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Le 25 décembre 1991, Mikhaïl Gorbatchev, ex-premier secrétaire du Parti communiste de l’Union Soviétique (PCUS), annonçait la dissolution de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Ce faisant, Gorbatchev prenait acte de la désintégration de l’Etat soviétique. La dictature stalinienne avait d’abord perdu le contrôle de ses Etats satellites d’Europe de l’Est – puis avait assisté, impuissante, à la fragmentation de l’Union en une multitude de Républiques indépendantes.

Ce cadeau de Noël plongea dans l’extase les bourgeoisies du monde entier. Leurs idéologues proclamèrent la « fin » du communisme, du socialisme, du marxisme – et même la « fin de l’Histoire ». Ils expliquaient que l’expansion de l’économie de marché allait apporter, dans son sillage, la prospérité et la démocratie. La fin de la Guerre froide allait permettre aux peuples de toucher « les dividendes de la paix ».

On connaît la suite. Au lieu de la « paix », une succession de guerres monstrueuses – et souvent génocidaires – a ravagé le monde : Yougoslavie, Rwanda, Irak, Congo, Afghanistan, etc. Puis, en 2008, la crise économique a rappelé que, loin d’être entré dans un « cycle vertueux » de croissance indéfinie, le capitalisme était toujours soumis aux lois analysées par Marx dans Le Capital. Quant aux peuples de l’ex-URSS, certains sont plongés, aujourd’hui, dans des guerres barbares et sans fin (comme au Karabakh ou en Ukraine). La plupart subissent le joug de régimes dictatoriaux ; tous sont frappés par la crise et le chômage. Dans certains cas, le marasme économique a provoqué un exode massif aux allures de catastrophe nationale : l’Estonie, par exemple, a perdu 15 % de sa population depuis 1991.

On comprend, dès lors, que la bourgeoisie mondiale ne commémore pas cet anniversaire avec beaucoup d’enthousiasme. 30 ans après sa « victoire », ses promesses de paix et de prospérité sont en lambeaux. En outre, loin d’être mort, le marxisme suscite de plus en plus d’intérêt dans les couches radicalisées de la jeunesse. Aux Etats-Unis, 30 % des jeunes ont une opinion positive du « communisme » ! Faute de pouvoir glorifier ce qu’elle a accompli, ces trois dernières décennies, la bourgeoisie se contente de jeter des tombereaux d’ordures sur le « communisme » et de mobiliser, pour ce faire, l’histoire de l’URSS.

En réponse, les marxistes doivent expliquer ce qu’était l’URSS et pourquoi elle s’est effondrée.

L’émergence de la bureaucratie

En 1917, la révolution d’Octobre porte la classe ouvrière au pouvoir. Les organes de ce pouvoir sont les soviets (« conseils », en russe). Les grands leviers de l’économie sont rapidement nationalisés et planifiés, dans le but de satisfaire les besoins de la population. Des progrès immenses sont accomplis en matière de droits humains : les femmes obtiennent la pleine égalité juridique et civique ; l’homosexualité est dépénalisée ; les minorités nationales et religieuses – jusqu’alors opprimées par le tsarisme – sont protégées. Le régime bolchevik permet même aux nations de l’ancien empire tsariste de constituer des Etats indépendants ou des Républiques soviétiques autonomes, au sein desquelles leur culture doit pouvoir s’épanouir librement.

Le Parti communiste (ex-parti « bolchevik ») est alors une organisation vivante et démocratique, animée de discussions et controverses intenses. Ses dirigeants considèrent la révolution russe comme le premier maillon de la révolution socialiste mondiale. Cependant, cette perspective internationaliste ne va pas se réaliser. Les révolutions qui éclatent en Allemagne, en Italie et en Hongrie sont trahies par les dirigeants « socialistes » et noyées dans le sang par la bourgeoisie. La Russie révolutionnaire reste isolée. C’est d’autant plus grave que son économie, très arriérée, a été ravagée par la Première Guerre mondiale et par la guerre civile qui a suivi la révolution. C’est dans ce contexte qu’émerge une bureaucratie, c’est-à-dire une couche de fonctionnaires privilégiés qui cherche à consolider ses privilèges.

Comme Trotsky l’explique dans La Révolution trahie (1936), cette bureaucratie puise son pouvoir, en dernière analyse, dans l’arriération de l’économie soviétique : « L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter. »

Cette bureaucratie s’organise et, de plus en plus, renforce son pouvoir et son autorité. Dans les soviets comme dans le parti, le vote et les élections sont remplacés par des décisions administratives venues d’en haut. La bureaucratie est également hostile à l’idée d’une révolution mondiale, qui risque de remettre en cause son pouvoir et ses privilèges. D’où les théories – profondément anti-marxistes – du « socialisme dans un seul pays » et de la « coexistence pacifique » de l’URSS avec le monde capitaliste. Enfin, la bureaucratie se trouve un chef et un protecteur suprêmes en la personne de Joseph Staline, qui réunit les « qualités » requises pour cette tâche : il a la légitimité d’un « vieux bolchevik », une poigne de fer – et aucun principe.

La répression stalinienne

Cette évolution suscite des oppositions. Avant de mourir en janvier 1924, Lénine mène une lutte acharnée contre la bureaucratie en général – et contre Staline en particulier. Cependant, à partir du milieu des années 1920, l’épuisement et la démoralisation de la classe ouvrière russe, suite aux défaites révolutionnaires à l’étranger, créent un climat très favorable à la bureaucratie. Les militants qui s’opposent à la bureaucratisation du régime sont persécutés, arrêtés, déportés et, finalement, assassinés. Cette répression culmine dans les grandes purges de 1936-1938, au cours desquelles périssent presque tous les dirigeants de la révolution de 1917. La démocratie ouvrière – si vivante sous Lénine – est morte.

Le pouvoir stalinien redoute toute dissension potentielle. Donc, la répression frappe aussi les minorités nationales. Elles sont privées de toute autonomie réelle. Certaines sont même déportées en masse. Dès les années 1930, des dizaines de milliers de Finnois de Carélie et près de 170 000 Coréens de l’Extrême-Orient russe sont déportés vers les steppes de l’Asie centrale. Après la guerre contre l’Allemagne nazie, des peuples entiers subissent des déportations « punitives » : ils sont accusés d’avoir « collectivement collaboré » avec les armées hitlériennes. Les Tatars de Crimée, les Tchétchènes et les Ingouches, entre autres, feront les frais de ces « transferts » massifs, qui se soldent par des centaines de milliers de morts et redessinent la carte des populations de l’URSS.

Après la mort de Staline, en 1953, la répression prend une forme moins démonstrative et moins massive. Les oppositionnels sont toujours réprimés, mais désormais un par un. Au lieu d’être déportés en Sibérie, nombre d’entre eux disparaissent dans des hôpitaux psychiatriques, où leur opposition politique est « traitée » par un gavage médicamenteux.

Lorsque la classe ouvrière conteste le pouvoir de la bureaucratie, elle est écrasée. A Novotcherkassk, en 1962, une grève est matée dans le sang par le régime de Khrouchtchev. L’armée soviétique intervient aussi dans les pays « satellites » d’Europe de l’Est. Les bureaucrates locaux, copies conformes de leurs maîtres moscovites, peuvent compter sur ceux-ci pour les défendre lorsqu’ils sont contestés par leur propre classe ouvrière. La révolution des conseils ouvriers de Budapest, en 1956, ou le Printemps de Prague, en 1968, sont écrasés sous les chenilles des chars soviétiques.

La nature de classe de l’URSS

Dès les années 1930, beaucoup de militants de gauche peinent à comprendre ce qui se passe en URSS. La situation y est inédite : le capitalisme a été aboli, l’économie est nationalisée et planifiée, mais la classe ouvrière n’exerce plus le pouvoir politique. C’est Léon Trotsky, devenu le principal animateur de l’opposition de gauche au stalinisme, qui pose les bases de l’analyse marxiste de l’URSS stalinienne.

Il faut d’abord souligner que la bureaucratie n’est pas une classe sociale à proprement parler. Contrairement à la bourgeoisie, les bureaucrates ne sont pas propriétaires des moyens de production, qui restent nationalisés. Le bureaucrate qui dirige une usine ne la possède pas. Son autorité vient de sa place dans l’appareil d’Etat. Ce statut peut lui être retiré par ses supérieurs. Nikita Khrouchtchev, chef suprême du régime entre 1953 et 1964, finira sa vie dans un petit appartement de la banlieue de Moscou, après avoir été écarté du pouvoir.

Par ailleurs, alors que les capitalistes s’approprient directement et légalement la plus-value produite par « leurs » travailleurs, ce n’est pas le cas des bureaucrates, qui bénéficient de salaires plus élevés et de privilèges légaux, mais s’enrichissent aussi par le vol, la corruption et le détournement des propriétés d’Etat. Engagé dès le début du régime stalinien, ce pillage de l’économie par la bureaucratie prend des proportions de plus en plus importantes. Il atteint des sommets sous Brejnev, dont le gendre organise le détournement de centaines de milliers de tonnes de coton pour les vendre à son compte sur le marché mondial.

Les rapports de production, en URSS, ne sont donc pas capitalistes. Cependant, il ne s’agit pas non plus d’un régime « socialiste » (ou communiste), car la bureaucratie a confisqué tout le pouvoir et aboli la démocratie ouvrière. C’est pourquoi Trotsky parlait d’un « Etat ouvrier dégénéré ». Il soulignait que la situation en URSS était analogue à ce qui se produit, dans un pays capitaliste, lorsqu’une dictature « bonapartiste » s’y installe : l’Etat s’émancipe alors, dans une certaine mesure, de l’autorité directe de la bourgeoisie. Le régime bonapartiste continue de défendre les intérêts de classe de la bourgeoisie, mais celle-ci n’exerce plus directement le pouvoir politique. Par analogie, les marxistes caractérisent l’URSS comme un régime de bonapartisme prolétarien : la classe ouvrière y est toujours la classe dirigeante, mais le pouvoir politique lui a été confisqué par la bureaucratie, qui la réprime – tout en défendant l’économie planifiée face aux menaces impérialistes. En effet, c’est la planification de l’économie qui constitue la base du pouvoir – et donc des privilèges – de la bureaucratie.

Le fardeau de la bureaucratie

Au-delà du vol pur et simple, le parasitisme de la bureaucratie mine la planification. Dans le capitalisme, les mécanismes du marché – à travers le chaos et les crises – opèrent une sélection : si les produits d’une entreprise se vendent bien, elle est viable ; s’ils ne se vendent pas bien (parce qu’ils sont trop chers ou de mauvaise qualité, etc.), l’entreprise fait faillite. Dans une économie planifiée, il n’y a pas de régulation par les mécanismes du marché. Ce sont les travailleurs eux-mêmes – à travers leurs représentants élus et révocables – qui doivent fixer les orientations de la planification à tous les niveaux. Les travailleurs doivent aussi en organiser l’application de façon démocratique, afin de corriger ce qui doit l’être. Comme l’expliquait Trotsky, la planification a besoin de la démocratie ouvrière comme le corps humain a besoin d’oxygène.

Or, dans l’URSS stalinienne, la démocratie ouvrière n’existe pas. La bureaucratie fixe les objectifs et les moyens de la planification indépendamment de tout contrôle des masses. Cela génère un gâchis énorme et croissant.

Ceci dit, la concentration de toutes les ressources du pays et la planification de l’économie nationalisée permettent à l’URSS d’atteindre des niveaux de développement inédits. Des villes entières sont construites, en quelques années, au milieu des steppes. Des dizaines de millions de personnes accèdent à une santé et une éducation gratuites. Alors que la Russie tsariste était la plus arriérée des grandes puissances, l’URSS devient un géant scientifique et technique, qui rivalise avec les pays capitalistes les plus avancés. Un tel progrès, à un rythme aussi rapide, n’a été possible que grâce au renversement du capitalisme. Cependant, ces mêmes progrès vont renforcer les tendances au rétablissement du capitalisme, au sein de la bureaucratie.

Tant que le développement économique prend la forme de tâches relativement « simples », comme la mise sur pied d’une industrie lourde, la bureaucratie est un obstacle relatif : le pays se développe malgré elle, grâce à la planification. Mais plus l’économie se développe, plus elle devient complexe, et plus le caractère bureaucratique du régime devient un obstacle absolu. Dans les années 60, la croissance économique ralentit de plus en plus ; dans les années 70, la stagnation s’installe.

Pour sauver l’économie planifiée, il fallait rétablir la démocratie ouvrière et laisser les travailleurs planifier eux-mêmes l’économie. Mais pour la bureaucratie, cela aurait signifié mettre fin à son pouvoir et à ses privilèges. De plus en plus de bureaucrates commencent donc à s’orienter vers le rétablissement du capitalisme : non seulement cela introduirait un « correctif » sur l’économie par le biais du marché, mais cela permettrait aux sommets de la bureaucratie de se transformer en une véritable classe capitaliste, jouissant légalement de ses privilèges et de « ses » usines – et pouvant même les léguer à ses enfants, comme n’importe quel patron. Dès les années 1930, Trotsky avait anticipé cette possibilité. Il prévenait que si elle n’était pas renversée par une mobilisation de la classe ouvrière, la bureaucratie finirait par restaurer le capitalisme.

De la Perestroïka à la thérapie de choc

Au milieu des années 1980, une couche de bureaucrates menée par Gorbatchev se lance dans la voie des réformes pour tenter de trouver une solution à la crise économique. Loin de chercher à renverser le stalinisme, sa politique de Perestroïka (« reconstruction ») cible les aspects les plus scandaleux du règne de la bureaucratie. Ses membres les plus corrompus font office de boucs émissaires. Dans le même temps, le régime accentue la pression sur les travailleurs en vue d’accroître leur productivité. Mais la crise est trop profonde pour qu’une telle politique produise des effets positifs.

Pour frapper les boucs émissaires, Gorbatchev est obligé d’admettre la possibilité de critiques, mêmes mesurées. En desserrant la vis, sa politique de Glasnost (« transparence ») libère toutes les contradictions qui avaient été étouffées, jusqu’alors. La bureaucratie centrale perd rapidement le contrôle de la situation. Les minorités nationales opprimées commencent à réclamer la restauration de leurs droits. Deux fractions d’opposition émergent au sein du Parti communiste : l’une, menée par Boris Eltsine, prône l’accélération des réformes et l’introduction d’éléments de capitalisme dans l’économie ; l’autre réclame au contraire un retour à la fermeté et au stalinisme « à l’ancienne ».

La bureaucratie se divise à tous les niveaux. Chaque caste dirigeante de chaque République entend gérer « son » économie à sa façon – et tondre pour son seul compte « sa » population. Dans cette tourmente, l’économie soviétique vacille. On voit même réapparaître le chômage.

A l’automne 1989, les dictatures staliniennes d’Europe de l’Est s’effondrent. Soumises aux mêmes contradictions économiques et politiques que la bureaucratie soviétique, leurs castes dirigeantes commencent à rétablir le capitalisme à leur profit. L’URSS se disloque. Alors que des Républiques soviétiques proclament leur indépendance, Eltsine réclame ouvertement le rétablissement du capitalisme. En août 1991, la fraction « dure » tente d’enrayer ce processus par un coup d’Etat militaire. Sans aucun appui dans la population, cette aventure échoue piteusement. Le pouvoir tombe entre les mains de la fraction pro-capitaliste d’Eltsine. Le 25 décembre 1991, Gorbatchev doit annoncer la fin de l’Union Soviétique.

Les quinze nouvelles Républiques indépendantes plongent immédiatement dans le chaos. Des guerres éclatent en Moldavie, en Asie centrale et dans le Caucase. Partout, la bureaucratie s’accapare ou vend au plus offrant les propriétés de l’Etat. Les nouveaux « oligarques » accumulent des fortunes colossales pendant que des millions d’ex-soviétiques sombrent dans la misère.

En 1992 et 1993, sur les conseils de « spécialistes » du FMI, Eltsine privatise presque intégralement l’économie. Cette « thérapie de choc » provoque un effondrement social généralisé. L’Etat et les entreprises deviennent la proie de mafias qui s’affrontent – parfois les armes à la main – pour se disputer les usines privatisées. A la fin des années 1990, un moscovite sur deux dépend des fruits de son potager pour survivre. L’espérance de vie a reculé de cinq ans : du jamais vu en temps de paix. Dans ce contexte, Vladimir Poutine se hisse au pouvoir en 1999 et instaure un régime de type bonapartiste (non plus prolétarien, mais bourgeois).

On peut s’interroger sur l’absence de résistance de la classe ouvrière. Pourquoi n’a-t-elle pas défendu l’économie planifiée, qui lui avait apporté tant de progrès ? La raison est simple : à la fin des années 1980, l’économie bureaucratiquement planifiée était embourbée dans la stagnation. Le niveau de vie des masses reculait. Par ailleurs, il n’existait aucune organisation capable de porter un programme sérieux de défense des conquêtes de 1917. Le Parti communiste n’incarnait que les intérêts (parfois contradictoires) de la bureaucratie. Sa fraction « dure » ne demandait pas la démocratie ouvrière ; elle réclamait un retour au stalinisme des années 1940. Elle craignait la classe ouvrière autant que le capitalisme. Sans organisation, les masses russes ont été vendues à la pièce par les oligarques.

Aujourd’hui, après 15 années de relative « stabilité », le régime de Poutine vacille sous le choc de la crise du capitalisme, comme en témoignent les mobilisations récentes contre une « réforme » des retraites et contre la fraude électorale. La corruption du régime et son caractère dictatorial suscitent de plus en plus de colère au sein des masses. Dans le même temps, un nombre croissant de jeunes et de travailleurs cherchent le chemin des idées d’Octobre 1917, comme en témoignent les succès de la section russe de la Tendance Marxiste Internationale. Tôt ou tard, la classe ouvrière russe renouera avec ces idées et avec le programme révolutionnaire du marxisme.

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