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Cet article a été écrit en avril 2021 par notre camarade Julien Arseneau, membre de La Riposte Socialiste la section canadienne de la TMI. Il aborde la question cruciale du rôle de la direction dans le mouvement ouvrier. Il s’appuie par moments sur des exemples tirés des luttes de classes au Québec, mais les leçons qu’il propose sont parfaitement valides ailleurs dans le monde.


Nous sommes plus nombreux que jamais à vouloir renverser le capitalisme par une révolution. Mais comment la classe ouvrière peut-elle y arriver ? Comment organiser une révolution socialiste ?

L’année 2020 a mis le monde sens dessus dessous. Le COVID-19 a révélé aux yeux de millions de gens la complète banqueroute du système capitaliste. Le mantra selon lequel nous sommes « tous dans le même bateau » est apparu comme le mensonge qu’il est. Partout dans le monde, les profits sont passés avant les besoins. Pendant que des millions de gens perdaient leur emploi, les riches ne se sont jamais autant enrichis. Aux Etats-Unis, le pays le plus riche de l’histoire humaine, des millions de gens souffrent de la faim.

La crise économique déclenchée par le COVID-19 s’ajoute à ce qui est une décennie perdue. Depuis la crise précédente, celle de 2008, l’austérité a ravagé les services publics, les travailleurs ont vu leurs salaires réels stagner ou baisser, tandis que la jeunesse est la première génération depuis la Deuxième Guerre mondiale à vivre plus pauvrement que ses parents.

C’est sur cette base que les idées socialistes font leur retour. Cette année, la Victims of Communism Foundation (« Fondation des victimes du communisme »), qu’on ne peut soupçonner d’avoir des préjugés favorables au marxisme, a publié son étude annuelle et a découvert que 49 % des jeunes de 16 à 23 ans (la « Génération Z ») ont une opinion favorable du socialisme, en hausse de 9 points depuis 2019. Ce chiffre est passé de 36 à 40 % parmi l’ensemble des Américains. Dans le pays du maccarthysme, 18 % de la Génération Z pense que le communisme est un système plus équitable que le capitalisme !

Ces chiffres ne sont pas aussi surprenants qu’on peut le penser. La jeune génération en particulier n’a connu rien d’autre que l’austérité, la dégradation des conditions de vie, le terrorisme, les interventions impérialistes et la destruction de l’environnement. L’âge d’or du capitalisme, les années 1960-70, est mort et enterré. Nous sommes plus nombreux que jamais à vouloir renverser le système capitaliste par une révolution.

Les conditions sont mûres

En réalité, cela fait bien longtemps que le système capitaliste est un frein au développement de l’humanité. Il y a bien longtemps qu’il aurait pu être renversé par une révolution menée par la classe ouvrière. Pourquoi est-ce que ce n’est pas encore arrivé ?

Ce n’est certainement pas parce que les conditions objectives pour construire une société socialiste basée sur l’abondance font défaut. Il ne fait aucun doute qu’au point de vue économique toutes les conditions sont réunies pour satisfaire les besoins humains. Nous avons les moyens de nourrir toute la population de la planète. La technologie et les connaissances existantes permettraient de satisfaire toutes les nécessités de la vie, en harmonie avec la nature. Les grandes compagnies comme Amazon et Walmart montrent qu’il serait possible d’organiser la production et la distribution à l’échelle mondiale. Beaucoup d’emplois pénibles ou dangereux pourraient tout à fait être assurés par des machines.

Marx expliquait que le système capitaliste « crée ses propres fossoyeurs » en développant la classe ouvrière – la classe qui construit les bâtiments qui nous entourent, qui produit les objets de consommation qui nous sont nécessaires, qui distribue les biens et services. Il expliquait également que le socialisme n’était pas simplement une bonne idée apparue dans l’esprit de quelques penseurs. Il a montré que, sous le capitalisme, la classe ouvrière peut mener la lutte pour établir une société socialiste en prenant le contrôle des moyens de production. Marx expliquait que cette classe devait s’organiser pour surmonter la résistance des patrons, des banquiers, des PDG et de leurs politiciens. Or, cette même classe sociale forme aujourd’hui (contrairement à l’époque de Marx) l’écrasante majorité de la société. Une fois mobilisée et déterminée à renverser le capitalisme, rien ne pourrait l’arrêter.

Pourquoi donc la classe ouvrière n’a-t-elle pas encore renversé le système capitaliste par une révolution ?

La faute aux travailleurs ?

Léon Trotsky, qui a été avec Lénine un des deux principaux dirigeants de la révolution russe, a écrit peu de temps avant sa mort un merveilleux petit texte intitulé Classe, parti et direction – Pourquoi le prolétariat espagnol a-t-il été vaincu ?

Comme l’indique le titre, le texte se penche sur la révolution espagnole de 1931-39, et sur les raisons de sa défaite. Nous examinerons plus loin cette révolution en détail. Il suffit pour l’instant de dire que, malgré des soulèvements nombreux, des initiatives spontanées par lesquelles les travailleurs prirent le contrôle des usines et les paysans le contrôle de leurs terres, malgré l’existence de puissantes organisations syndicales et une riche tradition de lutte, la classe ouvrière espagnole n’a pas réussi à prendre le pouvoir. Un régime fasciste mené par Francisco Franco a été instauré en 1939, et a duré jusqu’aux années 70.

Le texte de Trotsky, bien que court (son auteur a été assassiné avant d’avoir pu le terminer), constitue une mine de leçons sur ce qui peut expliquer la défaite d’une révolution – et sur la façon de préparer sa victoire. Ce texte devrait être lu par tous les socialistes d’aujourd’hui.

Classe, parti et direction débute par une polémique contre un petit journal français soi-disant marxiste, nommé Que faire ?. Dans un article, les rédacteurs de Que faire ? expliquaient la défaite de la révolution espagnole par « l’immaturité » de la classe ouvrière. Si la révolution espagnole avait échoué, la faute en revenait donc aux masses espagnoles elles-mêmes.

Cette idée de blâmer les masses est très répandue dans le mouvement ouvrier aujourd’hui. Effectivement, pour beaucoup de personnes à gauche, si le capitalisme n’a pas encore été renversé, c’est à cause de la classe ouvrière elle-même. Elle serait trop « faible » pour changer le monde. C’était l’une des explications avancées par certains gauchistes pour expliquer que la révolution vénézuélienne, qui dure depuis le début des années 2000, n’a pas été menée à terme. Malgré une mobilisation historique contre le coup d’Etat de 2002, alors qu’elle a voté à de multiples reprises pour le Parti socialiste (PSUV) d’Hugo Chavez, alors que de nombreux travailleurs ont pris le contrôle de leurs lieux de travail, et alors qu’elle a résisté à de nouveaux coups d’Etat depuis 2019, il se trouve encore des gens pour dire que la classe ouvrière du Venezuela est trop faible. 

Par exemple, dans un article sur « L’économie politique de la transition vers le socialisme », Jesús Farías, membre dirigeant du PSUV, affirmait :

« Nous pouvons dire, sans craindre de nous tromper, que l’un des principaux obstacles au développement accéléré des transformations sociales de notre pays se trouve dans la faiblesse organisationnelle, politique et idéologique de la classe ouvrière, incapable de jouer son rôle comme principal moteur du progrès social. »

Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des Finances dans le gouvernement de Syriza en Grèce en 2015, est un autre exemple de cette tendance. Varoufakis s’était exprimé clairement dans un article de 2013 au titre assez étrange : « Comment je suis devenu un marxiste erratique ». Se disant « marxiste », il affirmait pourtant que la crise en Europe était « porteuse non d’une solution de rechange progressiste, mais de forces radicalement régressives. » Il écrivait cela alors que la classe ouvrière grecque avait mené 30 grèves générales depuis 2008 ! N’ayant aucune confiance dans la classe ouvrière et ne voyant que la possibilité de « régression », il affirmait que la seule option était de créer une vaste coalition « incluant des gens de droite » afin de sauver l’Union européenne, et de « sauver le capitalisme de lui-même. »

D’autres journalistes, intellectuels et personnalités soi-disant de gauche affirment que la classe ouvrière ne veut pas du changement, n’est pas attirée par un programme « de gauche ». C’est le cas de Paul Mason, un journaliste britannique réputé.

En Grande-Bretagne, des centaines de milliers de gens ont rejoint le Labour Party avec enthousiasme depuis que Jeremy Corbyn, qui se dit « socialiste », est devenu son dirigeant en 2015. Depuis sa défaite électorale de 2019, Corbyn n’est plus à la tête du parti ; son aile droite en a repris le contrôle sous la férule de Sir Keir Starmer. Celui-ci a commencé immédiatement à purger la gauche du parti.

Mason, tentant de tirer les leçons de la défaite de Corbyn, affirme que pour la « classe ouvrière traditionnelle » en Grande-Bretagne, certaines « parties du programme de la gauche sont repoussantes : la défense des droits de l’homme, les politiques sociales généralisées, et par-dessus tout l’antimilitarisme et l’anti-impérialisme. » Des politiques sociales généralisées, quelle horreur ! Il ajoute : « Est-ce que ça sert à quelque chose de donner un message d’espoir à un électorat qui est devenu terrifié à l’idée du changement ? »

Ici, le problème est donc, d’après lui, que les travailleurs ne veulent pas de changement, et sont terrifiés à l’idée même du changement. La conclusion logique pour Mason est donc de soutenir Keir Starmer, le leader modéré du Labour Party britannique. Mason a complètement perdu confiance dans la capacité de la classe ouvrière à changer la société – en admettant qu’il ait eu un jour cette confiance.

Le point commun à toutes ces idées, c’est que, d’après elles, les travailleurs ne veulent pas ou ne peuvent pas changer la société.

Ces idées sont révélatrices du fait que ces gens n’ont aucune confiance dans la classe ouvrière pour faire une révolution, pour changer la société et la diriger elle-même. Ces idées sont promues par des journalistes, des libéraux, des universitaires. Cependant, elles s’infiltrent aussi dans le mouvement ouvrier, notamment par l’intermédiaire de la bureaucratie syndicale. Les dirigeants des syndicats accusent en effet eux aussi les travailleurs de ne pas vouloir se mobiliser.

Une crise de la direction

Qu’est-ce que les marxistes répondent à ces arguments ? Et pourquoi en réalité la classe ouvrière n’a-t-elle pas encore renversé le capitalisme ?

Pour les marxistes, il faut partir du rôle fondamental de la classe ouvrière dans la transformation de la société. Les marxistes n’ont rien en commun avec le pessimisme et le cynisme de ces intellectuels et journalistes qui méprisent les travailleurs. La classe ouvrière n’est pas « trop faible » pour renverser le capitalisme. Et la réalité est qu’à d’innombrables reprises durant le siècle écoulé, les travailleurs se sont soulevés pour renverser leurs exploiteurs et changer la société. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour y arriver.

Mais presque à chaque fois, ce sont les dirigeants du mouvement ouvrier, des syndicats ou des partis ouvriers, qui ont freiné le mouvement. Ils ont fait des compromis avec la classe dirigeante, plutôt que de tenter de la renverser et de prendre le pouvoir. Des dizaines de révolutions ont été ainsi arrêtées par la direction du mouvement. Dans son Programme de transition (1938), Léon Trotsky affirmait avec justesse : « La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

Cependant, il ne faut pas pour autant tomber dans une caricature de cette position. Les marxistes ne pensent pas que les travailleurs sont toujours prêts pour une révolution, qu’ils attendent simplement que des dirigeants socialistes leur montrent la voie à suivre. Affirmer que la direction du mouvement ouvrier est un obstacle ne veut pas dire que si l’on avait des marxistes à la tête des syndicats, si nous avions une organisation révolutionnaire à la tête du mouvement ouvrier, alors une révolution éclaterait immédiatement et réussirait automatiquement à renverser le capitalisme.

Il n’est pas vrai que les travailleurs sont toujours prêts à lutter et attendent simplement de bons dirigeants. Un mouvement de masse ne se produit pas sur un simple claquement de doigts. Néanmoins, l’histoire montre qu’il arrive des moments critiques, où les masses entrent en lutte – des révolutions. Les questions importantes pour tout militant qui souhaite changer le monde sont donc : comment pouvons-nous organiser notre classe, la classe ouvrière, pour qu’elle renverse le capitalisme ? Quel est le rôle des marxistes dans ce processus ? Comment s’y préparer ?

Conscience de classe

La conscience de classe des travailleurs n’évolue pas en ligne droite.

C’est par un long processus historique que les travailleurs en sont venus à la nécessité de s’organiser. Des syndicats sont apparus pour défendre les travailleurs dans leurs luttes constantes contre les patrons. Ensuite, les travailleurs ont créé des organisations, des partis, afin d’exprimer leurs revendications politiques. Marx expliquait que, sans organisation, la classe ouvrière n’est que de la matière première brute pour l’exploitation capitaliste. Durant son histoire de luttes, la classe ouvrière participe à la politique, à travers ses syndicats ou ses autres organisations. Ce processus est inégal et différent d’un pays à l’autre.

En venir à la conclusion qu’il faut s’organiser est une chose – en arriver à la conclusion qu’il faut une révolution pour renverser le capitalisme en est une autre. La classe ouvrière, quand elle entre en lutte, n’en vient pas automatiquement à des conclusions révolutionnaires.

En fait, la conscience humaine n’est pas quelque chose de révolutionnaire. Elle est généralement très conservatrice. Les gens s’accrochent aux vieilles idées, aux traditions, au confort de ce qui est déjà connu, et souhaitent simplement pouvoir vivre en paix dans des conditions décentes. Qui peut en vouloir aux travailleurs de penser ainsi ? Personne ne souhaite voir sa vie bouleversée et les travailleurs ne prennent pas un emploi pour pouvoir se mettre en grève.

Les révolutions sont des moments d’exception, inévitables dans l’histoire. Les travailleurs ne sont pas constamment en lutte, bien au contraire.

Toutefois, il vient des moments où le statu quo n’est tout simplement plus supportable. Des millions de gens n’en peuvent plus. L’austérité frappe les travailleurs. Le coût de la vie monte alors que les salaires stagnent. Les services publics sont privatisés. Les riches deviennent plus riches, au vu et au su de tous.

Ce ne sont pas les révolutionnaires ou les marxistes qui déclenchent les révolutions. C’est le capitalisme qui crée les conditions qui forcent des millions de gens à se révolter. Des millions de travailleurs, apathiques un jour, sont dans la rue le lendemain. La conscience d’hier, qui était en retard sur les événements, rattrape la réalité d’un seul coup. Et c’est alors que les révolutions se produisent.

Bien souvent, une révolution commence par un « accident ». Les révolutions arabes de 2010-2011 ont commencé en Tunisie avec le suicide d’un jeune vendeur de rue qui s’était immolé devant des bureaux officiels. C’est la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Un mouvement de masse s’en est suivi. Il a culminé avec le renversement de la dictature de Ben Ali. Le mouvement s’est ensuite étendu à l’Égypte, puis à tout le monde arabe. La colère accumulée depuis des décennies n’avait besoin que d’une étincelle pour exploser. Dans presque chaque révolution, on peut trouver un événement semblable.

Qu’est-ce qu’une révolution ? Trotsky, dans son Histoire de la révolution russe, explique :

« Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’Etat, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. »

Cette citation résume parfaitement l’essence d’une révolution. Ce sont avant tout les masses, c’est-à-dire aujourd’hui les travailleurs, qui entrent sur la scène de l’histoire.

Si on étudie le siècle écoulé, voire même un peu plus, on s’aperçoit que ce ne sont pas les révolutions qui ont manqué. En réalité, pas une décennie n’est passée sans qu’il y ait au moins une révolution majeure : les révolutions russes de 1905 puis de 1917 ; la révolution allemande de 1923 et la révolution chinoise de 1925-27 ; la révolution espagnole de 1931-39, les grèves de masse en France en 1936 ; la vague révolutionnaire en Italie, en Grèce, en France entre 1943 et 1945 et la révolution chinoise de 1949 ; la révolution en Hongrie en 1956 ; mai 68 en France ; la révolution chilienne de 1970-73, la révolution au Portugal en 1974 ; la révolution sandiniste au Nicaragua de 1980-83, la révolution au Burkina Faso de 1983-87 ; le renversement révolutionnaire de la dictature en Indonésie en 1998 ; la révolution au Venezuela sous Hugo Chavez dans les années 2000 ; les révolutions arabes de 2011.

Et la liste pourrait être encore bien plus longue. L’histoire est ponctuée de moments où les masses n’en peuvent plus, et descendent dans la rue pour prendre leur destinée en main.

On peut comparer les révolutions aux tremblements de terre. Personne ne peut prédire avec exactitude quand un tremblement de terre aura lieu. Mais nous pouvons étudier les plaques tectoniques, et identifier les endroits où les conditions sont réunies pour qu’il y ait un tremblement de terre. Les tremblements de terre ne sont pas fréquents mais, en dernière analyse, ils sont inévitables.

C’est la même chose avec les révolutions. Personne ne peut prédire avec exactitude l’éclatement d’une révolution. Mais nous pouvons étudier les conditions économiques, constater la montée de la colère chez les travailleurs, et prévoir l’ouverture d’une période révolutionnaire.

La différence, c’est qu’une révolution est faite par des êtres humains. Nous pouvons donc nous y préparer, et pouvons jouer un rôle pour qu’elle se termine victorieusement. Comment ?

Spontanéité

Comment se passent concrètement les révolutions ? Si les travailleurs pouvaient simplement renverser le capitalisme d’un seul coup, il ne serait pas nécessaire de théoriser sur le sujet de la révolution. Il n’y aurait aucun besoin de débattre d’idées, de programmes, de mesures concrètes, dans le mouvement ouvrier. Il n’y aurait aucune nécessité de créer des organisations qui défendent un programme ou un autre.

Chez les anarchistes, on insiste beaucoup sur la spontanéité des mouvements de masse. Les différentes théories anarchistes reviennent presque toutes à l’idée que les masses peuvent spontanément en arriver à instaurer une société sans classe. Kropotkine par exemple, dans son article le plus célèbre sur l’anarchisme, explique que sa contribution a été « d’indiquer comment, lors d’une période révolutionnaire, une grande ville – si ses habitants ont accepté l’idée – pourrait s’organiser sur la base du communisme libertaire. » Il laisse entendre que les travailleurs pourraient spontanément renverser le capitalisme dans une révolution. Kropotkine n’explique cependant pas comment les habitants « acceptent l’idée » du communisme.

Il n’y a aucun doute qu’il y a un élément de spontanéité dans tous les mouvements de masse, dans toutes les révolutions. C’est même une force au début. Spontanément, des millions de gens qui, la veille, ne s’impliquaient pas en politique sont dans la rue, et prennent par surprise la classe dirigeante. La plupart du temps, l’éclatement d’une révolution surprend même les révolutionnaires expérimentés. Au moment de la révolution de février 1917 en Russie, les bolcheviks étaient si en retard sur les événements qu’au premier jour des manifestations, ils conseillaient aux travailleurs de ne pas sortir dans la rue !

Mais est-ce que cette spontanéité suffit pour renverser le capitalisme ? L’histoire nous montre que non.

Et en réalité, dans chaque lutte et dans chaque révolution, aussi spontanés que ces événements aient l’air, un groupe ou des individus donnent une direction au mouvement, jouent un rôle dirigeant.

Qu’on le veuille ou non, les masses de travailleurs s’expriment à travers des organisations ou, à défaut, à travers des individus qui jouent le rôle de dirigeants après avoir gagné la confiance de leurs pairs.

Même dans un mouvement en apparence spontané, quelqu’un a bien dû prononcer le discours qui convainc ses collègues d’entrer en grève lors d’une assemblée générale. Une organisation ou un individu a bien dû écrire le tract qui donne des arguments aux travailleurs pour mener une grève. Une organisation ou des individus ont dû avancer l’idée d’occuper l’usine ou le lieu de travail. Tout cela ne tombe pas du ciel.

Inversement, dans le mouvement ouvrier, des organisations ou des individus peuvent exercer leur autorité pour freiner la lutte. Ils pourront avancer des arguments en faveur de l’arrêt de la grève ou pour s’opposer à l’occupation du lieu de travail, au nom du respect de la propriété privée des patrons.

Le résultat de cette lutte d’idées et de méthodes de lutte n’est pas décidé à l’avance. Tous les travailleurs ne tirent pas les mêmes conclusions en même temps. Une minorité réalisera la nécessité d’une occupation d’usine, d’une grève générale, etc., avant les autres. Dans une révolution, une minorité comprendra plus tôt que la possibilité existe pour les travailleurs de prendre le contrôle de l’économie. C’est son rôle de s’organiser pour réussir à convaincre le reste des travailleurs.

Même dans un mouvement qui semble spontané, des organisations vont inéluctablement finir par donner une direction.

Comme l’explique Trotsky dans Classe, parti et direction :

« L’histoire est un processus de lutte de classes. Mais les classes ne pèsent pas de tout leur poids automatiquement ni simultanément. Dans le processus de la lutte, les classes créent des organes différents qui jouent un rôle important et indépendant, et sont sujets à des déformations […] Dans les moments cruciaux de tournants historiques, la direction politique peut devenir un facteur aussi décisif que l’est celui du commandant en chef aux moments critiques de la guerre. L’histoire n’est pas un processus automatique. Autrement, pourquoi des dirigeants ? Pourquoi des partis ? Pourquoi des programmes ? Pourquoi des luttes théoriques ? »

Les différentes tendances du mouvement ouvrier s’expriment à travers différentes organisations. Les marxistes, eux aussi, veulent s’organiser – et créer un parti révolutionnaire.

Qu’est-ce que le parti révolutionnaire ?

Le terme « parti » a une connotation négative auprès de certaines couches du mouvement ouvrier et de la jeunesse. Et pour cause ! Les partis politiques existants font tout pour être repoussant à leurs yeux. Même les partis qui se disent les plus à gauche se plient aux diktats des banques, une fois au pouvoir, et font le sale boulot des capitalistes, parfois de manière plus brutale encore que la droite. Ce fut encore le cas lors d’un des plus récents exemples de gouvernements de gauche « radicale », celui de Syriza en Grèce en 2015.

Lorsque les marxistes parlent de la nécessité d’un parti révolutionnaire, nous n’avons pas en tête une machine électorale et parlementaire. Un parti, c’est avant tout des idées, un programme basé sur ces idées, des méthodes pour appliquer ce programme et ensuite seulement une structure, une organisation capable de diffuser ce programme dans le mouvement.

Comme nous l’avons déjà expliqué, la tendance à l’organisation est instinctive dans la classe ouvrière, ce qui mène à la formation de syndicats et de partis. Les différentes tendances du mouvement ouvrier s’expriment à travers différentes organisations ou groupes.

La nature des syndicats les pousse à rassembler le plus de travailleurs possible. Qui pourrait proposer que les syndicats n’incluent que les travailleurs révolutionnaires ? Ce seraient là de bien faibles syndicats. Or, un parti révolutionnaire doit être composé bien différemment des syndicats.

Dans sa « Lettre à un syndicaliste français à propos du parti communiste », Trotsky explique :

« Comment doit être composé ce groupe d’initiative ? Il est clair qu’il ne peut être constitué par un groupement professionnel ou territorial. Il ne s’agit pas de métallurgistes, de cheminots, ni de menuisiers avancés, mais des membres les plus conscients du prolétariat de tout un pays. Ils doivent se grouper, élaborer un programme d’action bien défini, cimenter leur unité par une rigoureuse discipline intérieure, et s’assurer ainsi une influence directrice sur toute l’action militante de la classe ouvrière, sur tous les organes de cette classe, et avant tout sur les syndicats. »

Ce ne sont pas toutes les couches de la classe ouvrière et de la jeunesse qui tirent les mêmes conclusions en même temps. Certains travailleurs croient que le capitalisme est le mieux qu’ils puissent espérer. D’autres n’aiment pas le capitalisme, mais ne pensent pas qu’il soit possible de le renverser. D’autres sont tout simplement indifférents. Mais d’autres en viennent à la conclusion que la lutte pour le socialisme est nécessaire. Après être arrivés à cette conclusion, ils essaieront nécessairement d’orienter le mouvement ouvrier dans cette direction.

Naturellement, la tâche de cette minorité socialiste (ce que Trotsky appelle les « cadres ») sera de s’organiser pour gagner la confiance des autres couches de la classe ouvrière dans la lutte. Cette tâche sera d’autant plus efficace si cette minorité est regroupée dans une organisation dotée d’un programme commun.

Dans « Discussion sur le Programme de transition », Trotsky explique que le programme d’un parti, c’est l’équivalent de l’outil d’un travailleur :

« Maintenant, qu’est-ce que le parti ? En quoi consiste sa cohésion ? Cette cohésion consiste en une compréhension commune des événements, des tâches, et cette compréhension commune, c’est cela le programme du parti. Tout comme les ouvriers actuels peuvent encore bien moins travailler sans outils que ne le pouvaient les humains au temps de la barbarie, pour le parti également, le programme est son instrument. Sans le programme, l’ouvrier doit improviser son outil, trouver des outils de fortune qui entrent en contradiction l’un par rapport à l’autre. »

Un programme et une organisation doivent être bâtis à l’avance, avant une révolution, tout comme l’outil d’un travailleur doit exister et être conforme avant que celui-ci se mette à la tâche.

La révolution espagnole : une classe sans parti ni direction révolutionnaires

Que se passe-t-il lorsqu’il n’y a pas de direction révolutionnaire, quand il n’existe pas d’organisation révolutionnaire ? Ou quand les organisations existantes s’opposent au mouvement ?

Classe, parti et direction de Trotsky porte sur la défaite de la révolution espagnole de 1931-39. Cet inspirant événement est sans doute l’exemple le plus tragique de ce qui se produit quand une classe fait tout ce qu’elle peut pour renverser le capitalisme alors qu’il n’y a pas de direction révolutionnaire, ou quand les organisations qui existent refusent de prendre le pouvoir.

La crise des années 30 avait durement frappé l’Espagne. La classe ouvrière et les paysans croulaient sous une pauvreté accablante. Leurs conditions de vie avaient été réduites à un état misérable par les propriétaires fonciers et les capitalistes (souvent la même personne). En 1931, devant la colère montante des masses, la classe dirigeante a été obligée de sacrifier la monarchie, et la République fut proclamée. Mais, en elle-même, la transition vers une République démocratique n’avait rien réglé des problèmes de la classe ouvrière et des paysans pauvres.

En février 1936, après deux années de gouvernement de droite, les masses portent au pouvoir le Front populaire. Ce gouvernement est composé des socialistes, des communistes, du POUM (un parti qui se disait marxiste, mais qui oscillait en réalité constamment entre révolution et réformisme) et a même l’appui des anarchistes qui dirigent la principale centrale syndicale, la CNT. Ces partis ouvriers incluent aussi dans le Front populaire les républicains bourgeois. La présence de partis capitalistes force le gouvernement à modérer son programme, à ralentir les réformes en faveur des paysans et des travailleurs, à laisser la propriété bourgeoise intacte. Le gouvernement de Front populaire va même jusqu’à réprimer les travailleurs en lutte.

Sans attendre les réformes promises par le Front populaire, les travailleurs mettent en place eux-mêmes la semaine de 44 heures, des hausses de salaire, et libèrent les prisonniers politiques emprisonnés sous le précédent gouvernement de droite. Entre février et juillet 1936, chaque grande ville espagnole vit au moins une grève générale. Un million de travailleurs sont en grève début juillet 1936.

Le mouvement ouvrier va alors trop loin pour les capitalistes. Le 17 juillet 1936, le général Francisco Franco commence un soulèvement fasciste, avec l’appui des industriels et des propriétaires terriens espagnols. Le but est de renverser le gouvernement, de détruire les syndicats, les partis ouvriers, et d’instaurer un gouvernement fort pour que les capitalistes puissent continuer l’exploitation des travailleurs et paysans sans que ceux-ci ne soient constamment en lutte. Face au coup d’Etat fasciste, les partis du Front populaire refusent d’armer les travailleurs pour résister.

Malgré ce refus, les travailleurs font spontanément tout ce qu’ils peuvent pour repousser les fascistes. Ils s’emparent de bâtons, de couteaux de cuisine et de toutes les armes à leur portée, fraternisent avec les soldats, investissent les casernes pour y trouver de vraies armes. Les travailleurs mettent sur pied des milices ouvrières, qui prennent la place de la police bourgeoise. En plus de ces mesures de défense « militaire » contre le fascisme, les travailleurs prennent des mesures économiques. En Catalogne, les transports et les industries passent presque complètement aux mains de comités ouvriers et de comités d’usine. À côté du gouvernement central à Madrid et du gouvernement autonome de Catalogne, un autre pouvoir, celui des travailleurs, est en train de naître.

Mais que se passe-t-il alors ? Tous les partis en présence et leurs dirigeants – les socialistes, les communistes, le POUM, et la CNT anarchiste – font tout pour enrayer le mouvement. En Catalogne, ils contribuent à démanteler les comités ouvriers. Les socialistes et les communistes se démènent pour conseiller aux travailleurs de rentrer chez eux, de ne pas occuper les usines, et de laisser le gouvernement bourgeois mener la lutte contre le fascisme. Le POUM se place à la remorque des autres organisations du Front populaire, et rentre même au gouvernement bourgeois catalan à l’automne 1936, en approuvant les politiques visant à ralentir la révolution.

L’attitude des dirigeants anarchistes de la CNT est particulièrement intéressante. La CNT s’est alors même vantée dans un de ses journaux du fait qu’elle aurait pu prendre le pouvoir mais ne l’a pas fait : « Si nous avions voulu prendre le pouvoir, nous aurions pu l’accomplir en mai [1937] avec certitude. Mais nous sommes contre la dictature. »

Comme ils étaient anarchistes et donc hostiles au pouvoir « en général », les dirigeants de la CNT ont refusé de consolider la démocratie ouvrière naissante. L’occasion a été manquée. Mais ces mêmes anarchistes, qui venaient de refuser de prendre le pouvoir au nom de la classe ouvrière, n’avaient par contre aucune réticence à rentrer dans le gouvernement bourgeois de Catalogne ! Cela ne s’invente pas.

Les travailleurs ont été entièrement démoralisés. Cette tragique histoire s’est terminée par la victoire de Franco et des fascistes dans la guerre civile de 1936-39.

Pourquoi la révolution espagnole a-t-elle été vaincue ?

Les travailleurs ont spontanément repoussé les fascistes et pris le contrôle des entreprises, surtout en Catalogne. Les travailleurs allaient dans la bonne direction. Mais les dirigeants des organisations de la classe ouvrière se sont tous opposés au mouvement des masses. Comme l’explique Trotsky dans Classe, parti et direction, dans une telle situation, il n’est pas simple pour la classe ouvrière de surmonter le conservatisme de ses dirigeants. Il faut qu’une solution de rechange existe déjà :

« Il faut n’avoir rien compris de tout ce qui touche aux rapports entre la classe et le parti, entre les masses et leurs dirigeants, pour répéter la phrase creuse selon laquelle les masses espagnoles n’ont fait que suivre leur direction. Tout ce que l’on peut dire là-dessus, c’est que les masses, qui ont sans cesse tenté de se frayer un chemin vers la voie juste, ont découvert que la construction, dans le feu même du combat, d’une nouvelle direction, répondant aux nécessités de la révolution, était une entreprise qui dépassait leurs forces. Nous sommes en présence d’un processus dynamique dans lequel les différentes étapes de la révolution se succèdent rapidement, au cours duquel la direction, voire différents secteurs de la direction, désertent et passent d’un seul coup du côté de l’ennemi de classe… »

Et plus loin :

« Mais, même quand l’ancienne direction a révélé sa propre corruption interne, la classe ne peut pas improviser immédiatement une direction nouvelle, surtout si elle n’a pas hérité de la période précédente des cadres révolutionnaires solides capables de mettre à profit l’écroulement du vieux parti dirigeant. »

Une question actuelle

La révolution espagnole est loin d’être un exemple isolé ou qui appartient au passé.

Aussi récemment qu’en 2019, une vague révolutionnaire a déferlé sur l’Amérique latine, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Le Chili, l’Équateur, la Colombie, l’Irak, le Liban, l’Algérie et le Soudan ont tous connu des grèves générales, des mouvements de masse ou des révolutions. Et partout, cette même question de la direction révolutionnaire s’est posée, et son absence a marqué les événements.

Le cas du Soudan est particulièrement frappant. En décembre 2018, un mouvement de masse éclate contre le dictateur Omar al-Bashir. La pauvreté extrême, l’austérité imposée par le FMI, le chômage massif ont poussé les masses à prendre les rues. Une place a même été occupée par une masse de révolutionnaires dans la capitale, Khartoum.

Un article du Financial Times expliquait :

« On ne peut pas savoir à coup sûr ce qu’on ressentait en 1917 en Russie quand le tsar a été renversé, ou en France en 1871 dans les jours enivrants d’idéalisme de l’éphémère Commune de Paris. Mais ça devait ressembler à Khartoum en avril 2019. »

Nous étions devant une véritable révolution ! Au mois d’avril 2019, la classe dirigeante a été forcée d’abandonner le dictateur. Un conseil militaire de transition (CMT) a été formé pour s’assurer que l’armée garde le pouvoir.

La principale organisation derrière les manifestations était l’Association des professionnels soudanais (APS). Cette organisation a appelé à manifester, et a même appelé à une grève générale vers la fin du mois de mai, pour exiger que l’armée abandonne le pouvoir. Cette grève a complètement paralysé le pays.

Début juin, le régime a envoyé des milices attaquer brutalement le campement révolutionnaire de Khartoum. Les travailleurs soudanais n’ont pas pris peur, au contraire : une autre grève générale a été organisée par l’APS, paralysant encore une fois le pays. Des comités de résistance ont été créés.

Nous avions ici une vraie possibilité pour les travailleurs de prendre le pouvoir, de prendre le contrôle de l’économie. Mais au lieu de cela, l’APS a appelé à mettre fin à la grève. Puis, elle a négocié un compromis avec le CMT : une « transition » de trois ans avant que des élections ne soient organisées. Résultat : deux ans plus tard, l’armée est toujours au pouvoir, et la misère continue.

Qu’est-ce qui a manqué pour que la révolution soit victorieuse ? Les travailleurs ont fait deux grèves générales, ont occupé massivement une place publique malgré la répression de l’armée, et ont formé des comités de base pour organiser le mouvement. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour prendre le pouvoir.

Mais la principale organisation qui avait de l’autorité sur les masses a fait un compromis avec l’armée plutôt que de prendre le pouvoir. Comme nous l’avons déjà expliqué, dans une telle situation, on ne peut pas construire une organisation nouvelle sur le tas.

Qu’on le veuille ou non, la question de la direction est une réalité cruciale. On ne peut pas échapper à la nécessité de devoir s’organiser. Si le mouvement ouvrier est doté d’une mauvaise direction, qui pousse les organisations de la classe ouvrière à retenir le mouvement en arrière, la tâche qui se pose est de construire à l’avance une solution de rechange – un authentique parti révolutionnaire.

La révolution russe de 1917

Dans une discussion sur le rôle d’un parti révolutionnaire, il est impossible de passer sous silence la révolution russe de 1917.

Ce n’est pas pour rien que les marxistes consacrent beaucoup de temps à l’étude de cette révolution. Pour la première fois de l’histoire, si l’on excepte le bref épisode de la Commune de Paris de 1871, les travailleurs et les opprimés ont pris le pouvoir, renversé le capitalisme, et fait les premiers pas en vue d’établir une démocratie ouvrière et une société socialiste. Pour forger les victoires futures, les révolutionnaires doivent étudier celles du passé.

La victoire des travailleurs russe en octobre 1917 n’est pas tombée du ciel.

En février 1917, la guerre mondiale ravageait la Russie. Les travailleurs et les paysans en uniforme au front ne voulaient plus se battre pour une cause qui n’était pas la leur. Les travailleurs dans les usines, et leurs familles mouraient de faim. Le statu quo n’était plus tenable. À l’initiative des ouvrières de Petrograd, les travailleurs de la ville entrèrent en grève, et au bout d’une semaine de mobilisation de masse, le tsar fut contraint à l’abdication.

Le Soviet (« conseil » en russe) de Petrograd fut alors formé, et les soviets se multiplièrent partout en Russie. Les soviets étaient des comités de grève élargis, qui commençaient à prendre en main le fonctionnement de la société. Dans les faits, c’était alors eux qui tenaient le pouvoir entre leurs mains.

Mais à côté des soviets, la bourgeoisie s’arrangea pour que soit formé un gouvernement provisoire, soucieux de maintenir le capitalisme en place. Cette situation de « double pouvoir » durera jusqu’en octobre.

Entre février et octobre, à travers les hauts et les bas de la révolution, le gouvernement provisoire démontra qu’il n’avait aucune intention de satisfaire les revendications des masses : la paix (la guerre mondiale faisait alors rage), le pain pour les travailleurs et la terre pour les paysans.

Au sein des soviets, les partis réformistes de l’époque, les socialistes-révolutionnaires (SR) et les mencheviks avaient la confiance de la majorité des travailleurs et des paysans pendant les premiers mois de la révolution. Ils se servaient de leur position pour que les soviets appuient le gouvernement provisoire bourgeois. Ils sont même entrés dans ce gouvernement. Les mencheviks et les SR croyaient qu’il était « trop tôt » pour que la classe ouvrière prenne elle-même le pouvoir, qu’il fallait le laisser à la bourgeoisie, et que la lutte pour le socialisme se poserait plus tard.

Au fil des mois, les mencheviks et les SR se sont complètement discrédités aux yeux des travailleurs, des soldats et des paysans. C’est vers les bolcheviks, menés par Lénine et Trotsky, que ces derniers se tournèrent alors. Ayant passé des mois à expliquer patiemment qu’il était nécessaire et possible d’arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie et ayant gagné la confiance des masses, les bolcheviks furent en mesure de canaliser l’immense énergie et l’initiative des masses vers la victoire. En octobre 1917, appuyés par la majorité des délégués dans les soviets, les bolcheviks organisent l’insurrection et la prise du pouvoir.

Le parti bolchevik et Lénine

Avec la révolution russe, pour la première fois dans l’histoire, les travailleurs ont pris le pouvoir et réussi à le garder. Qu’est-ce qui explique qu’ils aient réussi là où tant d’autres mouvements ont échoué ?

L’explication ne se trouve (par exemple) pas dans une « maturité » supérieure des travailleurs russes de 1917 par rapport aux travailleurs espagnols des années 30. Ce n’est pas non plus que les ouvriers russes étaient plus combatifs que les ouvriers espagnols. Ce n’est pas non plus que les ouvriers russes étaient particulièrement plus intelligents, ou quoi que ce soit du même genre. La différence cruciale était l’existence du parti bolchevik.

Les bolcheviks n’ont pas déclenché la révolution russe. Bien que les militants bolcheviks aient joué un rôle en février, l’humeur combative des masses avait été générée par le capitalisme et par la situation désastreuse du pays. Trotsky l’explique dans son Histoire de la révolution russe : « On nous accuse de créer l’opinion des masses ; ce n’est pas vrai, nous tentons seulement de la formuler. »

Voilà le rôle d’une organisation marxiste : formuler consciemment ce que les travailleurs ne comprennent que de manière inconsciente ou semi-consciente.

Mais le parti bolchevik n’est pas apparu spontanément en 1917. On ne peut pas changer le monde du jour au lendemain. Bâtir un parti révolutionnaire demande du temps et de l’énergie.

Les marxistes russes avaient commencé leur travail dans les années 1880-90 en créant de petits groupes isolés qui organisaient des cercles de discussion portant sur les bases du marxisme. La création du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) datait de 1898. Le parti s’était divisé en deux factions, bolcheviks et mencheviks, en 1903. Les bolcheviks étaient implacables dans leur défense du marxisme, et ont rompu pour de bon avec les réformistes mencheviks en 1912, pour devenir un parti indépendant.

On entend parfois aujourd’hui que la gauche devrait simplement s’unir et mettre de côté ses différences. Pourquoi y a-t-il tant d’organisations socialistes ou de gauche, nous demande-t-on ? Pourquoi la Tendance Marxiste Internationale insiste-t-elle tant sur la théorie marxiste ? La vérité est que si des groupes s’unissent sans être vraiment d’accord, ils seront complètement paralysés et impuissants. Les différences théoriques pèseront sur chaque question importante, et l’organisation « unifiée » ne pourra pas avancer d’un pas. Un kayak dont les deux occupants rament en sens contraire va forcément stagner, tandis qu’une personne seule dans son kayak avancera.

Tout groupe politique doit se baser sur une théorie. C’est une des leçons les plus précieuses de l’histoire du bolchevisme. Comme Lénine l’expliquait dès 1900 :

« Avant de nous unir, et pour nous unir, nous devons commencer par nous démarquer nettement et résolument. Sinon, notre unité ne serait qu’une fiction couvrant le désordre existant et empêchant d’y mettre radicalement fin. On comprend donc que nous n’avons pas l’intention de faire de notre organe un simple magasin d’opinions hétéroclites. Nous lui imprimerons, au contraire, une orientation nettement définie. Cette orientation peut être exprimée par un mot : le marxisme. » (Lénine, Déclaration de la rédaction de l’Iskra, Œuvres vol. 4, p. 368)

Pendant 20 ans avant la révolution, les marxistes du parti bolchevik avaient patiemment construit une organisation basée sur un programme commun, et éduqué des militants à l’avance pour qu’ils puissent jouer un rôle dirigeant dans le mouvement ouvrier. Cette étude de la théorie et de l’histoire est encore essentielle pour construire une organisation révolutionnaire aujourd’hui.

Laissés à eux-mêmes, les mencheviks et les SR auraient mené la révolution à la défaite. Heureusement, il existait une solution de rechange avec les bolcheviks, qui ont gagné à eux les travailleurs tout au long de l’année 1917, se basant sur l’expérience même des masses entre février et octobre. C’est ce que Trotsky explique dans Classe, parti et direction :

« Ce n’est que peu à peu, et seulement sur la base de leur propre expérience à travers les diverses étapes, que les couches les plus larges des masses finissent par se convaincre que la nouvelle direction est plus ferme, plus sûre, plus loyale que l’ancienne. Il est certain que, dans le cours d’une révolution, c’est-à-dire quand les événements se succèdent sur un rythme accéléré, un parti faible peut rapidement devenir un parti puissant, à condition seulement qu’il comprenne lucidement le cours de la révolution et possède des cadres éprouvés qui ne se laissent pas griser de mots ni terroriser par la répression. Mais il faut qu’un tel parti existe bien avant la révolution, dans la mesure où le processus de formation de cadres exige des délais considérables et où la révolution n’en laisse pas le temps. »

En Russie, un tel parti existait à l’avance. Il y avait 8 000 bolcheviks en février 1917 ; au moment de la prise du pouvoir en octobre, appuyés sur une perspective politique correcte, ils étaient désormais 250 000.

Le rôle de la direction au sein du parti

Mais comment en sont-ils arrivés à cette perspective correcte ? L’existence du parti est-elle suffisante en elle-même ?

La marche des bolcheviks vers le pouvoir n’a rien d’une ligne droite. Tout le monde ne le sait pas mais, en mars et en avril 1917, la direction du parti bolchevik n’avait aucune intention de lutter pour arracher le pouvoir au gouvernement provisoire bourgeois. Tandis que Lénine et Trotsky tentaient chacun de se frayer un chemin vers la Russie depuis leur exil, les principaux dirigeants bolcheviks présents à Petrograd à l’époque étaient Staline et Kamenev. Sous leur direction, le journal des bolcheviks, la Pravda, défendait pour l’essentiel la même politique que les mencheviks, à savoir qu’il était « trop tôt » pour que les travailleurs s’emparent du pouvoir.

Certains militants de la base du parti bolchevik rejetaient ces idées. Plus présents sur le terrain, ils voyaient bien qu’il était entièrement possible, et même nécessaire, pour les travailleurs de prendre le pouvoir à travers les soviets. Dans les faits, c’étaient les soviets qui dirigeaient le pays – mais leur pouvoir devait être consolidé. Mais que pouvaient-ils répondre aux arguments théoriques de ceux qui disaient qu’il était « trop tôt » pour prendre le pouvoir ?

Comme l’explique Trotsky dans son Histoire de la révolution russe : « Ce qui manquait aux ouvriers révolutionnaires, c’était seulement des ressources théoriques pour défendre leurs positions. Mais ils étaient prêts à répondre au premier appel intelligible. »

Cet appel est venu avec le retour de Lénine en Russie, en avril 1917. À ce moment, Lénine était catégorique : la classe ouvrière, alliée à la paysannerie pauvre, pouvait prendre le pouvoir à travers les soviets, et non seulement libérer les paysans, amener la paix et le pain aux travailleurs, mais s’atteler aux tâches de la construction du socialisme et entamer la révolution socialiste internationale.

Lénine

En avril 1917, Lénine est le seul dirigeant du parti bolchevik à défendre cette perspective (Trotsky n’est pas encore arrivé en Russie, et ne rejoint le parti bolchevik qu’en juillet). Mais, grâce à son immense autorité personnelle et surtout grâce au fait que sa politique correspond à l’expérience des militants bolcheviks de la base, Lénine réussit à faire adopter sa perspective à la conférence du parti bolchevik tenue fin avril. À partir de ce moment, le parti, sous la direction de Lénine, se donne l’objectif d’expliquer patiemment aux travailleurs la nécessité pour les soviets de prendre le pouvoir.

Que se serait-il passé si Lénine n’avait pas pu rejoindre la Russie ? Dans une révolution, le temps est un facteur clé. Les dirigeants bolcheviks auraient peut-être fini par comprendre la nécessité de la prise du pouvoir par les soviets, mais rien n’indique qu’ils l’auraient compris pendant que les travailleurs étaient encore mobilisés. En effet, la classe ouvrière ne peut pas rester constamment en lutte. À un moment donné, il faut que la révolution progresse, ou le doute et l’apathie commencent à s’installer. Si Lénine n’était pas intervenu en 1917, la direction du parti bolchevik aurait très probablement laissé échapper la chance de prendre le pouvoir. Il ne suffit donc pas d’avoir un parti ; il faut que ce parti ait une direction qui sait où elle va.

Une révolution socialiste victorieuse ne peut se faire sans la participation de la classe ouvrière. Mais cette classe doit être dotée d’un parti révolutionnaire. Et ce parti doit compter sur une direction qui sait ce qu’elle fait. Ces trois ingrédients sont la clé du succès des révolutions futures.

Le rôle de l’individu dans l’histoire

En comparant l’Espagne et la Russie, on pourrait se demander : n’est-ce pas au final une question de chance que la classe ouvrière russe ait eue un individu comme Lénine ? N’aurait-il pas simplement fallu un Lénine espagnol, et tout aurait été pour le mieux ?

D’abord, Lénine lui-même n’est pas né Lénine : il était, dans un certain sens, le fruit du mouvement ouvrier russe. Lénine en 1917 était le résultat du long travail de construction d’un parti révolutionnaire, dans lequel il avait joué un rôle crucial. Sans le parti, Lénine n’aurait pas pu diffuser ses idées en 1917 et jouer le rôle qui fut le sien. Mais, inversement, l’autorité de Lénine dans son parti provenait du fait qu’il avait passé près de 25 ans à le construire patiemment.

Trotsky résume ces idées parfaitement dans Classe, parti et direction :

« Un facteur colossal de la maturité du prolétariat russe en février 1917 était Lénine. Il n’était pas tombé du ciel. Il incarnait la tradition révolutionnaire de la classe ouvrière. Car, pour que les mots d’ordre de Lénine puissent trouver le chemin des masses, il fallait qu’existent des cadres, aussi faibles ont-ils été au début ; il fallait que ces cadres aient confiance dans leur direction, une confiance fondée sur l’expérience du passé… Le rôle et la responsabilité de la direction dans une époque révolutionnaire sont d’une importance colossale. »

De même, dans l’Histoire de la révolution russe :

« Lénine était non point un élément fortuit de l’évolution historique, mais un produit de tout le passé de l’histoire russe. Il tenait en elle par ses racines les plus profondes. Conjointement avec les ouvriers avancés, il avait participé à toute leur lutte pendant le précédent quart de siècle. […] Lénine ne s’opposait pas du dehors au parti, mais il en était l’expression la plus achevée. Éduquant le parti, il s’y éduquait lui-même. »

La direction révolutionnaire fournie par Lénine et les bolcheviks ne sortait pas de nulle part. Elle était le résultat d’un quart de siècle de travail patient de construction d’une organisation. C’est en bâtissant le parti que Lénine est devenu Lénine. Des milliers d’autres bolcheviks, en bâtissant le parti, sont devenus eux aussi des dirigeants du mouvement ouvrier. C’est pour cette raison qu’en 1917 un seul bolchevik dans une usine pouvait gagner tous ses collègues au programme du parti. Cette autorité était le fruit de tout le travail antérieur de construction du parti. La construction du parti, dialectiquement, a permis de bâtir ces individus qui ont joué un si grand rôle.

La révolution russe est un exemple frappant du rôle de l’individu dans l’histoire. La construction d’une organisation révolutionnaire, un projet collectif, permet de former des individus qui peuvent chacun jouer un rôle décisif dans le mouvement. Le tout est plus grand que la somme de ses parties. Nous devons en tirer les leçons pour aujourd’hui, et adopter les méthodes des bolcheviks !

Tragiquement, un sort bien différent attendait, à la même époque, la grande marxiste Rosa Luxemburg. Alors qu’elle avait passé presque sa vie entière à combattre la bureaucratie réformiste au sein du Parti social-démocrate allemand, Rosa n’y avait cependant pas formé de faction révolutionnaire organisée, comme Lénine l’avait fait au sein du POSDR. Ce ne fut qu’en 1916 que fut fondée la Ligue spartakiste, qui tenait plus du réseau décentralisé que de l’organisation révolutionnaire.

Alors que la révolution allemande éclatait en novembre 1918, la Ligue n’avait que peu de lien avec les masses. En décembre, la Ligue se transformait en Parti communiste. Cependant, à ses débuts, le parti était imprégné d’un sectarisme qui le handicapait sérieusement ; les militants du parti refusaient de travailler dans les syndicats, et le parti boycottait les élections à l’Assemblée nationale, qui lui auraient pourtant fourni une tribune pour diffuser ses idées. Dans le jeune parti communiste, Rosa Luxemburg s’opposait à cet ultra-gauchisme. Mais elle ne disposait pas d’un groupe de cadres qui comprennent la situation politique aussi bien qu’elle et qui pouvait porter ses idées. Le Parti communiste enchaîna donc les erreurs.

En janvier 1919, le gouvernement social-démocrate provoque les ouvriers de Berlin et les pousse à se soulever afin d’isoler et de pouvoir réprimer les travailleurs avancés et le Parti communiste. L’inexpérience et la faible influence du parti sur les ouvriers ne lui permettent pas de déjouer la provocation gouvernementale. Au cours de ces événements, Luxemburg elle-même, ainsi que Karl Liebknecht, l’autre remarquable dirigeant du parti, sont assassinés. Ainsi, le fait que Rosa Luxemburg n’avait pas construit à l’avance un parti révolutionnaire a été le principal facteur menant à une défaite tragique et à sa propre mort, qui a décapité la classe ouvrière allemande.

A partir de ce moment-là et jusqu’en 1923, le Parti communiste, privé de la direction de ses deux principales figures, a été incapable de mener la classe ouvrière allemande vers le pouvoir. Les révolutions russe et allemande soulignent donc le même point, bien que de deux angles différents : la nécessité d’une direction révolutionnaire.

Quelques jours avant son assassinat, Rosa Luxemburg tirait les conclusions des premiers mois de la révolution allemande. Son constat est bien loin du « spontanéisme » que ses supposés disciples lui attribuent :

« L’absence de direction, l’inexistence d’un centre chargé d’organiser la classe ouvrière berlinoise, ne peuvent plus durer. Si la cause de la révolution doit progresser, si la victoire du prolétariat, si le socialisme doivent être autre chose qu’un rêve, il faut que les ouvriers révolutionnaires mettent sur pied des organismes dirigeants en mesure de guider et d’utiliser l’énergie combative des masses. »

La direction du mouvement aujourd’hui

Partout dans le monde, le mouvement marxiste a été marginalisé pendant toute une période historique. Les Trente glorieuses avaient donné une assise solide au réformisme dans les pays occidentaux, tandis que la chute de l’Union soviétique a été accompagnée d’une offensive idéologique sans précédent contre le marxisme. Les plus prétentieux, comme Francis Fukuyama, proclamaient même la « fin de l’histoire » qui aurait trouvé son achèvement dans la démocratie libérale.

Alors que les années 70 avaient été le théâtre de grands mouvements et de mobilisations révolutionnaires, le mouvement ouvrier a lui aussi connu des reculs au cours des années 80 et 90. C’est au cours de ces décennies que la direction du mouvement ouvrier s’est déplacée loin vers la droite.

Au Québec par exemple, c’est dans les années 80 que la FTQ, la plus grande centrale syndicale de la province, a cessé de parler de « socialisme démocratique » et que la deuxième en importance, la CSN, a abandonné les idées anticapitalistes exprimées notamment dans le manifeste Ne comptons que sur nos propres moyens. Au sommet du mouvement ouvrier se trouvent aujourd’hui trop souvent des dirigeants qui collaborent avec les patrons plutôt que de mobiliser leurs membres. L’actuel président de la CSN, pour ne nommer qu’un exemple, affirmait, pour le 50e anniversaire du Conseil du patronat, l’état-major de la bourgeoisie québécoise : « Il nous arrive de nous colletailler et de ne pas avoir les mêmes points de vue, mais on s’entend très bien lorsque vient le temps de promouvoir l’emploi, de favoriser de bonnes conditions de travail et d’assurer l’essor économique du Québec. » Et cet exemple est loin d’être isolé. Voilà l’état dans lequel se trouve la direction actuelle du mouvement ouvrier.

Dans le mouvement ouvrier, l’un des principaux arguments utilisés pour attaquer les marxistes est cette caricature d’après laquelle nous dirions que, s’il y avait une direction révolutionnaire, alors les travailleurs seraient toujours en lutte, toujours prêts à l’action. Selon ces gens, nous critiquerions les dirigeants syndicaux un peu comme s’il était possible pour les dirigeants de faire apparaître des mouvements de masse par magie.

Cette idée est une caricature complète de l’analyse marxiste du rapport entre la classe ouvrière et sa direction.

Comme nous l’avons déjà expliqué, les travailleurs ne sont pas constamment en lutte. Les révolutions sont des exceptions à l’échelle historique, qui surgissent inévitablement de la lutte des classes elle-même. Mais que se passe-t-il avant une révolution ? Quel devrait être le rôle de la direction du mouvement ouvrier lorsque la situation n’est pas révolutionnaire, c’est-à-dire la plupart du temps ?

Au risque de se répéter, la classe ouvrière n’est pas homogène. Jusqu’au moment de la révolution, il y aura des couches apathiques, d’autres sceptiques, tandis que d’autres voudront lutter contre les attaques des patrons. Le caractère contradictoire et hétérogène de la conscience de classe est un fait, et nous devons le prendre en compte.

Les dirigeants syndicaux ne peuvent pas faire apparaître un mouvement par un claquement de doigts. Mais une bonne direction peut néanmoins jouer un rôle décisif dans la lutte de classe, en préparant et en éduquant ses militants, et en établissant un plan d’action, tout cela dans le but de créer un mouvement de masse. Il n’est pas possible de générer un mouvement à la demande, mais il est possible d’éduquer les travailleurs sur la nécessité de telle ou telle revendication, de telle ou telle méthode de lutte.

Nous avons un excellent exemple de ce qu’une bonne direction politique peut accomplir avec la grève étudiante de 2012 au Québec. En 2010, le gouvernement libéral du Québec a laissé entendre que les frais de scolarité allaient augmenter. Les militants étudiants ont immédiatement commencé à s’organiser. En mars 2011, la hausse des frais de scolarité a été officiellement annoncée, avec une application prévue dès l’automne 2012.

Les dirigeants de l’ASSE, le syndicat étudiant le plus radical à l’époque, ont passé toute l’année 2011 à expliquer aux étudiants ce que signifiait cette hausse et à mobiliser les étudiants. Ce travail était fait dans le but d’organiser une grève étudiante illimitée. Beaucoup de militants de l’ASSE avaient des tendances anarchistes et n’aimeraient certainement pas qu’on les qualifie de « dirigeants », mais on ne peut changer la chose en changeant le nom, et ils jouaient effectivement un rôle de direction, et une direction relativement bonne !

Grâce à ce travail conscient d’organisation de la grève et grâce au fait que ces méthodes de lutte correspondaient aux besoins du mouvement face à un gouvernement inflexible, la direction de l’ASSE a organisé la plus grande grève étudiante de l’histoire de l’Amérique du Nord.

Le fait que des militants aient joué un rôle dirigeant ne s’oppose nullement à la pleine participation de la base. Au contraire : c’est parce que les dirigeants de l’ASSE ont donné une direction, ont éduqué des milliers de militants sur la nécessité de lutter contre la hausse, que la combativité et la créativité des centaines de milliers d’étudiants a pu s’exprimer dans le mouvement aux quatre coins du Québec.

L’exemple de la grève étudiante montre l’importance que recouvre une bonne direction pour un mouvement. Montrer la voie à suivre permet de créer les conditions pour que des milliers de personnes participent activement à la lutte. Bien sûr, les dirigeants de l’ASSE ont commis des erreurs. À l’été 2012, lorsque les libéraux ont annoncé la tenue prochaine d’élections, ils ont refusé d’appuyer Québec solidaire, alors qu’il s’agissait du seul parti d’envergure à défendre la gratuité des études. En pratique, ils ont complètement ignoré les élections, alors que la majorité des étudiants arrêtaient la grève et tentaient de chasser les libéraux du pouvoir par la voie électorale. Nous avons déjà analysé l’ensemble de ce processus dans d’autres articles[1]. Mais cette erreur n’enlève rien à la leçon principale – la nécessité d’une direction.

La question de la direction est brûlante d’actualité pour le mouvement ouvrier et les syndicats de tous les pays. Combien de fois avons-nous entendu quelqu’un nous dire que « les travailleurs ne veulent pas lutter » ? Qu’une grève générale « ne se décrète pas » ? Au Québec, les syndicats du secteur public sont en négociation depuis un an. Le gouvernement de droite de la CAQ ne veut pas bouger et offre des conditions exécrables aux travailleurs sans contrat de travail. Alors que certains syndicats enseignants se dirigent vers une grève générale illimitée, d’autres syndicats enseignants ont voté sur des mandats pour une grève de cinq jours seulement, à appliquer « au moment opportun ». Nous avons critiqué ailleurs cette situation. Dans une réunion publique organisée par La Riposte syndicale[2], un président local d’un de ces syndicats qui ont des mandats de cinq jours a expliqué sa vision du rôle de la direction syndicale :

« Ce n’est pas nous [les dirigeants] qui devons décider de ça [de la grève], ce sont nos membres, et comment ils peuvent décider, c’est si on les informe… à la FSE [le syndicat] on aurait pu demander la grève générale illimitée, mais dans les plateaux [les locaux syndicaux] je n’en vois pas des délégués qui disent “Go, grève générale illimitée”… Il faut partager l’information, on est des marionnettes quand on est des personnes du syndicat, on n’est pas des gens qui doivent dire aux gens quoi faire… Dans mon AG locale, si quelqu’un vient et dit “moi je veux une grève générale illimitée”, j’aimerais ça, je pense que je sauterais de joie. »

La logique expliquée ici se retrouve partout dans le mouvement, poussée à l’extrême. Selon cette logique, si les travailleurs ne parlent pas de grève générale illimitée, ce n’est pas aux dirigeants syndicaux de la leur proposer. C’est en réalité une logique qui tourne en rond : si les dirigeants ne font rien et ne proposent pas de solution audacieuse aux membres (« disent aux gens quoi faire »), il est normal que les travailleurs n’aient pas confiance dans leur propre capacité à lutter et gagner, et ne proposent pas d’eux-mêmes des moyens de lutte combatifs !

Nous ne sommes pas en train de dire qu’on peut organiser un mouvement de masse en claquant des doigts. Mais ce que nous disons, c’est que le rôle des dirigeants syndicaux est de diriger, et pas simplement d’être un bureau d’information en attendant que les adhérents en arrivent tout seuls à des conclusions radicales. La direction syndicale doit établir un plan, éduquer les adhérents, leur donner confiance, et créer ainsi les conditions pour que les membres soient préparés à mener la lutte de classe jusqu’au bout – comme dans le mouvement étudiant en 2012.

Bâtir une direction socialiste pour le mouvement

En ce moment, le mouvement ouvrier est dirigé par des gens qui croient au système capitaliste et qui pensent qu’on ne peut pas le renverser. Ils sont devenus détachés des conditions de vie et de travail des travailleurs, sont attachés au statu-quo et à la bonne entente entre les patrons et les travailleurs. Ce sont des sceptiques qui ne croient en réalité pas à la créativité et à la combativité de leurs militants.

Les politiques défendues par les dirigeants actuels du mouvement ouvrier vont de plus en plus entrer en contradiction avec la réalité sous le capitalisme. L’austérité sera très bientôt mise à l’ordre du jour. Le capitalisme se montrera de plus en plus pour ce qu’il est vraiment : une horreur sans fin pour les travailleurs. Nous avons déjà pu en avoir un aperçu avec le COVID-19.

Or, qu’arrivera-t-il si les dirigeants du mouvement ouvrier laissent les travailleurs subir ces attaques sans réagir ? Ils seront discrédités aux yeux des travailleurs qu’ils sont censés représenter. Trotsky explique comment ce processus se développe :

« Une direction se constitue au travers des heurts entre les différentes classes ou des frictions entre les différentes couches au sein d’une classe donnée. Mais, aussitôt apparue, la direction s’élève inévitablement au-dessus de sa classe et risque de ce fait de subir la pression et l’influence d’autres classes. Le prolétariat peut “tolérer” pendant longtemps une direction qui a déjà subi une totale dégénérescence intérieure, mais qui n’a pas eu l’occasion de la manifester au cours de grands événements. Il faut un grand choc historique pour révéler de façon aiguë la contradiction qui existe entre la direction et la classe. »

Le COVID-19 et la crise économique qui commence à peine sont un de ces chocs historiques. Partout dans le monde, la colère des masses s’accumule. Les travailleurs subissent le chômage, la diminution de leurs conditions de vie et de travail, tandis que les riches ne font que s’enrichir un peu plus chaque jour. Alors que, partout dans le monde, nous entrons dans une époque de révolutions, la direction du mouvement ouvrier est encore ancrée dans le passé.

Que peuvent faire les marxistes ?

Dans un récent texte intitulé « Les dirigeants socialistes ne vont pas sauver les syndicats », un militant des Industrial Workers of the World (IWW[3]) affirme :

« Les gens pensent que le leadership, c’est porter l’écharpe et la couronne, que par le fait d’être élu à un poste, vous avez toute cette crédibilité, tout le monde va vous écouter – et ce n’est tout simplement pas le cas.

« En fait, vous devez simplement organiser la base. Et ce n’est pas que vous ne pouvez pas le faire comme élu syndical, mais être un dirigeant syndical ne contribue pas à cela. »

Nous sommes d’accord sur un point avec nos camarades anarcho-syndicalistes. Ils critiquent à juste titre la tendance qu’ont certains socialistes à se hisser à des postes dirigeants dans les syndicats sans avoir d’appuis à la base du syndicat pour mettre en œuvre une politique socialiste combative. Il existe de nombreux exemples de bons militants qui se retrouvent isolés dans les structures de direction et qui sont absorbés par la bureaucratie syndicale. Les marxistes sont donc totalement opposés à l’idée qu’il faille occuper des postes de direction sans avoir d’abord construit une base militante sur laquelle pouvoir s’appuyer.

Mais cette opposition formelle entre l’organisation des luttes « à la base » et la direction syndicale est fondamentalement erronée et ne présente qu’un côté du problème. En réalité, beaucoup de dirigeants syndicaux réformistes seraient d’accord avec cette idée qu’il faut d’abord organiser les luttes « à la base » et que les dirigeants n’ont pas à s’en mêler et ne peuvent pas y contribuer, car cela leur enlève toute responsabilité ! De plus, mobiliser « à la base » est en soi se comporter comme un dirigeant – il s’agit d’amener vos collègues à agir et à aller dans une certaine direction. Mais une fois que vous avez « organisé la base », que faites-vous ensuite ? Et que se passe-t-il si les personnes occupant les postes dirigeants s’opposent activement au travail mené « à la base » ? Il faudra les empêcher de le faire. Comment ? Si vous n’êtes pas prêt à remplacer ces personnes par des dirigeants syndicaux qui veulent lutter, cela signifie que vous abandonnez ce pouvoir entre les mains de mauvais dirigeants. Qu’on le veuille ou non, nous en revenons à la nécessité d’avoir une bonne direction dans le mouvement, de remplacer les dirigeants syndicaux détachés des travailleurs par des militants ouvriers combatifs.

Quel est donc le rôle des marxistes dans le mouvement syndical ? Nous disons qu’en effet, il faut s’organiser à la base, défendre des méthodes de lutte de classe, éduquer les travailleurs sur la nécessité de combattre le capitalisme. Et sur cette base, nous pourrons gagner la confiance des autres travailleurs pour prendre des positions dirigeantes dans les syndicats, et diriger le mouvement. Et la meilleure façon d’y arriver, c’est d’être unis dans une même organisation révolutionnaire.

En réalité, il y a déjà des dirigeants syndicaux, des individus membres des exécutifs syndicaux qui se disent socialistes au Québec, et en effet ils ne sont pas en train de « sauver les syndicats ». Le problème, c’est qu’ils sont isolés, qu’ils n’ont pas une organisation qui leur permet de vraiment appliquer et défendre des politiques socialistes, contre la résistance des autres dirigeants du mouvement qui ne veulent pas lutter. Pour avoir un poids dans le mouvement, il faut unir ceux qui ont compris la nécessité du socialisme dans une même organisation.

L’histoire a d’ailleurs montré plus d’une fois ce qui arrive aux socialistes individuels qui ne bâtissent pas d’organisation révolutionnaire. Ces personnes finissent inévitablement par capituler devant les organisations existantes. Par exemple, Angela Davis, ancienne militante communiste très respectée, a abandonné depuis longtemps l’idée de construire un parti révolutionnaire. Elle s’est retrouvée à soutenir le Parti démocrate et Joe Biden aux dernières élections. Même chose pour l’anarchiste Noam Chomsky ou pour l’universitaire soi-disant « marxiste » David Harvey. La politique se fait à travers des organisations. Lorsque vous ne construisez pas de solution de rechange, vous allez inévitablement vous rallier au « moindre mal » parmi ce qui existe.

L’optimisme révolutionnaire

La conscience de classe est quelque chose qui se développe très rapidement. Combien de participants à la lutte étudiante de 2012 ne connaissaient rien à la hausse des frais de scolarité à peine quelques mois avant le début de la grève ? Combien de ces étudiants étaient apathiques et indifférents avant qu’une campagne ne soit menée pour préparer le mouvement ? Les mêmes questions pourraient être posées pour chaque mouvement de masse ou chaque révolution. La conscience est conservatrice, mais a le potentiel de devenir radicale et révolutionnaire.

Les sceptiques se basent sur le côté faible de la classe ouvrière, sur ses couches les plus apathiques, démoralisées, et en tirent la conclusion qu’une révolution est impossible. Les marxistes, au contraire, se basent sur l’immense potentiel révolutionnaire de notre classe.

Non, les travailleurs ne sont pas toujours prêts à mener une révolution. Mais en luttant dès aujourd’hui pour que les idées socialistes gagnent en autorité dans le mouvement ouvrier, nous pourrons contribuer à une révolution victorieuse quand les masses se mettront vraiment en action.

Avec la pandémie de COVID-19, une misère sans précédent s’installe pour des millions de travailleurs partout. Mais de ce chaos surgit une nouvelle génération de jeunes qui veulent lutter contre le système capitaliste.

Le merveilleux mouvement de masse déclenché aux Etats-Unis par le meurtre de George Floyd a montré que même la plus grande puissance impérialiste n’échappe pas à la colère qui monte. Les conditions se créent pour des mouvements révolutionnaires partout dans le monde. C’est sur ce potentiel que se base l’optimisme révolutionnaire inébranlable des marxistes.

La révolution socialiste ne se fera pas automatiquement. Il faut que des militants défendent consciemment un programme socialiste dans le mouvement. En tant que militant socialiste isolé, vous ne pouvez rien accomplir. Mais unis sous une même bannière, avec un programme commun et des idées communes, nous pouvons avoir un impact infiniment plus grand que chaque militant individuel ne peut avoir. En rejoignant une organisation révolutionnaire, vous vous formez et aidez à former d’autres militants. En rejoignant une organisation révolutionnaire, vous construisez une solution de rechange aux organisations existantes qui mènent la classe ouvrière d’une défaite à l’autre. En rejoignant une organisation révolutionnaire, vous aidez à diffuser les idées du marxisme dans la classe ouvrière de manière plus puissante que quiconque peut le faire comme militant isolé. C’est ce que la Tendance Marxiste Internationale propose aux travailleurs et aux jeunes. Nous vous invitons à rejoindre sans tarder ce projet plus grand et plus important que chacun de nous.

Nous laisserons le dernier mot à Trotsky, qui nous a laissé ces lignes quelques mois avant son assassinat :

« Le monde capitaliste n’a pas d’issue, à moins de considérer comme telle une agonie prolongée. Il faut se préparer pour de longues années, sinon des décennies, de guerres, de soulèvements, de brefs intermèdes de trêve, de nouvelles guerres et de nouveaux soulèvements. C’est là-dessus que doit se fonder un jeune parti révolutionnaire. L’histoire lui donnera suffisamment d’occasions et de possibilités de s’éprouver lui-même, d’accumuler de l’expérience et de mûrir. Plus vite les rangs de l’avant-garde fusionneront, plus l’époque des convulsions sanglantes sera raccourcie, moins notre planète aura à supporter de destructions. Mais le grand problème historique ne sera en aucun cas résolu jusqu’à ce qu’un parti révolutionnaire prenne la tête du prolétariat. La question des rythmes et des intervalles est d’une énorme importance, mais elle n’altère ni la perspective historique générale ni la direction de notre politique. La conclusion est simple : il faut faire le travail d’éduquer et d’organiser l’avant-garde prolétarienne avec une énergie décuplée. »


[1]     Voir notamment : Joël Bergman et Alex Grant, « Les leçons de la grève étudiante au Québec : Où en est le mouvement étudiant ? », septembre 2012.

[2]     Il s’agit de la campagne syndicale organisée par nos camarades canadiens.

[3]     Les IWW sont un petit syndicat anarchiste présent en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada).

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