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Pour le centenaire de la mort de Jean Jaurès, nous publions l’excellent texte de Léon Trotsky qui rend hommage au grand homme. Une première version de ce texte de Trotsky parût dans la Kievskaïa Mysl, dont le révolutionnaire russe était le correspondant parisien en 1915. Il sera réédité plusieurs fois. Nous publions ici le texte de la réédition russe de 1917.


Trois années ont passé depuis la mort du plus grand homme de la Troisième République. Le torrent furieux des événements qui ont suivi immédiatement cette mort n’a pas pu submerger la mémoire de Jaurès et n’a réussi que partiellement à détourner de lui l’attention. Il y a maintenant dans la vie politique française un grand vide. Les nouveaux chefs du prolétariat, répondant au caractère de la nouvelle période révolutionnaire, ne sont pas encore apparus. Les anciens ne font que rappeler plus vivement que Jaurès n’est plus...

La guerre a rejeté à l’arrière-plan, non seulement des figures individuelles, mais une époque tout entière : celle pendant laquelle a grandi et s’est formée la génération dirigeante actuelle. Cette époque, qui appartient déjà au passé, attire l’esprit par le perfectionnement de sa civilisation, le développement ininterrompu de sa technique, de la science, des organisations ouvrières, et paraît en même temps mesquine dans le conservatisme de sa vie politique, dans les méthodes réformistes de sa lutte des classes.

A la guerre franco-allemande et à la Commune de Paris a succédé une période de paix armée et de réaction politique où l’Europe, abstraction faite de la Russie, ne connut ni la guerre ni la révolution. Alors que le capital se développait puissamment, débordant les cadres des états nationaux, déferlant sur tous les pays et s’assujettissant les colonies, la classe ouvrière, elle, construisait ses syndicats et ses partis socialistes. Néanmoins, toute la lutte du prolétariat durant cette époque était imprégnée de l’esprit de réformisme, d’adaptation au régime de l’industrie nationale et à l’état national. Après l’expérience de la Commune de Paris, le prolétariat européen ne posa pas une seule fois pratiquement, c’est-à-dire révolutionnairement, la question de la conquête du pouvoir politique.

Ce caractère pacifique de l’époque laissa son empreinte sur toute une génération de chefs prolétariens imbus d’une méfiance sans borne envers la lutte révolutionnaire directe des masses. Lorsqu’éclata la guerre et que l’Etat national entra en campagne avec toutes ses forces, il n’eut pas de peine à mettre à genoux la majorité des chefs « socialistes ». De la sorte l’époque de la II° Internationale se termina par la faillite irrémédiable des partis socialistes officiels. Ces partis subsistent encore, c’est vrai, comme monuments de l’époque passée, soutenus par l’inertie et l’ignorance et... les efforts des gouvernements. Mais l’esprit du socialisme prolétarien les a quittés et ils sont voués à la ruine. Les masses ouvrières, qui durant des dizaines d’années ont absorbé des idées socialistes, acquièrent maintenant seulement, dans les terribles épreuves de la guerre, la trempe révolutionnaire. Nous entrons dans une période de bouleversements révolutionnaires sans précédent. La masse fera surgir en son sein de nouvelles organisations et de nouveaux chefs se mettront à sa tête.

Deux des plus grands représentants de la II° Internationale ont quitté la scène avant l’ère des tempêtes et des ébranlements : ce sont Bebel et Jaurès. Bebel est mort à la limite de l’âge, après avoir dit ce qu’il avait à dire. Jaurès a été tué dans sa 55ème année, en plein épanouissement de son énergie créatrice. Pacifiste et adversaire irréductible de la politique de la diplomatie russe, Jaurès lutta jusqu’à la dernière minute contre l’intervention de la France dans la guerre. Dans certains milieux on considérait que la « guerre de revanche » ne pourrait s’ouvrir la voie que sur le cadavre de Jaurès. Et en juillet 1914, Jaurès fut tué à la table d’un café par un obscur réactionnaire du nom de Villain. Qui a armé le bras de Villain ? Les impérialistes français seulement ? Et ne pourrait-on, en cherchant bien, découvrir également dans cet attentat la main de la diplomatie russe ? C’est là la question qui s’est posée fréquemment dans les milieux socialistes. Lorsque la révolution européenne s’occupera de la liquidation de la guerre, elle nous dévoilera entre autres le mystère de la mort de Jaurès [1] ...

Jaurès naquit le 3 septembre 1859 à Castres, dans ce Languedoc qui a donné à la France des hommes éminents comme Guizot, Auguste Comte, La Fayette, La Pérouse, Rivarol et beaucoup d’autres. Un mélange de races multiples, dit un biographe de Jaurès, Rappoport, a mis son heureuse empreinte sur le génie de cette région qui, au Moyen-Age déjà, était le berceau des hérésies et de la libre pensée.

La famille de Jaurès appartenait à la moyenne bourgeoisie et devait mener pour l’existence une lutte de tous les instants. Jaurès lui-même eut besoin de l’aide d’un protecteur pour achever ses études universitaires. En 1881, à sa sortie de l’Ecole Normale Supérieure, il est nommé professeur au lycée de jeunes filles d’Albi et, en 1883, passe à l’Université de Toulouse où il enseigne jusqu’en 1885, année où il est élu député. Il n’avait que 26 ans. Il se donne alors tout entier à la lutte politique et sa vie se confond avec celle de la Troisième République.

Jaurès débuta au Parlement sur les questions d’instruction publique. La Justice, alors organe du radical Clémenceau, qualifia de « magnifique » le premier discours de Jaurès et souhaita à la Chambre d’entendre fréquemment « une parole aussi éloquente et aussi nourrie d’idées ». Dans la suite, Jaurès eut maintes fois à appliquer cette éloquence contre Clémenceau lui-même.

A cette première époque de sa vie, Jaurès ne connaissait le socialisme que théoriquement et très imparfaitement. Mais son activité le rapprochait de plus en plus du parti ouvrier. Le vide idéologique et la dépravation des partis bourgeois le repoussaient invinciblement.

En 1893, Jaurès adhère définitivement au mouvement socialiste et occupe presque aussitôt une des premières places dans le socialisme européen. En même temps, il devient la figure la plus éminente de la vie politique de la France.

En 1894, il assume la défense de son très peu recommandable ami Gérault-Richard déféré aux tribunaux pour outrage au Président de la République dans l’article « A bas Casimir ! » Dans son plaidoyer, tout entier subordonné à un but politique et dirigé contre Casimir Périer, il dévoile cette force terrible d’un sentiment agissant qui a nom la haine. Avec des mots vengeurs il flagella le président lui-même et les usuriers ses aïeux, qui trahissaient la bourgeoisie, une dynastie pour l’autre, la monarchie pour la république, tout le monde en bloc et chacun en particulier et ne restaient fidèles qu’à eux-mêmes.

« Monsieur Jaurès, lui dit le président du tribunal, vous allez trop loin... vous assimilez la maison Périer à une maison publique. »

Jaurès : « Pas du tout, je la mets au-dessous. »

Gérault-Richard fut acquitté. Quelques jours plus tard, Casimir Périer donnait sa démission. Du coup Jaurès grandit de plusieurs coudées dans l’opinion publique : tous sentirent la force effrayante de ce tribun.

Dans l’affaire Dreyfus, Jaurès se révéla dans toute sa puissance. Il eut au début, comme d’ailleurs dans tous les cas sociaux critiques, une période de doutes et de faiblesses où il était accessible aux influences de droite et de gauche. Sous l’influence de Guesde et de Vaillant qui considéraient l’affaire Dreyfus comme une querelle de coteries capitalistes à laquelle le prolétariat devait rester indifférent, Jaurès hésitait à s’occuper de l’affaire. L’exemple courageux de Zola le tira de son indécision, l’enthousiasma, l’entraîna. Une fois en mouvement, Jaurès alla jusqu’au bout, il aimait dire de lui : ago quod ago [ndlr : je fais ce que je fais].

Pour Jaurès, l’affaire Dreyfus résumait et dramatisait la lutte contre le cléricalisme, la réaction, le népotisme parlementaire, la haine de race, l’aveuglement militariste, les intrigues sourdes de l’état-major, la servilité des juges, toutes les bassesses que peut mettre en action le puissant parti de la réaction pour arriver à ses fins.

De tout le poids de sa colère, Jaurès accabla l’antidreyfusard Méline, qui vient précisément de remonter à la surface avec un portefeuille dans le « grand » ministère Briand : « Savez-vous, dit-il, de quoi nous périssons ? Je vais vous le dire sous ma propre responsabilité : nous mourons tous, depuis l’ouverture de cette affaire, des demi-mesures, des silences, des équivoques, du mensonge, de la lâcheté. Oui : des équivoques et de la lâcheté. »

« Il ne parlait plus, dit Reinach, il tonnait, le visage enflammé, les mains tendues vers les ministres, qui protestaient, et la droite, qui hurlait. » C’était là le véritable Jaurès.

En 1899, Jaurès réussit à proclamer l’unité du parti socialiste. Mais cette unité fut éphémère. La participation de Millerand au ministère, conséquence logique de la politique du Bloc des Gauches, détruisit l’unité et, en 1900-1901, le socialisme français se scinda de nouveau en deux partis. Jaurès prit la tête de celui d’où était sorti Millerand. Au fond, par ses conceptions, Jaurès était et restait un réformiste. Mais il possédait une étonnante faculté d’adaptation et en particulier d’adaptation aux tendances révolutionnaires du moment. C’est ce qu’il montra dans la suite à maintes reprises.

Jaurès était entré dans le parti, homme mûr, avec une philosophie idéaliste entièrement formée... Cela ne l’empêcha pas de courber son cou puissant (Jaurès était d’une complexion athlétique) sous le joug de la discipline organique et il eut maintes fois l’occasion de démontrer qu’il savait non seulement commander, mais aussi se soumettre. A son retour du Congrès International d’Amsterdam qui avait condamné la politique de dissolution du parti ouvrier dans le Bloc de Gauches et la participation des socialistes au ministère, Jaurès rompit ouvertement avec la politique du Bloc. Le président du Conseil, l’anticlérical Combes, prévint Jaurès que la rupture de la coalition l’obligerait à quitter la scène. Cela n’arrêta pas Jaurès. Combes donna sa démission. L’unité du parti, où se fondirent jauressistes et guesdistes, était assurée. Depuis lors, la vie de Jaurès se confond avec celle du parti unifié, dont il avait pris la direction.

Le meurtre de Jaurès n’a pas été le fait du hasard. Il a été le dernier chaînon d’une fumeuse campagne de haine, de mensonges et de calomnies que menaient contre lui ses ennemis de toutes nuances. On pourrait composer une bibliothèque entière des attaques et des calomnies dirigées contre Jaurès. Le Temps publiait chaque jour un et parfois deux articles contre le tribun. Mais on devait se borner à attaquer ses idées et ses méthodes d’action : comme personnalité il était presque invulnérable, même en France, où l’insinuation personnelle est une des armes les plus puissantes de la lutte politique. Pourtant on parla à mots couverts de la force de corruption de l’or allemand... Jaurès mourut pauvre. Le 2 août 1914, Le Temps fut obligé de reconnaître « l’honnêteté absolue » de son ennemi terrassé.

J’ai visité en 1915, le café désormais célèbre du Croissant situé à deux pas de l’Humanité. C’est un café parisien typique : plancher sale avec de la sciure de bois, banquettes de cuir, chaises usées, tables de marbre, plafond bas, vins et plats spéciaux, en un mot ce que l’on ne rencontre qu’à Paris. On m’a indiqué un petit canapé près de la fenêtre : c’est là qu’a été tué d’un coup de revolver le plus génial des fils de la France actuelle.

Famille bourgeoise, université, députation, mariage bourgeois, fille que la mère mène à la communion, rédaction du journal, direction d’un parti parlementaire : c’est dans ce cadre extérieur qui n’a rien d’héroïque que s’est écoulée une vie d’une tension extraordinaire, d’une passion exceptionnelle.

On a maintes fois appelé Jaurès le dictateur du socialisme français, parfois même, la droite l’a appelé le dictateur de la République. Il est incontestable que Jaurès a joué dans le socialisme français un rôle incomparable. Mais dans sa « dictature », il n’y avait rien de tyrannique. Il dominait sans effort : homme de grande envergure, esprit puissant, tempérament génial, travailleur exceptionnel, orateur à la voix merveilleuse, Jaurès, par la force des choses, occupait la première place, à une si grande distance de ses rivaux qu’il ne pouvait éprouver le besoin de concilier sa position par les intrigues et les machinations où Pierre Renaudel, le « chef » actuel du social-patriotisme, était passé maître.

Nature large, Jaurès avait une répulsion physique pour tout sectarisme. Après quelques oscillations il découvrait le point qui lui semblait décisif pour le moment donné. Entre ce point de départ pratique et ses constructions idéalistes, il disposait sans effort sur soi-même, les points de vue qui complétaient ou restreignaient son point de vue personnel, conciliait les nuances opposées, fondait les arguments contradictoires dans une unité qui était loin d’être irréprochable. C’est pourquoi il dominait non seulement les assemblées populaires et parlementaires, où sa passion extraordinaire maîtrisait l’auditoire, mais encore les congrès du parti où il dissolvait les oppositions de tendances dans des perspectives vagues et des formules souples. Au fond, il était un éclectique, mais un éclectique de génie.

« Notre devoir est haut et clair : toujours propager l’idée toujours exciter et organiser les énergies, toujours espérer, toujours lutter jusqu’à la victoire finale... » Tout Jaurès est dans cette lutte dynamique. Son énergie créatrice bouillonne dans toutes les directions, excite et organise les énergies, les pousse à la lutte.

Comme l’a bien dit Rappoport, la magnanimité et la bonté émanaient de Jaurès. Mais il possédait en même temps, au degré suprême, le talent de la colère concentrée, non pas de la colère qui aveugle, obscurcit le cerveau et mène aux convulsions politiques, mais de la colère qui tend la volonté et lui inspire les caractéristiques les plus justes, les épithètes les plus expressives qui frappent directement au but. On a vu plus haut sa caractéristique des Périer. Il faudrait relire tous ses discours et articles contre les héros ténébreux de l’affaire Dreyfus. Voici ce qu’il disait de l’un d’eux, le moins responsable : « Après s’être essayé dans l’histoire de la littérature à des constructions vides, à des systèmes fragiles et inconsistants, M Brunetière a trouvé enfin asile sous les voûtes lourdes de l’Eglise ; il cherche maintenant à voiler sa banqueroute personnelle en proclamant la faillite de la science et de la liberté. Après avoir vainement essayé de tirer de ses profondeurs quelque chose qui ressemble à une pensée, il glorifie l’autorité avec une sorte de magnifique humiliation ; maintenant qu’il a perdu, aux yeux des générations nouvelles, tout le crédit dont il a abusé un certain moment, grâce à son aptitude aux généralisations vides, il veut tuer la pensée libre qui lui échappe. » Malheur à celui sur qui s’abattait sa lourde main !...

Entré au parlement en 1885 Jaurès y siégea sur les bancs de la gauche modérée. Mais son passage au socialisme ne fut pas une catastrophe ni un saut. Sa « modération » primitive recelait d’immenses réserves d’humanisme social agissant qui, dans la suite, se développa naturellement en socialisme. D’autre part, son socialisme ne prenait jamais un caractère de classe nettement accusé et ne rompait jamais avec les principes humanitaires et les conceptions du droit naturel si profondément imprimées dans la pensée politique française de l’époque de la grande révolution.

En 1889 Jaurès demande aux députés : « Le génie de la Révolution française est-il donc épuisé ? Est-il possible que vous ne puissiez trouver dans les idées de la Révolution une réponse à toutes les questions qui se posent actuellement, à tous les problèmes qui se dressent devant vous ? La Révolution n’a-t-elle pas conservé sa vertu immortelle, ne peut-elle pas donner une réponse à toutes les difficultés sans cesse renouvelées parmi lesquelles nous passons notre chemin ? » L’idéalisme du démocrate, on le voit, n’est encore nullement touché par la critique matérialiste. Plus tard Jaurès s’assimilera une grande partie du marxisme. Mais le fond démocratique de sa pensée subsistera jusqu’au bout.

Jaurès entra dans l’arène politique à l’époque la plus sombre de la Troisième République qui n’avait alors qu’une quinzaine d’années d’existence et qui, dépourvue de traditions solides, avait contre elle des ennemis puissants. Lutter pour la République, pour sa conservation, pour son « épuration », ce fut là l’idée fondamentale de Jaurès, celle qui inspira toute son action. Il cherchait pour la République une base sociale plus large, il voulait mener la République au peuple pour organiser par elle ce dernier et faire en fin de compte de l’Etat républicain l’instrument de l’économie socialiste. Le socialisme pour Jaurès démocrate était le seul moyen sûr de consolider la République et le seul moyen possible de la parachever. Il ne concevait pas la contradiction entre la politique bourgeoise et le socialisme, contradiction qui reflète la rupture historique entre le prolétariat et la bourgeoisie démocratique. Dans son aspiration infatigable à la synthèse idéaliste, Jaurès était, à sa première époque, un démocrate prêt à adopter le socialisme ; à sa dernière époque, un socialiste qui se sentait responsable de toute la démocratie.

Si Jaurès a donné au journal qu’il a créé le nom de l’Humanité, ce n’est pas là l’effet du hasard. Le socialisme n’était pas pour lui l’expression théorique de la lutte des classes du prolétariat. Au contraire, le prolétariat restait à ses yeux une force historique au service du droit, de la liberté et de l’humanité. Au-dessus du prolétariat il réservait une grande place à l’idée de « l’humanité » en soi, qui chez les déclamateurs français ordinaires n’est qu’une phrase vide, mais dans laquelle il mettait, lui, un idéalisme sincère et agissant.

En politique Jaurès alliait une extrême acuité d’abstraction idéaliste à une forte intuition de la réalité. C’est ce qu’on peut constater dans toute son activité. L’idée matérielle de la Justice et du Bien va chez lui de pair avec une appréciation empirique des réalités même secondaires. En dépit de son optimisme moral, Jaurès comprenait parfaitement les circonstances et les hommes et savait très bien utiliser les unes et les autres. Il y avait en lui beaucoup de bon sens. On l’a appelé à maintes reprises le paysan madré. Mais par le fait seul de l’envergure de Jaurès, son bon sens était étranger à la vulgarité. Et ce qui est le principal, ce bon sens était mis au service de « l’idée ».

Jaurès était un idéologue, un héraut de l’idée telle que l’a définie Alfred Fouillée lorsqu’il parle des « idées-forces » de l’histoire. Napoléon n’avait que du mépris pour les « idéologues » (le mot est de lui). Pourtant il était lui-même l’idéologue du nouveau militarisme. L’idéologue ne se borne pas à s’adapter à la réalité, il en tire « l’idée » et il la pousse jusqu’aux extrêmes conséquences. Aux époques favorables cela lui donne des succès que ne pourrait jamais obtenir le praticien vulgaire ; mais cela lui prépare aussi des chutes vertigineuses lorsque les conditions objectives se retournent contre lui.

Le « doctrinaire » se fige dans la théorie dont il tue l’esprit. Le « praticien-opportuniste » s’assimile des procédés déterminés du métier politique ; mais qu’il survienne un bouleversement inopiné et il se trouve dans la situation d’un manœuvre que l’adaptation d’une machine rend inutile. « L’idéologue » de grande envergure n’est impuissant qu’au moment où l’histoire le désarme idéologiquement, mais même alors il est parfois capable de se réarmer rapidement, de s’emparer de l’idée de la nouvelle époque et de continuer à jouer un rôle de premier plan.

Jaurès est un idéologue. Il dégageait de la situation politique l’idée qu’elle comportait et, dans son service de cette idée, ne s’arrêtait jamais à mi-chemin. Ainsi, à l’époque de l’affaire Dreyfus, il poussa à ses dernières conséquences l’idée de la collaboration avec la bourgeoisie de gauche et soutint avec passion Millerand, politicien empirique vulgaire qui n’a jamais rien eu et qui n’a rien de l’idéologue, de son courage et de son envolée. Dans cette voie, Jaurès ne pouvait que s’acculer lui-même à une impasse politique - ce qu’il fit avec l’aveuglement volontaire et désintéressé d’un idéologue prêt à fermer les yeux sur les faits pour ne pas renoncer à l’idée-force.

Avec une passion idéologique sincère, Jaurès combattit le danger de la guerre européenne. Dans cette lutte comme dans toutes celles qu’il mena, il appliqua parfois les méthodes qui étaient en contradiction profonde avec le caractère de classe de son parti et qui semblaient à beaucoup de ses camarades pour le moins risquées. Il espérait beaucoup en lui-même, en sa force personnelle, en son ingéniosité, en sa faculté d’improvisateur ; dans les couloirs du Parlement, il apostrophait ministres et diplomates et, avec un optimisme exagéré sur son influence, les accablait du poids de son argumentation. Mais les conversations et les influences de coulisse ne découlaient nullement de la nature de Jaurès qui ne les érigeait pas en système, car il était un idéologue politique et non un doctrinaire de l’opportunisme. Il était prêt à mettre avec une égale passion au service de l’idée qui le possédait, les moyens les plus opportunistes et les plus révolutionnaires, et si cette idée répondait au caractère de l’époque, il était capable comme pas un d’en obtenir des résultats splendides. Mais il allait également au-devant des catastrophes. Comme Napoléon, il pouvait dans sa politique avoir des Austerlitz et des Waterloo.

La guerre mondiale devait mettre Jaurès face à face avec des questions qui divisèrent le socialisme européen en deux camps ennemis. Quelle position eut-il occupée ? Indubitablement, la position patriotique. Mais il ne se serait jamais résigné à l’abaissement qu’a subi le parti socialiste français sous la direction de Guesde, Renaudel, Sembat et Thomas... Et nous avons entièrement le droit de croire qu’au moment de la révolution future, le grand tribun eût déterminé, choisi sans erreur sa place et développé ses forces jusqu’au bout.

Un morceau de plomb a soustrait Jaurès à la plus grande des épreuves politiques.

Jaurès était l’incarnation de la force personnelle. Le moral en lui correspondait parfaitement au physique : l’élégance et la grâce en elles-mêmes lui étaient étrangères ; par contre ses discours et ses actes avaient cette beauté supérieure qui distingue les manifestations de la force créatrice sûre d’elle-même. Si l’on considère la limpidité et la recherche de la forme comme les traits typiques de l’esprit français, Jaurès peut paraître peu caractéristique de la France. En réalité il était Français au plus haut degré. Parallèlement aux Voltaire, aux Boileau, aux Anatole France en littérature, aux héros de la Gironde ou aux Viviani et Deschanel actuels en politique, la France a produit des Rabelais, des Balzac, des Zola, des Mirabeau, des Danton et des Jaurès. C’est là une race d’hommes d’une puissante musculature physique et morale, d’une intrépidité sans égale, d’une force de passion supérieure, d’une volonté concentrée. C’est là un type athlétique. Il suffisait d’entendre la voix tonnante de Jaurès et de voir son large visage éclairé d’un reflet intérieur, son nez impérieux, son cou de taureau inaccessible au joug pour se dire : voilà un homme.

La force principale de Jaurès orateur était la même que celle de Jaurès politicien : la passion tendue extériorisée, la volonté d’action. Pour Jaurès l’art oratoire n’a pas de valeur intrinsèque, il n’est pas un orateur, il est plus que cela : l’art de la parole pour lui n’est pas une fin, mais un moyen. C’est pourquoi, orateur le plus puissant de son temps, et peut-être de tous les temps, il est « au-dessus » de l’art oratoire, il est toujours supérieur à son discours comme l’artisan l’est à son outil...

Zola était un artiste - il avait débuté par l’impossibilité morale du naturalisme - et soudain il se révéla par le coup de tonnerre de sa lettre « J’accuse ». Sa nature recelait une puissante force morale qui trouva son expression dans son œuvre gigantesque, mais qui était en réalité plus large que l’art : c’était une force humaine détruisant et construisant. Il en était de même de Jaurès. Son art oratoire, sa politique, avec toutes ses conventions inévitables, dévoilaient une personnalité royale avec une musculature morale véritable, une volonté acharnée de lutte et de victoire. Il ne montait pas à la tribune pour y présenter les visions qui l’obsédaient ou pour donner l’expression la plus parfaite à une chaîne d’idée, mais pour rassembler les volontés dispersées dans l’unité d’un but : son discours agit simultanément sur l’intelligence, le sentiment esthétique et la volonté, mais toutes ces forces de son génie oratoire, politique, humain, sont subordonnées à sa force principale : la volonté d’action.

J’ai entendu Jaurès aux assemblées populaires de Paris, aux Congrès internationaux, aux commissions des Congrès. Et toujours je croyais l’entendre pour la première fois. En lui aucune routine : se cherchant, se trouvant lui-même, toujours et inlassablement mobilisant à nouveau les forces multiples de son esprit, il se renouvelait sans cesse et ne se répétait jamais. Sa force puissante, naturelle, s’alliait à une douceur rayonnante qui était comme un reflet de la plus haute culture morale. Il renversait les rochers, tonnait, ébranlait, mais ne s’étourdissait jamais lui-même, était toujours sur ses gardes, saisissait admirablement l’écho qu’il provoquait dans l’assemblée, parait les objections, balayant quelquefois impitoyablement tel un ouragan, toute résistance sur son chemin, parfois écartant tous les obstacles avec magnanimité et douceur comme un maître, un frère aîné. Ainsi le marteau-pilon gigantesque réduit en poussière un bloc énorme ou enfonce avec précision un bouchon dans une bouteille sans la briser.

Paul Lafargue, marxiste et adversaire de Jaurès, l’appelait un diable fait homme. Cette force diabolique, ou pour mieux dire « divine », s’imposait à tous, amis ou ennemis. Et fréquemment, fascinés et admiratifs comme devant un grandiose phénomène de la nature, ses adversaires écoutaient suspendus à ses lèvres le torrent de son discours qui roulait irrésistible, éveillant les énergies, entraînant et subjuguant les volontés.

Il y a trois ans, ce génie, rare présent de la nature à l’humanité, a péri avant d’avoir donné toute sa mesure. Peut-être la fin de Jaurès était-elle nécessaire à l’esthétique de sa physionomie ? Les grands hommes savent disparaître à temps. Sentant la mort, Tolstoï prit un bâton, s’enfuit de la société qu’il reniait et s’en fut mourir en pèlerin dans un village obscur. Lafargue, épicurien doublé d’un stoïcien, vécut dans une atmosphère de paix et de méditation jusqu’à 70 ans, décida que c’en était assez et prit du poison. Jaurès, athlète de l’idée, tomba sur l’arène en combattant le plus terrible fléau de l’humanité et du genre humain : la guerre. Et il restera dans la mémoire de la postérité comme le précurseur, le prototype de l’homme supérieur qui doit naître des souffrances et des chutes, des espoirs et de la lutte.

Juillet 1917


[1] Trotsky pensait que Villain avait été l’instrument de « services », probablement tsaristes. Rien n’a été définitivement prouvé, dans un sens ou dans l’autre. Villain sera quant à lui abattu par des miliciens ouvriers aux Baléares où il s’était fixé lors de l’engagement de la guerre d’Espagne

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