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Cet article d’Alan Woods a été rédigé le 26 septembre dernier, c’est-à-dire avant l’adoption du « Plan Paulson » par le Congrès américain.


Nous vivons des temps exceptionnels. La panique financière, aux Etats-Unis, provoque des vagues qui menacent d’engloutir le monde entier. La conscience de millions de gens est en train d’évoluer rapidement. Le 25 septembre, une manifestation à l’appel de syndicats américains a mobilisé environ un millier de travailleurs, dont un grand nombre d’ouvriers du bâtiment – métallurgistes, manœuvres, plombiers, etc. – ainsi que des enseignants et du personnel de bureau. Le but de la manifestation, organisée en moins de deux jours, était de protester contre le projet de renflouer Wall Street avec 700 milliards de dollars d’argent public. Voici un extrait d’une dépêche de Reuters sur cette manifestation :

« A l’occasion d’une manifestation partie de la bourse de New-York, des ouvriers du bâtiment, des salariés des transports, des machinistes, des enseignants et d’autres travailleurs syndiqués ont vigoureusement protesté contre la proposition du gouvernement américain de renflouer Wall Street. Plusieurs centaines de mécontents criaient leur soutien enthousiaste aux dirigeants syndicaux qui fustigeaient le plan de 700 milliards de dollars visant à revigorer le marché du crédit en soulageant les institutions financières de leurs mauvaises créances.

«  " Le gouvernement Bush veut que nous payions un plan de sauvetage de Wall Street qui n’effleure même pas les causes profondes de la crise ", a déclaré John Sweeney, le président de l’AFL-CIO. "Nous voulons que nos impôts servent à aider les millions de travailleurs qui dépendent de Wall Street, et non à subventionner une poignée de privilégiés et de dirigeants surpayés. "

« Sur les pancartes des manifestants, on peut lire : "Pas de chèque en blanc pour Wall Street ", et "Ne touchez pas à nos retraites !". Les manifestants ont acclamé les appels répétés lancés au gouvernement pour qu’il investisse dans l’éducation, la santé et le logement aussi librement et facilement qu’il propose de le faire pour Wall Street. "Nous savons qu’il faut trouver une solution à la situation économique. Mais nous voulons une réponse sérieuse, pas un sauvetage opportuniste ", a déclaré le président du syndicat des enseignants, Randi Weingarten. " Si les enseignants doivent rendre des comptes, alors Wall Street aussi doit rendre des comptes. " »

L’humeur des manifestants était à la colère. Un appel à une grève générale, si le plan de sauvetage ne bénéficie qu’aux riches, a été accueilli avec enthousiasme. Cela représente le début d’un changement profond dans la conscience des travailleurs, et pas seulement aux Etats-Unis.

Le spectre de 1929

Ce qui s’est produit sur les marchés financiers, ces derniers mois, est inédit dans l’histoire récente. Les mêmes économistes bourgeois qui, jusqu’alors, niaient la possibilité d’une récession, parlent désormais de la crise la plus sérieuse depuis 60 ans. En fait, ils veulent dire 79 ans, car il n’y avait pas de crise en 1948. Mais les économistes sont des gens superstitieux, et ils ont peur de mentionner 1929, tout comme les anciens Israélites avaient peur de mentionner le nom de leur Dieu, de peur que cela provoque quelque malheur. Ils sont tous inquiets de la « confiance » dans les marchés, car ils croient tous avec ferveur que c’est la confiance (ou son absence) qui est la cause réelle de la croissance ou d’une récession. Or, en réalité, la croissance et la récession s’enracinent dans les conditions objectives. Les variations du degré de confiance reflètent les conditions réelles, même s’il est vrai que ces variations peuvent à leur tour faire partie de ces conditions réelles, en poussant le marché vers le haut – ou, comme actuellement, vers le bas.

Le Congrès américain hésite face au plan de « sauvetage », et le Secrétaire au Trésor Henry Paulson – que certains commentateurs considèrent désormais comme le président de facto des Etats-Unis – enrage. Pendant ce temps, les bourses mondiales continuent de chuter, et personne ne peut les arrêter. Un argument est sur toutes les lèvres : « Vous nous demandez de signer un chèque en blanc de centaines de milliards, sans la moindre garantie. A part le fait que cela récompensera les banquiers pour leurs grossières erreurs de gestion, qui dit que cela mettra un terme à la chute des marchés ? »

C’est une excellente question, à laquelle ni Bush, ni Paulson, ni personne d’autre n’a de réponse. Il est assez amusant d’entendre ces anciens avocats du sacro-saint « libre marché » implorer le gouvernement de sauver le marché de lui-même. Mais ils y sont poussés pas leur propre logique, la folle logique de l’économie de marché. L’actuelle crise financière, que les marxistes avaient annoncée de longue date, est la conséquence directe d’une longue période de spéculation incontrôlée, qui a produit la plus grande bulle spéculative de l’histoire.

Socialisme – pour les riches

De plus en plus de gens commencent à remettre en cause un système économique capable de produire de telles abominations. Lorsque l’Etat capitaliste lui-même est contraint de nationaliser des établissements financiers, l’idée suivante ne peut que progresser : pourquoi a-t-on besoin de banquiers et de capitalistes ? C’est la raison pour laquelle les politiciens évitent le mot « nationalisation » comme le diable évite l’eau bénite. Ils cherchent à tous prix des moyens, pour l’Etat, de fournir du capital aux banques sans que cela implique une nationalisation. Ils se creusent la cervelle pour inventer de nouvelles formes de capital qui laissent le contrôle et la propriété des banques concernées entre des mains privées. Mais en fin de compte, ils sont obligés de prendre leur contrôle pour éviter qu’elles ne s’effondrent. C’est une condamnation accablante de la propriété privée d’un secteur clé de l’économie.

N’est-il pas ahurissant que les dirigeants de Bear Stearns aient reçu des fortunes pour appliquer des stratégies financières qui ont mené au désastre ? Et pourquoi les contribuables américains – dont la plupart ne sont pas riches – devraient-ils payer une note de 700 milliards de dollars pour sauver les grandes institutions financières ? Le 30 septembre 2007, le gouvernement fédéral accusait un déficit fiscal de 53 000 milliards de dollars, soit 445 000 dollars par ménage et 175 000 par personne. Chaque jour, ce fardeau croît de 6600 à 9900 dollars par Américain. Medicare représente 34 000 milliards de ce déficit. Qu’il s’agisse d’Obama ou de McCain, celui qui remportera les prochaines élections présidentielles et contrôlera le Congrès devra engager des coupes sombres dans le niveau de vie des Américains. Les mêmes capitalistes qui ont pris des millions au gouvernement et à la Réserve Fédérale demandent un contrôle budgétaire strict, une coupe dans les dépenses fédérales et une contre-réforme du système de santé publique.

Il n’y a pas d’argent pour Medicare, les écoles ou les retraites. Mais il y a plein d’argent pour les grandes banques et ceux qui sont déjà richissimes. Cette contradiction flagrante est en train de pénétrer la conscience de millions d’Américains ordinaires. Cela aura d’énormes conséquences. Le lourd fardeau de la dette devra être placé sur les épaules des générations à venir, qui devront en payer le prix fort en terme de niveau de vie. Cela mènera inévitablement à de profonds changements dans la conscience de la masse des travailleurs américains.

La dictature du capital financier

Notre époque est celle du capitalisme de monopole. L’une de ses caractéristiques est la complète domination du capital financier. Cette domination est allée plus loin aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne que partout ailleurs. La Grande-Bretagne, qui fut par le passé « l’atelier du monde », s’est transformée en une économie parasitaire, qui produit très peu et qui est dominée par la finance et les services. Jusqu’à récemment, c’était présenté comme quelque chose de positif, qui protègerait la Grande-Bretagne des turbulences de l’économie mondiale. Mais c’est l’inverse qui est vrai. En suivant servilement le modèle américain, la Grande-Bretagne a été entraînée dans la récession dans le sillage des Etats-Unis – et en sera sans doute gravement affectée. Tel un ver solitaire croissant au détriment de l’organisme qu’il parasite, le secteur financier est devenu trop grand par rapport à l’économie. Il l’a affaiblie et menace de la faire entièrement sombrer.

Pendant des années, les Etats-Unis semblaient défier les lois de la gravité économique. A présent, ils doivent en payer le prix. La chute est d’autant plus sévère que la spéculation immobilière avait atteint des sommets, dans la période précédente. La chute des prix de l’immobilier est d’ores et déjà plus importante que pendant la Grande Dépression des années 30. Pendant le premier trimestre de 2008, les prix de l’immobilier ont officiellement chuté de 14,1%. Par comparaison, en 1932, au point le plus bas de la Dépression, les prix des maisons chutaient de 10,5%. En outre, certains économistes pensent que le chiffre réel de la chute du prix de l’immobilier, au premier trimestre de 2008, est plutôt de 16%. Et cette chute est loin d’être terminée.

Cela signifie que les énormes quantités d’argent injectées dans le système bancaire ne permettront pas d’enrayer la chute. Tout au plus apporteront-elles un répit temporaire, avant une nouvelle chute encore plus sérieuse. Telle est la logique des marchés, qui n’obéissent à aucune autre loi que la leur. Les prétendus « plans de stabilisation » ne sont rien de tel. Tous les discours sur la régulation des marchés sont absurdes. Le système capitaliste est anarchique de par sa nature même. Il ne peut être ni planifié, ni régulé. La tentative de stabiliser le secteur financier en y injectant d’énormes quantités de cash n’aboutira qu’à une chose : rendre les super-riches encore plus riches. Mais cela n’aura aucun effet à long terme sur le marché.

L’insolence des banquiers est assez étonnante. Ils demandent aux gouvernements d’acheter leurs mauvais crédits, tout en s’accrochant à leurs avoirs profitables. Nul ne sait à combien s’élèvent les mauvaises créances. Un vieux proverbe nous dit de ne jamais acheter un cochon dans un sac. C’est un conseil sensé, mais en l’occurrence, les capitalistes demandent au gouvernement de vastes quantités d’argent – sans qu’il regarde à l’intérieur du sac. La crise du système bancaire est le résultat d’une escroquerie massive à laquelle tous les banquiers ont participé au cours de ces vingt dernières années. Ils en sont sortis fabuleusement riches, mais ils ont laissé au passage une énorme quantité de dettes et de capitaux fictifs dans les bilans des institutions financières. Comment résoudre ce petit problème ? Facile ! Passez la note aux contribuables. Le gouvernement n’a qu’à fonder une agence qui achètera ces avoirs et les conservera jusqu’à ce qu’ils soient « mûrs » et puissent être revendus au secteur privé. Cela signifie nationaliser les pertes et privatiser les profits – ou, suivant la merveilleuse formule de Gore Vidal : le socialisme pour les riches et le libre marché pour les pauvres.

Les capitalistes prétendent qu’ils font des sacrifices, eux aussi. Mais ce qu’ils veulent dire, c’est qu’ils sacrifient un peu de leurs profits faramineux, pendant que les travailleurs sacrifient leurs emplois et leurs logements. Les banquiers crient de douleur, et les gouvernements accourent avec un carnet de chèques en main. Les banquiers demandent une grosse transfusion de cash pour guérir leur maladie. Cela s’appelle une « provision de liquidité ». Le problème, c’est que l’Etat n’a pas de liquidité à sa disposition. Il ne peut lever des fonds qu’en augmentant les impôts. Mais l’augmentation des impôts va affecter la demande, qui baisse déjà aux Etats-Unis. Cela pourrait temporairement soulager les « souffrances » des super-riches, mais au prix d’accroître celles de millions d’Américains ordinaires. En soi, cela ne serait certes pas un problème, évidemment, puisque souffrir pour la grande cause du Marché est le devoir de tout patriote américain. Mais malheureusement, cela aura aussi de très sérieuses conséquences sur l’économie.

Une nouvelle baisse de la demande fera monter le chômage. Des entreprises feront faillite. De plus en plus de gens seront incapables de faire face à leurs emprunts immobiliers et autres crédits. En d’autres termes, cela aggravera la crise et compliquera sa résolution. En outre, au cours de la dernière période, les Etats-Unis sont passés du rang de plus grands créditeurs à celui de plus grands débiteurs au monde. L’achat de banques en faillite et l’injection de capital dans les institutions financières accroîtront considérablement cet endettement collectif. Cela débouchera sur une nouvelle chute de la valeur du dollar par rapport aux autres monnaies – et sur de nouvelles convulsions sur les marchés monétaires mondiaux.

Les Banques Centrales sont supposées prévenir la panique en protégeant les dépôts bancaires et en mettant des liquidités à la disposition des institutions financières. Mais il y a des limites aux ressources des Banques Centrales, et ces limites sont rapidement atteintes. Elles ne sont sans doute pas loin d’avoir fait tout ce qui est possible. Dans l’hypothèse de nouvelles faillites bancaires, elles seront impuissantes. Or, comme nul n’a la moindre idée de la quantité de crédits pourris qui empoisonnent le système financier mondial, de telles crises sont inévitables dans la période à venir. Tôt ou tard, cela doit se terminer par la chute d’une ou plusieurs banques majeures, ce qui pourrait provoquer un choc fatal pour l’économie mondiale, comme lors de l’effondrement de Kredit-Anstalt, la plus grande banque autrichienne, en 1931. C’est ce qui avait marqué le début de l’effondrement financier en Europe Centrale et au-delà. Un scénario semblable, dans la période à venir, est entièrement possible.

Marx sur le capital fictif

Ce n’est pas le manque d’argent qui est la cause de la crise. C’est au contraire la crise qui provoque un manque d’argent. Avec leur mentalité de banquiers, les économistes bourgeois confondent la cause et l’effet, l’apparence et l’essence. Quand l’économie entre en crise, le crédit s’assèche, et les gens demandent des espèces sonnantes et trébuchantes. C’est un effet de la crise, même s’il est vrai que l’effet devient  cause et génère une spirale descendante.

Les banquiers et leurs amis répètent que la cause de la crise réside dans le manque de capital à la disposition du système financier. C’est une affirmation pour le moins étonnante. Ces deux dernières décennies, on a assisté à une gigantesque orgie financière dans laquelle les banques réalisaient d’énormes profits. A présent, ils prétendent ne pas avoir assez de capital ! En fait, pendant la phase de croissance, il y avait en circulation une immense quantité de capital sous forme de crédit, et cette surabondance de capital illustrait à elle seule les limites de la production capitaliste. Il y avait d’immenses sommes de capital disponibles pour la spéculation qui ne trouvaient pas de débouchés, et les capitalistes devaient trouver d’autres moyens de les investir.

Marx soulignait que l’idéal des capitalistes est de faire de l’argent avec de l’argent, sans avoir à passer par le pénible processus de la production. Au cours de la dernière période, il semblait qu’ils y étaient parvenus (sauf en Chine, où il y a eu un véritable développement des forces productives). Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Irlande et dans bien d’autres pays, les banques ont investi des milliards dans la spéculation, en particulier dans le secteur immobilier. C’est sur cette base que le scandale des subprimes s’est développé, générant d’incroyables quantités de capital fictif.

A l’époque de Marx, déjà, il y avait d’énormes quantités de capital en circulation. C’est ce capital qui formait la base du capital fictif. A l’époque, déjà, il y avait déjà des crédits frauduleux, l’équivalent des actuels « produits dérivés ». Ceci dit, comparé à la situation actuelle, c’était insignifiant. Aujourd’hui, la quantité totale de spéculation, à l’échelle mondiale, est stupéfiante. Ne prenons qu’un exemple : le commerce des crédits douteux. Ce marché permet à deux parties de parier sur la probabilité qu’une entreprise ne soit pas en mesure de payer sa dette. Cela s’élève à 90 000 milliards de dollars. Mais les contrats ne sont enregistrés que dans les dossiers des contractants. Nul ne connaît le volume réel qui est échangé, ce qui expose l’économie mondiale à d’énormes risques. Cela explique la panique à Wall Street et à la Maison Blanche. Ils craignent – à juste titre – que n’importe quel choc sévère ne fasse chuter tout l’édifice instable de la finance internationale, ce qui aurait d’incalculables conséquences.

Même au XIXe siècle, au sommet d’un boom, lorsque le crédit était facile et que la confiance augmentait, la plupart des transactions se faisaient sans argent réel. Au début d’un cycle, il y a une abondance de capital, et les taux d’intérêt sont bas. A ce stade du cycle, les bas taux d’intérêt stimulent les profits et la croissance. Plus tard, lorsque la prospérité est à son sommet, les taux d’intérêt atteignent leur niveau moyen. Comme il y a une demande croissante de crédit, les taux d’intérêt augmentent. Or, lors du dernier boom, cela ne s’est pas produit.

Ces dernières années, la Réserve Fédérale a délibérément maintenu de bas taux d’intérêts (ils sont même allés jusqu’à des taux négatifs, au regard de l’inflation). Du point de vue de l’orthodoxie capitaliste, c’était irresponsable. Cela a provoqué la bulle immobilière, jetant les bases de la crise actuelle. Mais tant que les investisseurs réalisaient d’immenses profits, nul ne s’en souciait. Ils ont tous participé à cette folle orgie financière. Les banquiers les plus respectables et les économistes les plus sages chantaient en choeur : « Mangeons, buvons, soyons joyeux, car demain nous mourrons ! »

S’ils se plaignent, aujourd’hui, d’être à court de capital, c’est parce qu’une large partie de leurs actifs est fictive – ce qui est la conséquence d’une escroquerie sans précédent dans l’ensemble du secteur financier. Tant que la croissance continuait, personne n’y prêtait attention. Mais à présent que la croissance est en miettes, tous ces actifs sont l’objet de suspicion. Les banquiers ne sont plus disposés, comme hier, à s’acheter de grandes quantités de dettes. La défiance s’est généralisée. Lorsqu’il s’agit de prêter ou d’emprunter, le vieil optimisme facile laisse place à l’avarice. L’ensemble du système bancaire, sur lequel repose la circulation du capital, est menacé de paralysie.

Tant que tous les actifs pourris n’auront pas été éliminés, de nombreuses institutions manqueront de capital pour alimenter l’économie en crédit frais. Marx avait décrit ce stade du cycle économique, dans le Capital :

« Il va de soi que les moyens de paiement font défaut pendant une crise. Le besoin de convertir des traites s’est substitué à celui d’échanger des marchandises, et cette situation s’aggrave d’autant plus que pendant pareille période une partie des maisons de commerce s’appuie exclusivement sur le crédit. Aussi des lois absurdes sur les banques, comme celle de 1841-45, peuvent-elles aggraver une crise financière. Aucune loi ne peut la supprimer.

« Dans un système de production dont la cohérence repose entièrement sur le crédit, une crise et une demande violente de moyens de paiement doivent inévitablement surgir lorsque le crédit est supprimé brusquement et que seuls les paiements en espèces sont admis. A première vue, tout doit se ramener à une crise de crédit et d’argent, étant donné qu’il n’est question que de la possibilité de convertir des traites en argent. Mais ces traites représentent, d’une part – et c’est la plus grande masse – des ventes et des achats réels dépassant de loin les besoins de la société et par cela même causes de la crise ; d’autre part, des affaires véreuses qui alors seulement viennent au jour, des spéculations malheureuses faites avec les capitaux des autres, des marchandises dépréciées et invendables. Dans ces circonstances, le système artificiel auquel a abouti l’expansion violente du procès de reproduction, ne peut naturellement pas être rendu normal par l’intervention d’une banque, la Banque d’Angleterre par exemple, qui emploierait son papier pour constituer aux tripoteurs le capital qui leur manque et acheter à leur première valeur nominale toutes les marchandises dépréciées. D’ailleurs, tout semble renversé dans ce monde du papier, où nulle part ne se rencontrent les prix réels avec leurs bases réelles, et où il n’est jamais question que de lingots, espèces, billets, traites, valeurs, principalement dans les centres, comme Londres, où se concentrent toutes les affaires financières du pays. » (Le Capital, Volume 3, Chapitre 30.)

Les capitalistes doivent extraire du système tout ce capital fictif. Comme un homme dont le corps a été empoisonné, ou comme un toxicomane qui lutte contre les effets de l’addiction, ils doivent expulser le poison de l’organisme – ou mourir. Mais c’est un processus douloureux qui n’est pas sans dangers. Comme le crédit s’assèche, les capitalistes exigent des remboursements à plus courte échéance. Ceux qui ne peuvent pas payer feront faillite. Le chômage augmente en conséquence, ce qui à son tour contracte la demande. Cela provoque de nouvelles faillites et de nouvelles dettes qui ne peuvent être remboursées. Ainsi, tous les facteurs qui avaient fait croître l’économie, au cours de la dernière période, la poussent désormais vers le bas.

La faillite des économistes bourgeois

Les économistes s’accrochaient à la vieille illusion selon laquelle une récession mondiale était impossible, qu’ils avaient appris les leçons du passé (comme un ivrogne le lendemain de chaque cuite). Ils expliquaient que la crise financière serait confinée aux Etats-Unis ; que l’économie américaine serait « découplée » du reste du monde (ce qui contredit tout ce qu’ils avaient eux-mêmes dit au sujet de la mondialisation) ; que l’Europe et la Chine deviendraient les forces motrices de l’économie mondiale – et ainsi de suite.

Comme ces arguments sonnent creux, à présent ! Il y a une baisse globale des prix de l’immobilier. L’économie mondiale ralentit. Les économies américaine et européenne ralentissent déjà de façon significative, et comme de nouvelles faillites bancaires sont inévitables, ce processus se poursuivra. Il est vrai que les soi-disant « pays émergents » continuent de croître. Mais il est impensable qu’ils puissent rester à l’écart de la crise générale. Bien sûr, ce processus se développera sur une certaine période, et de façon inégale. Les différents pays seront frappés par la crise plus ou moins rapidement. Mais au final, ils seront tous happés.

Peu importe dans quel pays cela commence. Dans les conditions modernes, la crise passera inévitablement d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre. Cette fois-ci, cela a commencé aux Etats-Unis, le pays où la manie de la spéculation a été portée à des niveaux extrêmes. Mais rapidement, et contre tous les pronostics des économistes, cela s’est étendu à l’Irlande, l’Espagne, la Grande-Bretagne et l’ensemble de l’Europe. Les répercussions frapperont l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique. Les pays seront touchés les uns après les autres, comme des dominos. La Chine ne fera pas exception – bien qu’elle continue de croître, pour le moment.

Dans une crise, les capitalistes sont obligés de prendre des mesures extraordinaires pour s’accaparer une partie d’un marché qui s’étiole. Ils se livrent au discount (baisse des prix), au dumping et autres moyens de contrecarrer leurs compétiteurs. Ce faisant, ils aggravent la crise en alimentant une spirale déflationniste. Les gens retardent leurs achats en prévision d’une baisse des prix – et, ce faisant, poussent les prix vers le bas. On voit clairement ce phénomène dans le marché immobilier.

La contagion s’étend d’un pays à l’autre comme une incontrôlable épidémie. Il apparaîtra évident que chaque pays a trop exporté (c’est-à-dire, trop produit) et trop importé (trop commercé). Il sera évident que tous ont abusé du crédit et allumé les flammes de l’inflation et de la spéculation, qui doivent à présent être éteintes, même au prix fort. Autrement dit, on ne parle pas de tel ou tel pays, de telle ou telle banque ou de tel ou tel spéculateur individuel – mais du système lui-même. Il est vrai qu’aucune crise ne dure éternellement. A long terme, un nouvel équilibre sera atteint et un nouveau cycle économique s’engagera. Mais rien de tel n’est en vue, à ce stade. La crise n’est pas terminée. Elle a à peine commencé. Personne ne sait combien de temps elle durera. Et de toutes façons, comme le disait Keynes : « A long terme nous sommes tous morts. »

Il est facile d’être sage après l’événement. Les économistes bourgeois sont excellents lorsqu’il s’agit de prédire des choses qui se sont déjà produites. En la matière, ils font penser aux auteurs de l’Ancien Testament, qui prédisaient avec une précision infaillible des événements qui s’étaient produits plusieurs siècles auparavant. Cela impressionne des gens crédules comme les Témoins de Jéhovah, qui y voient la preuve de l’inspiration divine de la Bible. D’autres, plus sceptiques et scientifiques, accueillent de telles « prédictions » d’un grand rire. Toujours est-il que les mêmes gens qui raillaient les marxistes et nous assuraient qu’il n’y aurait pas de crise se tordent à présent les mains de désespoir. Ils nous informent que nous vivons la crise la plus grave depuis les années 30, et espèrent que personne ne remarquera la contradiction flagrante entre ce qu’ils disent aujourd’hui et ce qu’ils disaient hier.

Le fait est que depuis 20 ou 30 ans, les économistes bourgeois n’ont rien compris et rien anticipé. Ils n’ont vu venir ni les crises, ni les reprises. Ils ont passé des décennies à essayer de nous expliquer que le cycle économique avait été aboli, que le chômage de masse était une chose du passé, que le monstre de l’inflation avait été apprivoisé, etc. Et bien évidemment, tous les politiciens réformistes ont cru et répété ces contes de fées. Cela montre que les économistes bourgeois ne servent qu’à justifier un système en faillite et dégénéré.

Ce que nous avions prédit

Comparons les perspectives des marxistes à celles des bourgeois. Contrairement aux économistes bourgeois, qui ont commis l’erreur de croire à leur propre propagande, la tendance marxiste a correctement expliqué la réalité de la situation. Dans nos Perspectives pour l’économie mondiale, en 1999, nous écrivions :

« Dans le passé, on disait que le rôle de la Fed était de fermer le bar juste au moment où la fête commençait à battre son plein. Mais ce n’est plus le cas. Tout en se disant publiquement dévoué à l’austérité et à la probité, Alan Greenspan a toléré la création de la plus grande orgie spéculative de l’histoire – même s’il est sans doute conscient des dangers que cela implique. Comme l’empereur Néron, il joue du violon pendant que Rome brûle. Ainsi se vérifie la vieille devise : "Les dieux rendent d’abord fous ceux qu’ils veulent détruire". »

Dans le même document, nous écrivions :

« A notre époque, les obstacles fondamentaux au développement des forces productives sont la propriété privée des moyens de production et l’Etat-nation. Cependant, le capitalisme peut temporairement et partiellement contourner ces barrières par divers moyens, tels le développement du commerce mondial et l’expansion du crédit. Marx expliquait déjà le rôle du crédit dans le système capitaliste. C’est un moyen par lequel le marché peut être développé au-delà de ses limites normales. De la même façon, l’expansion du commerce mondial peut reporter la crise pour un temps – mais seulement au prix de préparer une crise encore plus catastrophique à l’avenir.

« Comme l’écrivait Marx : "La production capitaliste est constamment engagée dans des tentatives de dépasser ces barrières immanentes, mais elle ne les dépasse que par des moyens qui placent les mêmes barrières sur sa voie, à une échelle encore plus formidable.

«  "Le véritable obstacle de la production capitaliste est le capital lui-même." (Marx, Le Capital, vol. 3, 15 ; 2-3.)

« Le circuit de la production capitaliste dépend, entre autres, du crédit. La solvabilité d’un maillon de la chaîne dépend de la solvabilité d’un autre maillon, etc. La chaîne peut se briser à différents points. Tôt ou tard, le crédit doit être remboursé en cash. C’est un fait trop souvent oublié par ceux qui s’endettent pendant la phase de croissance. Dans la première phase de l’extension capitaliste, le crédit agit comme un stimulant sur la production : " Le développement du processus productif étend le crédit, et le crédit mène à une extension des opérations industrielles et commerciales. " » (Marx, Le Capital, vol. 3, p. 470.)

« Cependant, ce n’est là qu’une face de la pièce. L’extension rapide du crédit et de la dette pousse le marché au-delà de ses limites normales. Mais à un certain stade, cela doit se transformer en son contraire. Pendant le boom, le crédit apparaît illimité, comme la Corne d’Abondance de la mythologie grecque. Mais dès qu’une crise intervient, ces illusions tombent en miette. Les retours sur investissement sont retardés, les marchandises ne trouvent pas d’acheteurs sur des marchés saturés, et les prix baissent. Le développement du marché mondial n’altère pas ce processus fondamental, mais lui donne seulement une dimension beaucoup plus vaste. En dernière analyse, l’accumulation de dettes ne peut que rendre la crise plus profonde et plus longue. L’histoire récente du Japon suffit largement à le confirmer. Après une décennie de croissance caractérisée par une augmentation rapide des valeurs boursières, la bulle a été finalement crevée par une nette augmentation des taux d’intérêt. Cette situation était très semblable à celle des Etats-Unis, aujourd’hui. Le 25 décembre 1989, la banque du Japon a augmenté ses taux d’intérêt et provoqué ainsi une chute brutale des marchés boursiers. Mais comme le prix du foncier continuait de monter, une nouvelle augmentation des taux était nécessaire. Finalement, les taux d’intérêt ont été poussés à 6%, et à la fin de l’année, les valeurs boursières avaient chuté de 40 %. Après cela, la Banque Centrale du Japon a maintenu les taux d’intérêt à un haut niveau. A l’époque, les économistes félicitaient la Banque du Japon pour la prudence de sa politique. Mais le résultat fut de prolonger la récession sur une décennie.

« Avec la mondialisation et l’abolition de limitations sur le crédit et les opérations financières, l’échelle de l’expansion n’a jamais été aussi grande – mais jamais, également, les possibilités d’un crash mondial n’ont été aussi grandes.

« L’expansion du commerce mondial et l’ouverture de nouveaux marchés en Asie ont stimulé la croissance – mais seulement au prix de préparer un plus grand effondrement. Telles sont les perspectives. »

Ces lignes ont été écrites il y a près de dix ans, lorsque l’écrasante majorité des économistes bourgeois niaient toujours la possibilité d’une crise mondiale. Nous sommes en droit de demander : qui a le mieux compris les mécanismes de l’économie mondiale ? Qui a formulé des prédictions correctes ? Les économistes bourgeois ou les marxistes ?

La Chine peut-elle sauver le monde ?

Un vieux proverbe dit : un homme qui se noie s’accrocherait à une paille. Effrayés par la profondeur de la crise, la bourgeoisie et ses apologues cherchent désespérément une paille à laquelle s’accrocher. Jusqu’à récemment, ils plaçaient leurs espoirs sur l’Asie, et en particulier la Chine. Mais la Chine est fermement connectée au marché mondial, et reflétera sa volatilité.

En dépit du retournement économique américain, les exportations chinoises ont continué de croître : de 22% au cours des huit premiers mois de 2008. Cela tient en partie au fait que les entreprises chinoises continuent de trouver de nouveaux marchés dans d’autres économies en voie de développement. Mais c’est simplement reporter l’inévitable. Après la crise de Wall Street et la stagnation en Europe et au Japon, les investisseurs se demandent si la Chine n’est pas, elle aussi, entrée dans la crise. Après cinq ans de croissance rapide, l’économie chinoise est clairement en train de ralentir, dès à présent. Or, un taux de croissance inférieur à 8% aurait de grandes implications pour la Chine et l’économie globale. Les économistes s’inquiètent également du secteur bancaire chinois.

Il y a déjà des signes de faiblesse dans certains secteurs des exportations. Dans la province de Guangdong, l’industrie textile connaît de sérieuses difficultés. D’après des statistiques provinciales, les exportations de textile et d’accessoires ont chuté de 31%, en janvier-juillet 2008, par rapport à la même période de 2007. Les exportations de produits en plastique, de jouets et de lampes stagnent ou reculent, elles aussi. Cela a coïncidé avec une demande faible des Etats-Unis, où les ventes de détail ont reculé en juillet et en août. Au cours des sept premiers mois de l’année, la croissance des exportations globales de Guangdong vers les Etats-Unis a ralenti, à 6,3%. Cela ne peut pas être une coïncidence.

Un euro fort et une augmentation de 27% des exportations de Guangdong vers l’Europe ont compensé les effets d’un dollar faible et d’une contraction du marché américain. Cependant, il y a des signes évidents d’une nette contraction de l’économie européenne, qui est aussi l’un des principaux marchés pour les exportations chinoises. Cela finira par les affecter. « Ce pourrait être le calme avant la tempête », écrit Stephen Green, un économiste de la Standard Chartered à Shangaï.

De sérieuses inquiétudes planent également sur le marché immobilier, qui a été l’une des principales composantes du boom de l’investissement en Chine, ces dernières années. Les ventes et les chantiers ont chuté en août, cependant que la production d’acier, de ciment et de climatiseurs a stagné ou chuté – ce qui est un autre symptôme d’une activité fragile. Les analystes rapportent que le nombre de crédits contractés a également baissé au cours des derniers mois. Jerry Lou, analyste chez Morgan Stanley à Shangaï, écrit : « Nous pensons que la probabilité d’une crise de l’immobilier en Chine est élevée ».

Un retournement du marché immobilier aurait de sérieuses conséquences sur le secteur bancaire. Si la croissance du PIB chinois tombe en dessous de 8%, cela provoquera une baisse encore plus nette des prix de l’immobilier, ainsi qu’une chute de l’investissement privé. Les conséquences sociales et politiques en seront considérables.

Les feux sont au rouge dans d’autres secteurs de l’économie chinoise. Le crash boursier a eu un effet négatif sur la confiance des ménages. Dans les zones urbaines, la croissance des revenus a nettement baissé, cette année. Le mois dernier, les ventes de voitures ont chuté de 6%, et le transport aérien a également nettement reculé, cet été. Gome, le plus grand détaillant de produits électroniques du pays, a également annoncé une chute de 3% de ses ventes, au deuxième trimestre 2008.

Le gouvernement a baissé les taux d’intérêt, ce qui prouve qu’il craint une crise. Ceci dit, la marge de manœuvre de sa politique monétaire est limitée par le danger inflationniste. L’inflation a bondi de 8,7% en février, avant de redescendre à 4,9% en août. Zhou Xiaochuan, le président de la Banque Centrale chinoise, a récemment déclaré : « L’inflation a effectivement ralenti au cours des derniers mois. Cependant, aucun relâchement n’est possible, car elle pourrait rebondir. »

Une récession en Chine – ou même un sérieux ralentissement – aurait de sérieuses conséquences sur le marché mondial, à commencer par les pays producteurs en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Le prix du cuivre, par exemple, a chuté de 23% au cours des deux derniers mois. C’est en partie dû au ralentissement de la consommation chinoise de cuivre, qui a chuté de plus de moitié, cette année.

A propos des « spéculateurs »

Une humeur critique se développe contre « le marché » – c’est-à-dire contre le capitalisme. En réaction à cette humeur, les politiciens bourgeois du style d’Alec Salmond, du Parti National Ecossais, essayent de détourner la colère des gens du système capitaliste et de la concentrer sur un secteur particulier de la classe capitaliste : les « spéculateurs » de la haute finance.

Tout d’un coup, il est devenu à la mode, parmi les politiciens, de condamner ces individus mystérieux qui ont miné d’aussi vénérables institutions que la Banque d’Ecosse. Cette vieille dame respectable, nous dit-on, est parmi nous depuis trois siècles et a survécu aux guerres napoléoniennes, au crash de Wall Street et aux deux guerres mondiales – pour finir par être détruite par un gang de requins avides en costumes de marque et lunettes noires. Ce genre d’« explications » n’explique rien du tout. Comment se fait-il qu’un petit nombre d’individus cupides ait concentré tant de pouvoir ? Qui sont ces gens ? Comment s’appellent-ils ? Où vivent-ils ? Nul ne le sait. Mais en période de crise, il est toujours pratique d’avoir quelqu’un à blâmer. Et si ce quelqu’un se trouve être parfaitement anonyme et introuvable, c’est encore mieux.

Tout d’un coup, les « spéculateurs » commencent à jouer le même rôle, dans le domaine économique, qu’Al-Qaïda dans celui de la politique internationale. En réalité, tous les banquiers et capitalistes sont des spéculateurs. Et ils sont bien obligés de l’être, car le système capitaliste repose sur la spéculation. Il repose également sur la cupidité. Nier la cupidité, c’est nier les mécanismes de l’économie de marché, qui reposent sur la soif de profit. En dernière analyse, c’est la soif de profit qui est le moteur du capitalisme, et il en est ainsi depuis ses origines. Ah, oui, mais les capitalistes sont devenus trop cupides ! Ils gagnent trop d’argent ! C’est ce qu’écrit David Walker, président de la Fondation Peter G. Peterson :

« Y a-t-il des leçons à tirer de la crise des subprimes ? La réponse est oui. Les actions récentes ont été rendues nécessaires du fait de l’échec du gouvernement à établir une structure efficace de régulation des crédits, des produits dérivés et autres titres. La cupidité l’a emporté. Fannie Mae et Freddie Mac sont sortis de leur mission publique originelle pour se concentrer sur le profit et le gain personnel. » (The Financial Times, le 22 septembre 2008)

C’est parfaitement exact. Alors que les travailleurs ne touchent une prime qu’en fonction des résultats, les patrons se payent des sommes obscènes quels que soient les résultats. Ces faits sont bien connus. Pendant des années, les travailleurs ont grincé des dents face aux injustices et aux inégalités. Mais puisque l’économie allait de l’avant, puisque le marché semblait profiter à tout le monde (quoique très inégalement), puisque la presse et la télévision chantaient en chœur sa gloire, et puisque les politiciens de tous les partis allaient dans le même sens – les travailleurs ont accepté l’argument selon lequel « ce qui est bon pour les patrons est bon pour nous ».

« Économie concentrée »

Lénine remarquait que la politique est de l’économie concentrée. La crise économique qui balaye le monde a de très sérieux effets sur la psychologie de toutes les classes, à commencer par les capitalistes eux-mêmes. Lorsque le capitalisme allait de l’avant, la pression des idées bourgeoises sur la classe ouvrière et ses organisations redoublait d’intensité. En Grande-Bretagne, il n’y a pas eu de sérieuse récession depuis plus de deux décennies. Par conséquent, les arguments des politiciens et des économistes bourgeois (qui travaillent main dans la main) sur les vertus miraculeuses du « libre marché » ont trouvé un écho dans la classe ouvrière elle-même, et tout particulièrement dans sa direction.

C’était la base matérielle de la dégénérescence complète des dirigeants de la social-démocratie, des partis « communistes » et des syndicats. En Grande-Bretagne, qui était à l’avant-garde de la réaction capitaliste pendant des décennies, ce fut le terreau sur lequel le « New Labour » a fleuri, sous la direction du Révérend Anthony Blair.

Pour les militants du mouvement ouvrier, cette période semblait un cauchemar sans fin. Il semblait n’y avoir aucune limite à la dégénérescence des dirigeants des organisations de masse, aucun abîme où ils ne soient capables de sombrer, aucun acte vil qu’ils ne soient capables d’accomplir pour satisfaire la classe dirigeante et, bien sûr, le Marché. Le découragement des militants a mené à l’apathie. Les organisations de masse traditionnelles se sont vidées de leurs militants, tout en se remplissant de carriéristes petit-bourgeois à la recherche d’un emploi ou d’une promotion. Cela a à son tour accentué le virage vers la droite de ces organisations, qui a renforcé les désillusions des travailleurs. C’était un cercle vicieux qui se nourrissait lui-même et a duré jusqu’à aujourd’hui. Mais désormais, les choses commencent à changer rapidement.

La conscience humaine est en général conservatrice. Les gens ont normalement peur du changement et s’accrochent à ce qui leur est familier. Les habitudes, la routine et les traditions pèsent lourdement sur la conscience des masses, qui est à la traîne des événements. Mais il y a des moments décisifs, dans l’histoire, où les événements s’accélèrent jusqu’au point critique où la conscience rattrape soudainement son retard. Nous sommes précisément en train de parvenir à un tel point critique.

Ce qui est vrai des nations industrialisées est encore plus vrai des pays sous-développés. En Asie, en Afrique et en Amérique latine, la population vivant sous le seuil de pauvreté augmente rapidement. Un rapport récemment publié par les Nations-Unies révèle qu’un enfant sur quatre y est sous-alimenté. Plus de 500 000 femmes meurent chaque année lors d’un accouchement ou suite à des complications liées à la grossesse. Un tiers de la population urbaine des pays sous-développés vit dans des bidonvilles. L’été dernier, un rapport de la Banque Inter-Américaine a prévenu que l’augmentation des prix allait plonger 26 millions de Latino-américains dans des conditions d’extrême pauvreté. Telle est la situation au terme d’une longue phase de croissance économique, à l’échelle mondiale. C’est ce que le capitalisme a de mieux à offrir. Mais qu’en sera-t-il dans les conditions d’une crise économique ?

Par conséquent, nous faisons face à un phénomène mondial qui est lourd d’implications révolutionnaires. La mondialisation se manifeste comme une crise mondiale du capitalisme.

Quelle est la solution ?

On nous explique que la crise actuelle est la conséquence d’un manque de régulation des risques excessifs qui ont été pris, dans le système financier, en particulier aux Etats-Unis. Ainsi, on nous dit « qu’il faut s’assurer que cela ne se reproduise pas. » Quelle ironie ! Ces trois dernières décennies, les économistes et politiciens bourgeois nous expliquaient précisément l’inverse, à savoir que toute forme de régulation était mauvaise pour les affaires et devait être éliminée (c’était particulièrement le cas du secteur financier).

Les déclarations sur la nécessité d’encadrer les « bonus excessifs » et de réguler les rémunérations des patrons ne sont que pure démagogie. Comment vont-ils accomplir pareils miracles ? Par quels mécanismes ? Les banquiers ont mille et un moyens de contourner toute régulation. Ils ont des comptabilités parallèles qui rendent impossible la découverte de leurs activités frauduleuses. Même le gouvernement américain recourt à ce type d’astuces pour cacher l’ampleur réelle de la dette publique.

L’idée de « réguler » les marchés boursiers est absurde. Pour que le marché puisse fonctionner, il faut que les gens puissent acheter et vendre des actions, et ils doivent le faire sur la base d’une estimation du cours à venir de l’action – montant ou descendant. L’idée qu’il n’est autorisé d’acheter des actions que lorsqu’elles augmentent est une évidente absurdité.

La conclusion est assez claire. Soit on a une économie de marché basée sur la course au profit, soit on a une économie nationalisée et planifiée. Mais le « capitalisme régulé » est une contradiction dans les termes.

Ce qu’il faut, c’est éliminer ces casinos grotesques qui décident du sort de millions de personnes, et remplacer l’anarchie capitaliste par une société rationnelle reposant sur une économie planifiée. On dit que les mesures prises par Bush et Brown constituent des nationalisations. Mais ces mesures n’ont rien en commun avec l’idée socialiste de nationalisation. Elles ne sont pas destinées à arracher le pouvoir économique des mains des parasites millionnaires qui constituent un obstacle monstrueux sur la voie du progrès social. Au contraire, elles représentent une tentative de protéger les intérêts de ces parasites en les subventionnant massivement – en puisant dans les poches des travailleurs et des classes moyennes.

Les marxistes sont radicalement opposés à ces mesures, qui n’ont rien à voir avec d’authentiques nationalisations, et relèvent d’une sorte de capitalisme d’Etat destiné à sauvegarder le système capitaliste. Elles mènent inévitablement à une concentration du capital, des licenciements massifs, des fermetures de banques, des crédits plus chers et autres mesures anti-sociales. L’Etat récompense les banquiers pour leurs activités néfastes. Il rachète toutes leurs pertes, puis dépense de vastes quantités d’argent des contribuables pour les rendre rentables, et lorsque c’est fait, il les revend aux banquiers, qui réalisent ainsi un coup double aux dépens de la société. Ceux-ci peuvent alors reprendre toutes leurs activités spéculatives, à nouveau.

Il faut arracher au secteur privé les principaux leviers de l’économie en nationalisant les banques, les compagnies d’assurance et les grandes entreprises – avec un minimum d’indemnisation, uniquement sur la base d’un besoin prouvé. Ce n’est que lorsque les forces productives seront sous le contrôle de la société qu’il sera possible d’établir un plan de production socialiste rationnel, où les décisions seront prises dans l’intérêt de la société, et non plus d’une poignée de riches parasites et de spéculateurs.

Telle est l’idée fondamentale du socialisme. C’est une idée qui, désormais, sera comprise et acceptée par des millions de gens qui, jusqu’alors, la considéraient irréaliste. Les gens qui manifestaient, devant Wall Street, contre le Plan Paulson, n’étaient pas socialistes. Il y a à peine 12 mois, ils auraient sans doute défendu l’économie de marché. Ils n’ont jamais lu Marx et se considèrent sans doute comme des Américains patriotes. Mais la vie enseigne, et dans de telles situations, les gens apprennent davantage en quelques jours que sur toute une vie. Aujourd’hui, les travailleurs des Etats-Unis apprennent rapidement. Et comme le disait Victor Hugo : « Aucune armée n’est aussi puissante qu’une idée dont l’heure est venue. »

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