de la littérature jacobine. Elle avait 30 000 adeptes dans le seul Yorkshire et s’opposait activement à la guerre contre la France révolutionnaire. Les discours de Marat et de Robespierre circulaient parmi les ouvriers. Le livre de Thomas Paine, Les Droits de l’Homme, s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires, malgré son interdiction par le gouvernement. Les dirigeants de la LCS furent jugés pour sédition et déportés pour des périodes allant de 6 à 14 ans. Mais le mouvement ne faiblissait pas. En mai 1795, une manifestation de ses sympathisants réunit 100 000 personnes. Le carrosse du roi George III, qui se rendait à l’ouverture du Parlement, fut pris sous une rafale de pavés.

L’incarcération sans jugement était autorisée depuis 1794, mais ces événements entraînèrent une série de nouvelles lois répressives. Les Combination Acts de 1799 et 1800 interdisaient toute action collective de la part des travailleurs. Ils répondaient à une pétition de plusieurs centaines de capitalistes. « Rien n’est plus nocif », écrivait un propriétaire d’usine du nom de Gray, « que de permettre aux ordres inférieurs de sentir leur force et de communiquer librement entre eux ». Les grèves et la collecte de fonds furent interdites. Tout travailleur qui « se combinait » avec un autre pour obtenir une augmentation de salaire ou une réduction du temps de travail s’exposait à trois mois d’incarcération ou à deux mois de travaux forcés.

Pendant plus de 20 ans, toute révolte ou contestation s’attirait une répression sanglante. Les meneurs de grèves – ces « héros d’une histoire non écrite », selon l’expression de Shelley – étaient incarcérés, déportés ou pendus sur la place publique. Face à cette « terreur blanche », les ouvriers créèrent des sociétés secrètes et s’imposèrent des mesures de sécurité draconiennes. Ils intimidaient – et, parfois, tuaient – les traîtres et les briseurs de grève, appelés scabs.

Le mouvement luddiste

Lorsque les organisations clandestines ne pouvaient pas inciter les ouvriers à se soulever en masse, il arrivait qu’elles recourent à des actions violentes contre les capitalistes. Les grèves et manifestations avaient souvent un caractère insurrectionnel, par la force des choses. En 1811 et 1812, le mouvement des « luddistes » est né des conditions de travail inhumaines et de l’effondrement des moyens de subsistance des ouvriers que provoquait l’introduction de nouvelles machines. Les luddistes cassaient ces machines, ce qui fait qu’ils sont souvent présentés, de nos jours, comme des réactionnaires qui refusaient le progrès technique. Mais leur lutte était une question de vie ou de mort. Le luddisme était une tentative désespérée d’empêcher que des centaines de milliers de travailleurs sombrent dans le chômage et la misère.

Ces ouvriers combattaient pour leur classe. Leur courage les menait souvent à l’échafaud. Cet appel luddiste, publié par des ouvriers du Yorkshire en 1812, donne une idée de leurs aspirations révolutionnaires : « Généreux compatriotes ! Vous êtes priés de vous présenter en armes pour aider les Redresseurs à redresser les torts qui leur sont faits et vous libérer du joug haineux du Vieux Fou George III, de son fils encore plus fou que lui, de leurs Ministres Malfrats et de tous les Nobles et Tyrans. Il faut les renverser tous. Suivons le Noble Exemple des braves Citoyens de Paris qui, devant 30 000 soldats tyranniques, ont mis à terre le Tyran lui-même… »

Le parlement vota une loi faisant de la casse des machines un crime passible de la peine de mort. Dans le Cheshire, 14 ouvriers furent pendus, 17 dans le Yorkshire. A Lancaster, trois travailleurs et un garçon de 16 ans subirent la même peine pour avoir mis le feu à une fabrique. Le garçon, Abraham Charlson, avait fait le guet. Arrivé sur le lieu de son exécution, il appela sa mère, pensant qu’elle pouvait lui venir en aide.

En 1817, une insurrection ouvrière dans le Derbyshire fut écrasée. Ses dirigeants – Brandreth, Turner et Ludlam – furent pendus et décapités sur la place publique. Deux ans plus tard, en 1819, il y eut le « massacre de Peterloo », une allusion à la bataille de Waterloo, en 1815. Un rassemblement de 60 000 personnes à Saint Peter’s Fields, à Manchester, revendiquait le suffrage universel, des élections parlementaires annuelles et « la Liberté et la Fraternité ». Après l’intervention d’une compagnie de cavalerie, on compta 11 morts, tués à coups de sabre, et 400 blessés graves. Ce massacre provoqua des protestations massives à travers le pays. Au lieu d’étouffer le mouvement démocratique et révolutionnaire des travailleurs, les méthodes répressives lui donnaient une vigueur sans cesse renouvelée. Finalement, les Combination Acts furent abrogés en 1824.

Pour une société « sans base, ni sommet »

Désormais légalisées, les Trade Unions se créaient dans pratiquement toutes les branches de l’industrie. Les organisations jusqu’alors clandestines se déclaraient au grand jour. L’esprit de révolte accumulé depuis le début du siècle pouvait enfin trouver une expression organisée à l’échelle nationale. Des grèves éclataient partout, se transformant parfois en batailles rangées contre des soldats et des scabs. Ce fut le cas, par exemple, lors de la grève des charbonnages de Durham, en 1831. La même année, la cavalerie a été lancée contre les grévistes des fonderies du Pays de Galles. En juin, des colonnes d’ouvriers de Merthyr et de Dowlais se sont défendues, armes à la main, contre les milices patronales et les troupes du gouvernement. L’un de leurs dirigeants, Dic Penderyn, a été arrêté, accusé d’avoir tué un soldat du Highland Regiment d’un coup de baïonnette. Il fut pendu le 13 août 1831 devant l’entrée de la prison de Cardiff. Il avait 23 ans. [1]

C’est à cette époque que les organisations syndicales des travailleurs britanniques ont commencé à se consolider comme structures nationales. L’Operative Builders Union, dans le bâtiment, comptait 40 000 membres. Dotée d’un « parlement des bâtisseurs », elle s’inspirait largement des idées de Robert Owen, dont le rôle dans le développement du mouvement ouvrier britannique et des idées du socialisme fut souligné par Engels. Selon un compte rendu du Poor Man’s Guardian, les réunions de ce « parlement » montraient « qu’un changement complet de la société – un changement qui revient à en finir avec l’ordre existant – est désiré par les classes laborieuses. Elles aspirent à être au sommet plutôt qu’à la base de la société – ou, plus exactement, à ce que la société n’ait désormais ni base, ni sommet ! »

En octobre 1834, Robert Owen fonda la Grand National Consolidated Trade Union (GNCTU). Cette tentative de réunir tous les travailleurs en une seule organisation était précoce. Mais avant de se disloquer quelques années plus tard, la GNCTU a engagé de nombreuses luttes, notamment pour la réduction du temps de travail et des augmentations de salaire. A l’instar de l’Operative Builders Union, la GNCTU ne se limitait pas aux seules revendications économiques. Elle déclarait d’emblée que son combat devait aboutir à un nouvel ordre social où la classe ouvrière – la « classe utile » selon l’expression d’Owen – serait aux commandes.

Le mouvement syndical ne pouvait pas ne pas aborder les questions politiques. La réforme de la franchise de 1832 avait provoqué une profonde déception chez les travailleurs. Avant cette réforme, le parlement britannique était dominé par les grands propriétaires terriens. Sur une population de 14 millions (en 1831), seules 400 000 personnes avaient le droit de vote. De petites circonscriptions envoyaient un député – et parfois deux – au parlement. Dans au moins deux circonscriptions du Wiltshire, un seul électeur envoyait deux députés à la Chambre ! A l’inverse, de grandes villes industrielles comme Sheffield, Leeds et Birmingham n’avaient aucune représentation. La réforme de 1832 renforça la représentation des villes au détriment des campagnes. Mais le nombre d’électeurs n’avait que très peu augmenté, passant de 400 000 à 650 000. La classe ouvrière ne votait toujours pas.

Le mouvement chartiste

En 1836, l’Association des Travailleurs Londoniens rédigea une Charte du Peuple qui allait devenir le programme du tout premier parti de la classe ouvrière dans l’histoire du monde. La Charte revendiquait le droit de vote pour tous les hommes de 21 ans ou plus, qu’ils soient propriétaires ou non. Elle revendiquait également la rémunération des députés par l’Etat (de façon à permettre l’élection d’ouvriers), la redéfinition des circonscriptions (pour que chaque député représente le même nombre d’électeurs) et enfin des élections parlementaires annuelles.

A ses débuts, le mouvement chartiste fut principalement porté par des travailleurs qualifiés et des artisans. Mais très rapidement, il embrassa de larges masses d’ouvriers industriels. La modification de sa composition sociale trouvait son expression dans une différenciation idéologique. Les partisans de la « force morale », autour de William Lovett, voyaient dans le chartisme un moyen de sensibiliser l’opinion bourgeoise pour obtenir des réformes. Les partisans de la « force physique », dont le plus éminent représentant était l’Irlandais Feargus O’Connor, considéraient le chartisme comme un instrument de la lutte des classes et pour le renversement de l’ordre capitaliste. La devise du mouvement réunissait habilement ces deux tendances  : « Paisiblement si possible, par la force s’il le faut ! »

Le mouvement chartiste a produit des orateurs remarquables, comme Feargus O’Connor lui-même. Mais il y avait aussi Richard Oastler, surnommé « le Roi des enfants ouvriers », ou encore le Révérend Stephens, qui disait que « les titres de propriété capitaliste sont écrits en sang sur chaque brique des murs des usines ! »

Le chartisme est devenu une force de masse au moyen d’une pétition reprenant les principales revendications du mouvement. La pétition devait être présentée au parlement par une Convention démocratiquement élue. Elle se réunit à Londres en février 1839. Parmi les motions adoptées, il y en avait une qui réclamait le droit des travailleurs de porter des armes. Plus tard, la Convention se déplaça à Birmingham. Au cours de la campagne autour de la pétition, des rassemblements massifs eurent lieu à travers le pays : 200 000 personnes à Glasgow, 300 000 à Manchester et 100 000 à Bradford. En juillet, 1 280 000 signatures étaient présentées au parlement. Le mouvement de masse qui se développait autour de la Charte voyait la Convention comme un gouvernement alternatif, en opposition au gouvernement et au parlement des privilégiés. Le terme de « Convention » s’inspirait directement de celle qui existait en France à partir de 1792. Mais à la différence de la Convention française, celle des chartistes était un organe de lutte et – du moins potentiellement – de pouvoir de la classe ouvrière.

Pendant le débat à la Chambre des Communes, Lord John Russell déclara que l’adoption de la Charte signifierait la fin de la propriété capitaliste. Naturellement, elle fut rejetée à une écrasante majorité  : 46 voix pour et 235 contre. Chez les chartistes, ce vote ne pouvait que renforcer les partisans de la « force physique ». Une grève générale nationale fut envisagée, mais sa préparation s’avéra plus difficile que prévu. Le gouvernement voulait en finir avec le chartisme. 130 dirigeants chartistes furent arrêtés. Malgré la répression, la résistance s’organisait. Au sud du Pays de Galles et dans le Yorkshire, les ouvriers s’armaient et suivaient un entraînement militaire rudimentaire. Ils se procuraient des pistolets et des fusils, fabriquaient des munitions, des épées et des hallebardes.

Répression

Les arrestations se poursuivaient. Au Pays de Galles, l’incarcération du dirigeant chartiste Henry Vincent dans la prison de Newport mit le feu aux poudres. Le 3 novembre 1839, John Frost organisa trois divisions d’ouvriers en armes, dont 20 000 mineurs. Ceux qui n’avaient pas d’armes à feu se munissaient de bâtons ou de marteaux. L’armée chartiste lança l’assaut contre Newport. Elle voulait libérer Henry Vincent, mais espérait surtout qu’une victoire servirait d’étincelle à d’autres soulèvements dans le pays, et notamment dans le nord de l’Angleterre. Mais la préparation du soulèvement était beaucoup moins avancée dans le nord. Frost avait agi trop précipitamment. Le mois suivant, les insurrections qui eurent lieu à Sheffield et Bradford étaient faibles et venaient trop tard. Isolés, les insurgés gallois furent réprimés. Il y eut des dizaines de morts et des centaines de blessés. John Frost et deux autres dirigeants – Zephaniah Williams et William Jones – furent condamnés à mort. Mais finalement, une pétition signée par plus de 2 millions de personnes les sauva. Leur peine fut commuée en déportation à vie dans la colonie pénale de la Terre de Van Diemen (Tasmanie). En 1840, plus de 500 militants chartistes étaient encore incarcérés.

A sa sortie de prison, Feargus O’Connor s’efforça de relancer le mouvement. La formation de l’Association Nationale de la Charte, en 1840, le transformait effectivement en parti politique, avec 40 000 cotisants. Une nouvelle Convention se réunit en 1842. Une deuxième pétition nationale fut signée par 3 millions de personnes et présentée au parlement à l’appui d’une manifestation de 20 000 signataires. Une vague de grèves déferla à travers le pays autour du programme chartiste, qui réclamait, en plus du suffrage universel, la journée de 10 heures. Près de 500 000 travailleurs étaient désormais engagés dans le mouvement, particulièrement suivi dans le Lancashire, autour de Manchester. Pour arrêter les machines à vapeur, les grévistes retiraient les bouchons des chaudrons, d’où la qualification de Plug Plot (complot des bouchons) donnée à ce mouvement. Sur l’insistance du duc de Wellington, l’armée fut mobilisée contre les grévistes. La répression fut suivie de nouvelles arrestations et incarcérations massives.

Avec le renversement de la monarchie française, en février 1848, puis l’insurrection des ouvriers parisiens, au mois de juin, le chartisme connut un nouveau mais bref essor, avec une manifestation de 150 000 personnes à Londres. Mais après la défaite de la révolution en France, le chartisme s’essouffla. Dans les décennies suivantes, la classe ouvrière britannique a continué sous d’autres formes la lutte contre la rapacité capitaliste.

Marx et Engels avaient suivi avec enthousiasme la lutte des chartistes. C’est pendant cette période qu’Engels rédigea La situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844. Dans cet ouvrage remarquable, il dresse un bilan des premières années de la lutte chartiste, dont l’immense portée historique a trouvé son expression définitive dans Le Manifeste Communiste, publié en 1848.


Photo de l’article : Le massacre de Peterloo

[1] En 1874, sur son lit de mort aux Etats-Unis, Ianto Parker a déclaré avoir tué le soldat. James Abbott, qui avait témoigné contre Penderyn lors de son procès, a reconnu avoir menti sous serment.

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