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Colin Powell

Ce texte est un extrait de nos Perspectives Mondiales 2004

La crise générale du capitalisme trouve son expression dans les violents bouleversements des relations internationales.

Toutes sortes de fissures apparaissent dans des institutions qui ont été soigneusement mises sur pied après 1945 dans le but d’assurer la stabilité de l’ordre capitaliste mondial et l’hégémonie des Etats-Unis sur ses « alliés ». Au cours des quelques semaines qui ont précédé la guerre en Irak, les Nations Unis, l’OTAN, l’Union Européenne et le G8 sont entrés en crise, cumulant tous les symptômes de la dislocation. Toutes ces institutions furent déchirées par des divisions et des dissensions internes. Il y eut même un conflit ouvert entre les Etats-Unis et la Turquie, laquelle a pourtant soutenu, sans poser de question, toutes les invasions américaines depuis 1945.

Ces phénomènes ne sont ni secondaires, ni de simple « corrections », mais représentent au contraire une crise sérieuse des relations internationales - la plus sérieuse depuis 1945. On peut faire une analogie avec les phénomènes de la géologie. Des ajustements mineurs - les « corrections » - interviennent en permanence dans la croûte terrestre, en réponse aux pressions qui s’exercent sous la surface. Mais dans certaines circonstances, ces ajustements mineurs produisent des résultats exceptionnels et spectaculaires. Ce qui commence comme un ajustement mineur se termine en un énorme bouleversement - un tremblement de terre.

L’effondrement de l’URSS, à l’instar d’une modification sismique des plaques tectoniques, a provoqué une modification soudaine et fondamentale dans l’équilibre des forces à l’échelle mondiale. Et comme dans tout changement de cette nature, des tremblements de terre en ont résulté. Ce à quoi nous avons assisté après le 11 septembre est l’équivalent, dans le domaine de la diplomatie, d’un tremblement de terre. Le tableau général est composé d’un enchaînement de convulsions et d’explosions. Ceci reflète l’impasse du capitalisme à l’échelle mondiale. Cette impasse s’exprime à travers une lutte féroce pour des marchés, des matières premières et des sphères d’influences, ce qui abouti à une succession de guerres et de crises diplomatiques.

Tout comme la croûte terrestre, la structure de la politique et de l’économie mondiales est un mécanisme assez fragile, sujet à des cataclysmes. C’est pourquoi la méthode empirique - qui s’appuie sur ce qui est immédiatement perceptible, ou sur ce qui nous est familier du fait des expériences passées - est désespérément inadaptée à l’interprétation de phénomènes aussi complexes et contradictoires. Pour comprendre ce qui se passe à l’échelle du monde, il ne suffit pas de prendre note de tel changement ou de tel phénomène accidentels. Il est nécessaire de saisir les processus sous-jacents et de mettre en lumière leurs contradictions internes et leurs tendances fondamentales.

Il est généralement admis que la situation générale - économique, diplomatique et militaire - est plus ou moins stable, et qu’elle tend toujours vers un certain équilibre. Il y a là une part de vérité, mais le fait est que cet « équilibre  » est sujet à des perturbations constantes. La conduite actuelle de l’impérialisme américain ressemble à celle de sa première grande période d’expansion, à la fin du XIXème siècle, lorsqu’il montrait sa puissance pour la première fois dans la guerre avec l’Espagne pour la domination de Cuba, ou qu’il s’emparait des Philippines et de Porto Rico. Cette nouvelle politique est une réminiscence de la période de Théodore Roosevelt, lorsque les Etats-Unis organisaient des provocations, comme le naufrage du Maine, pour justifier leur intervention armée à Cuba, en 1898.

Leur véritable intention, à l’époque, était de refouler l’Espagne hors des Amériques et de s’emparer de ses colonies. La différence est qu’il s’agissait alors d’un impérialisme jeune, luttant pour s’affirmer sur l’arène mondiale, défiant les vieux pouvoirs bien établis de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. De nos jours l’impérialisme américain fait la même chose mais sur l’ensemble du globe terrestre, prenant des territoires, des sources de matières premières et des sphères d’influences au dépend de ses rivaux. Il se confronte en particulier à la France, mais aussi à l’Allemagne et à la Russie. Suite à l’effondrement de l’URSS, les Etats-Unis se sont affirmés comme la puissance mondiale dominante et la seule superpuissance. C’est là un facteur majeur de l’instabilité générale du monde.

Dans la nouvelle course aux armements, les Etats-Unis dominent le monde. Les dépenses militaires américaines sont sur le point de dépasser de 700 milliards de dollars ce qui avait été initialement prévu dans les projections budgétaires de Bush. Il s’agit de sommes d’argents vraiment hallucinantes et qui, si elles étaient utilisées de manière productive, permettraient de transformer la vie des peuples du monde entier. Au lieu de cela, elles servent à tuer le plus grand nombre possible de gens et à détruire des moyens de productions. C’est là une autre manifestation de la crise générale du capitalisme et de son état de pourrissement avancé.

Les contradictions entre les pouvoirs capitalistes se sont extrêmement aggravées. Directement ou non, les Etats-Unis interviennent partout : en Irak, en Afghanistan, en Palestine, en Corée du Nord, en Colombie, au Venezuela, etc. Ils concurrencent la France au Moyen Orient et en Afrique. Bush a effectué une tournée en Afrique, où il a visité le Sénégal (un satellite de la France) et le Nigeria (où il y a de larges réserves de pétrole), ainsi que le Botswana et l’Ouganda. Les autres puissances impérialistes interviennent également en Afrique : la Grande-Bretagne en Sierra Leone et la France en Côte d’Ivoire et au Congo. Dans un contexte de crise économique, ils doivent s’accrocher même au plus petit marché.

Dans une telle situation, des organisations comme les Nations Unis ne peuvent jouer aucun rôle. Nous avons déjà expliqué à de nombreuses reprises que même durant la période précédente, les Nations Unies n’étaient rien de plus qu’un forum où les principales puissances impérialistes et la bureaucratie de Moscou pouvaient régler des problèmes secondaires. Tous les problèmes sérieux étaient réglés par les moyens traditionnels - c’est-à-dire par la guerre. Ce fut le cas en Corée, où la partie s’est terminée sans véritables vainqueurs, et au Vietnam, où les Etats-Unis ont subi leur première défaite dans une guerre. Israël a systématiquement ignoré les résolutions de l’ONU. Et ainsi de suite. Les réformistes de gauche ne comprennent pas cela. Ils imaginent que, sur la base du capitalisme, il est possible d’éviter les guerres et d’éliminer les antagonismes nationaux grâce à un organisme international (« un parlement mondial »).

Il s’agit là d’une illusion encore plus absurde que le rêve que font les réformistes d’abolir la lutte des classes et d’en arriver à une entente raisonnable entre capitalistes et travailleurs. Comme Hegel l’expliquait il y a longtemps, le problème est que ce n’est pas la raison qui dicte la conduite des nations, mais bien les intérêts. C’est vrai aussi bien dans la politique internationale que dans la politique nationale - l’une n’étant que le prolongement de l’autre. La politique intérieure et étrangère de l’administration Bush est dictée par l’appétit vorace et insatiable des grandes multinationales américaines. La puissance colossale de l’impérialisme américain signifie qu’il peut déchirer tout accord ou traité qui ne correspond pas à ses intérêts - et c’est ce qu’il fait.

Désormais, le Conseil de Sécurité ne peut même plus jouer le rôle secondaire que les Nations Unis jouaient par le passé. Loin d’avoir éliminé ou diminué les antagonismes entre Etats, et donc les risques de guerres, les Nations Unies ont été le théâtre de conflits féroces entre les impérialismes américain, anglais, allemand, français, et désormais russe. Comme pour ridiculiser les appels pathétiques des réformistes, l’ONU a démontré sa complète impuissance lors de la guerre en Irak. Dès lors qu’ils n’ont pu obtenir une majorité en leur faveur, les impérialistes américains et leur marionnette anglaise ont superbement ignoré le Conseil de Sécurité.

Ceci annonce une période nouvelle et tourmentée dans les relations internationales. De même que, dans les rapports entre les classes, les capitalistes ont jeté le masque du réformisme et de la collaboration de classe et découvert le visage de la guerre de classe, de même, dans les relations internationales, ils se sont dispensés des services de l’ONU et ont déchiré pactes et accords. En particulier, les capitalistes américains ont recours à la guerre, non en dernière instance, mais quasiment à titre de réaction automatique. Au lieu de la vieille diplomatie policée des européens - qui n’était dans tous les cas qu’une feuille de vigne masquant leur agressivité -, l’administration Bush a adopté une attitude grossière et flagrante qui défie les opinions mondiales et n’admet aucun compromis. Sa devise est : « la force fait droit ! »

Les Etats-Unis ont pris le contrôle d’anciennes zones d’influence de la Russie en Europe de l’Est et dans les Balkans. Dans le dernier cas, ils l’ont fait au moyen d’une guerre délibérément provoquée pour faire chuter Milosevic. Les arguments de la démocratie, de l’humanitarisme et de l’autodétermination des Albanais du Kosovo n’étaient qu’un écran de fumée, un conte de fée propre à convaincre de jeunes enfants - ainsi que les sectaires d’extrême gauche, qui ne se distinguent jamais par leur capacité à réfléchir. Le résultat en a été toujours plus de misère, de mort et de chaos pour la population, ainsi que la consolidation de l’emprise de l’impérialisme américain sur la région. Cependant, nous pouvons déjà y voir les limites de la puissance de l’impérialisme.

Dans les Balkans, l’intervention américaine n’a rien résolu. Comme nous l’avions prévu, il n’en résulte que le chaos et les risques de nouveaux conflits et guerres ethniques. Les nationalistes réactionnaires du Kosovo et de la Macédoine se sont embarqués dans une campagne pour une « Grande Albanie ». C’est la recette parfaite pour de nouvelles guerres et de nouveaux bouleversements dans les Balkans. Les impérialistes se rendent désormais compte qu’ils s’y sont brûlés les doigts. Un officier britannique, en Macédoine, a décrit l’AKSh - L’Armée Nationale Albanaise, active parmi la minorité de langue albanaise en Macédoine - comme « des criminels portant un drapeau politique de complaisance, dans l’espoir de trouver une légitimité ». C’est une description assez exacte des choses, mais il est un peu tard pour se lamenter sur les résultats de l’intervention des impérialistes en Yougoslavie, qui ont encouragé et soutenu ces éléments. Souvenons-nous également que ces soi-disant « combattants de la paix », qui ne sont pas seulement liés à la réaction de droite mais aussi au crime organisé international, étaient soutenus avec enthousiasme par les sectes d’extrême gauche.

C’est typique ce qui arrive lorsqu’on abandonne une position de classe sur la question nationale. Le démantèlement de la Yougoslavie était un développement réactionnaire qui allait à l’encontre des intérêts de tous les peuples. C’était un crime sans le moindre soupçon de contenu progressiste. Ce crime était pourtant soutenu par les sectes d’extrême gauche - au nom du « droit à l’auto-détermination » des peuples.

La clique dominante russe a observé avec impuissance l’occupation par les Etats-Unis des pays de l’ancien bloc soviétique. Les généraux russes ont rongé leur frein en voyant l’OTAN s’étendre jusqu’aux frontières de la Russie. Cette faiblesse est un signe de l’état lamentable de la bourgeoisie russe. Les forces américaines se sont installées au Caucase. Au temps de l’URSS, une telle chose aurait été inconcevable. L’impérialisme américain est désormais gonflé d’arrogance. La soi-disant « révolution des roses », en Géorgie, est un autre exemple de l’expansion de l’influence de l’impérialisme américain dans les anciens satellites de la Russie.

Les impérialistes américains se comportent de la même manière que par le passé, lorsqu’ils prirent le contrôle de parties de l’empire chinois moribond. Après la guerre en Afghanistan, les Américains se sont systématiquement installés en Asie Centrale, prenant le contrôle des puits de pétrole, construisant des oléoducs et établissant des bases. Ceci aura des conséquences très profondes à l’avenir. L’objectif stratégique à long terme de l’impérialisme américain a toujours été de contrôler l’Asie. C’était déjà le cas lorsqu’ils se sont saisis des Philippines, il y a un siècle. Mais la situation n’est plus la même qu’il y a un siècle, lorsque la Chine était affaiblie et sans défense. A l’époque, la tentative de dominer la Chine avait mené à la Guerre du Pacifique contre le Japon. Désormais, la Chine elle-même est devenue une puissance majeure en Asie, aussi bien économiquement que militairement. Le lancement d’un satellite spatial chinois annonce au monde qu’il faut considérer la Chine comme l’une des grandes puissances.

Pour paraphraser Napoléon, lorsque l’Asie, avec son immense population et ses vastes ressources, se réveillera de son long sommeil, le monde tremblera. Le bassin Pacifique, qui comprend géographiquement la Côte Ouest des Etats-Unis, le Japon et la Russie, est clairement destiné à devenir le centre des événements au XXIème siècle. Il jouera le même rôle qu’a pu jouer l’Atlantique au XXème siècle et la Méditerranée dans l’antiquité. Le potentiel productif de l’Asie est immense. Nous avons déjà eu un aperçu de ce potentiel avec les progrès spectaculaires des « tigres » asiatiques dans les années 80 et la première moitié des années 90. Sur la base d’une planification socialiste de la production, unifiant de façon rationnelle les économies de toute la région, le potentiel de l’Asie serait illimité.

Par contre, sur une base capitaliste, l’émergence d’économies puissantes en Asie n’amènera pas la paix et la prospérité, mais de nouveaux dangers. De nouvelles lignes de faille se développeront, particulièrement en Asie. Le prochain centre de l’histoire mondiale sera le théâtre de nouveaux conflits et de nouvelles guerres. La manière avec laquelle Bush et les autres bandits de la Maison Blanche menacent la Corée du Nord - usant de l’excuse des armes nucléaires et d’une soi-disant menace sur les intérêts nationaux américains -, est une indication supplémentaire de leur volonté de se mêler des affaires de l’Asie. Mais en dépit de toutes leurs intimidations, ils n’osent pas attaquer la Corée du Nord comme ils ont attaqué l’Irak, car la première dispose d’une armée puissante et de missiles capables de provoquer d’immenses dégâts.

En dépit de l’apparente détente des relations avec la Chine, les Etats-Unis entreront inévitablement en conflit avec elle. Les tensions actuelles sur la question du commerce en sont les prémisses. La situation actuelle, celle d’un monde dominé par une seule grande puissance, ne pourra pas durer éternellement. Elle conduit, paradoxalement, à une plus grande fragmentation du monde, aussi bien politiquement qu’économiquement. De ce chaos émergeront de nouvelles puissances et de nouveaux blocs, dont les principaux intérêts seront en contradiction avec ceux de l’Amérique. La Chine jouera un rôle clé dans ce processus, car elle sera en concurrence avec les Etats-Unis pour la domination de l’Asie. La logique des évènements veut que la Chine, la Russie, et peut-être l’Inde, se regroupent à l’avenir dans un bloc dirigé contre les Etats Unis.Retour ligne manuel

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